1.2.4.2. Littérature migrante.

Dans les dynamiques de minorisation de l’expression testimoniale, un autre aspect à prendre en compte dans le discours de la critique maghrébine tient à l’utilisation du concept de migration. La critique maghrébine a formulé une lecture de l’écriture de la migration dans laquelle le concept de migration va indiquer une spécificité de cette écriture en elle même – dans sa nature – errante, déplacée et migrante 81 , qui correspond à l’idée postmoderne de la littérature dans laquelle le témoignage reste encerclé dans une idée floue d’archétype non littéraire 82 . Sans apriorismes déclarés, le témoignage dans son expression factuelle ou fictionnelle – ni d’autant plus dans leur articulation - se trouve pourtant exclu de cette conception littéraire. La coïncidence du signifié de témoignage avec celui de document le confine à n’être reconnu que dans ce type d’expression, empêchant l’approche des textes fictionnels et migrants par le biais de la structure énonciative du témoignage. Nous pouvons lire ce fait comme une conséquence de la première raison que nous avons évoquée, notamment dans la tradition théorique qui exclut la famille des genres factuels des belles lettres, à l’exception de l’autobiographie. Sinon, le manque d’intérêt littéraire pour la production littéraire sur la migration, en particulier celle « issue de l’immigration », est imputé à un défaut du système littéraire institutionnel qui continue de penser selon des classement nationaux. Cependant, la confirmation de ce manque est reconnaissable à partir de l’inclusion de cette littérature dans le genre testimonial.

‘« Dans le monde de l’édition et les milieux universitaires, où l’idée de littératures « nationales » reste le modèle dominant dans le découpage de l’espace littéraire, on hésite souvent à reconnaître dans les nouvelles générations issues de l’immigration algérienne des participants à part entière à la culture française. Les auteurs nés en France de parents immigrés algériens, qui sont à la fois juridiquement Français et dans le sens le plus littéral de natifs de France, sont très souvent classés comme autres que français par les éditeurs, bibliothécaires et libraires, qui les renvoient sur les rayons de la littérature « francophone » ou « maghrébine », si ce n’est dans une section « immigration », « sociologie » ou « témoignage », comme s’ils étaient dénués d’intérêt littéraire ». 83

Tout en ratifiant une conception réductrice du témoignage, la remarque de A. Hargreaves fait surgir un autre questionnement possible : peut-on penser que le déni d’intérêt littéraire du témoignage aurait partie liée avec les classement littéraires traditionnels par nations ? Comme on le verra, les témoignages qui tiennent à l’histoire postcoloniale – histoire partagée par plusieurs nations – ont du mal à s’intégrer au travail mémoriel français. Si ce travail est préalable à une prise en compte de leur dimension littéraire, « Le témoignage ne peut se dégager du document que si le travail de la justice et celui de l’histoire se font bien par ailleurs » 84 , alors on devra admettre que la dimension nationale peut mettre « hors jeu » les témoignages qui mettent en crise le concept de nation.

La critique maghrébine francophone s’est interrogée souvent sur le silence autour de la migration, mais ce questionnement n’est jamais inclus dans une réflexion sur le témoignage en tant qu’objet littéraire, où le silence et le secret, le dicible et l’indicible sont des éléments structurants, fondateurs par ailleurs de la formulation d’une subjectivité bâtie sur une désubjectivation première. Séparer le questionnement sur le silence de la migration de celui sur le témoignage a fait de ce dernier une sorte d’aile atrophiée, sacrifiée à la cause esthétique qui, sans son contrepoint éthique, ne délivre qu’un vide du sens : la « béance du dire ». Cette modalité énonciative, qui pourtant traverse toute la littérature maghrébine, n’a plus de nom, est prise dans un amalgame auto-bio-graphique, où la vie, dans sa double acception de bios et zoé, n’a aucun droit d’attester sa présence sous peine de manifester une « non-distanciation » suspecte au littéraire qui, de la subjectivité, ne réclame donc qu’une vie nue, spoliée de son bios. Dans l’exclusion de cet objet de la réflexion littéraire, ce qui est le plus dramatique est qu’il a servi de base pour justifier l’illégitimité des littératures qu’il va caractériser, avec des effets multiples.

‘« La « raison » de cette illégitimité au sein de l’institution française semble s’expliquer par une illégitimité esthétique qui fait l’unanimité des critiques. (…) Cette illégitimité semble directement liée au caractère autobiographique de témoignage, car « Les écrivains qu’elle (l’immigration) suscite ne peuvent dès lors que produire des témoignages, lesquels manifestent d’abord qu’ils (écrivains beurs) existent. Pourtant « Les textes beurs qui ne répondent pas à cet archétype du témoignage autobiographique non-distancié existent, mais ils sont immédiatement marginalisés par la critique ou l’édition ». L’institution veut du témoignage et les critiques de l’esthétisme. » 85

Ces effets se mesurent d’abord sur la subjectivité qui est en cause : à travers un concept de témoignage hypostasié en non-littérature, dans la littérature dite « issue de l’immigration » ou « beur » (exemple de littérature émergente) la subjectivité présente dans les témoignages est identifiée au groupe, ethnique ou social, et non pas à la personne, alors que la particularité du témoignage est un je qui témoigne pour ceux qui ne peuvent pas témoigner. Mais ce je a irréductiblement et avant tout une présence à soi par laquelle il devient exemplaire et parle ainsi au nom des autres. Ce processus permet de mesurer les effets réels d’une marginalisation groupale, où ce qui est mis à distance n’est pas le groupe en lui-même pris dans des dynamiques dites « institutionnelles » mais le droit à exprimer une subjectivité par une forme mise à l’écart comme illégitime littérairement. Ces effets de marginalisation sont le fait d’une institution littéraire qui, par le bannissement du témoignage, ratifie une logique étatique de bannissement des « français d’origine étrangère » tous confondus à travers l’effacement de l’attestation de subjectivité contenue dans le témoignage.

Dans la production littéraire plus ancienne, la conception du témoignage comme élément anti-littéraire a produit une étude de la modernité et de la subversion de l’écriture maghrébine séparée de cette dimension essentielle qui peut mettre en lumière d’autres aspects à l’intérieur des pratiques de « dynamitage » de la langue des années 70 86 .

Notes
81.

Tel que nous l’avons évoqué pour le colloque « Paroles déplacées » (Lyon 2003). Mais cette orientation de lecture était déjà présente avant, par exemple chez C. Bonn dans le concept d’ « écriture-traversée » : « L’écriture-traversée du roman maghrébin va manifester de plus en plus souvent l’absence d’un lieu de signification. La traversée n’a plus d’arrivée et va devenir le lieu même de l’énonciation romanesque. Le texte sera non plus l’étiquette d’un lieu fixe pour sa lisibilité de l’extérieur, mais l’écriture errante (…) que souvent manifeste l’absurdité du concept même du roman maghrébin. C'est-à-dire une sorte d’assignation à résidence par leur étiquette, de textes errants dont la traversée est le seul lieu véritable, l’entre-deux la seule réalisation ». (Bonn, Charles « La traversée, arcane du roman maghrébin ? », in : Visions du Maghreb, Aix-en-Provence, Edisud, 1985, pp. 57-61.

82.

C. Bonn parle de « caractère autobiographique de témoignage », d’ « archétype du témoignage autobiographique non-distancié », dans « L’autobiographie maghrébine immigrée entre émergence et maturité littéraire, ou l’énigme de la reconnaissance », in : Littératures autobiographiques de la Francophonie, Actes du colloque de Bordeaux (22-23 mai 1994), sous la direction de M. Mathieu, L’Harmattan, 1996, p. 222.

83.

Hargreaves, Alec G., « Les écrivains issus de l’immigration algérienne en quête d’un statut », (nous soulignons) in : Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives , Paris, L’Harmattan, 2004, p. 29.

84.

Coquio, Catherine, op. cit., p. 38.

85.

Sebkhi, Habiba, « Une littérature naturelle : le cas de la littérature beur », in : Nouvelles approches des textes littéraires maghrébins ou migrants, Itinéraires & Contacts des cultures, vol. 27, 1° semestre 1999, p. 28. Egalement disponible en ligne sur : www.limag.com.

86.

Cette pratique est liée à la génération dite des « enfants terribles », ainsi définie par Charles Bonn : « celle qui, à la suite de Kateb Yacine en Algérie ou de Mohammed Khaïr-Eddine au Maroc, parmi d'autres, se saisissait du support littéraire francophone le plus diffusé, le roman, pour lui faire subir une déstabilisation formelle à travers laquelle s'exprimait prioritairement sa subversion. Et qui théorisait dans la revue Souffles, dirigée au Maroc avant son arrestation par Abdellatif Laâbi, ce dynamitage systématique de la langue française à laquelle elle se proposait de participer. », Bonn, Charles et Boualit, Farida, Paysages littéraires algériens des années 90 : témoigner d’une tragédie ?, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 8.