Ce silence critique sur le témoignage signifie l’existence d’un décalage parmi les conceptions littéraires possibles et une délimitation des bornes littéraires correspondant à la conception dominante. Cette ellipse témoigne d’une volonté de mettre en valeur une littérarité (inscrite dans un processus de légitimation littéraire qui se veut dépouillé des idéologies) dont le témoignage n’aurait pas su rendre compte. Cela en vertu d’une attente de lecture tournée vers une libération de l’élément référentiel (et idéologique) qui avait caractérisé la première vague de production littéraire maghrébine et qui pesait aux yeux de tous (créateurs et critiques) sur la créativité expressive. Le témoignage est ressenti comme une modalité expressive englobée dans la référence du roman réaliste tel que l’avait conçu la lecture marxiste. Mais en même temps, le terme de témoignage va définir l’ensemble plus vaste d’une « littérature de témoignage » qui exprime une idée d’engagement littéraire où l’écrivain participe activement au changement de la société par les contraintes formelles de la « lisibilité » qui avec le temps se fige dans des moules stéréotypés. Le roman à thèse, le roman didactique, tout comme la poésie et le théâtre ont leurs must pour valoir comme moyens d’engagement.
En effet, il faudrait distinguer entre deux ensembles d’attentes de lecture, celle de l’opinion publique de chaque pays de provenance (intellectuels et littéraires) et celle des littéraires français et maghrébins en France. Mais ce qui nous semble le plus important, dans l’économie de notre discours, est de souligner que dans les deux cas le témoignage est apparenté à une tonalité idéologiquement marquée par la lecture marxiste du réalisme engagé. Le réalisme constitue le cadre de « vérité donné » qui, comme nous l’avons dit plus haut, décide de ce qui peut être admis « comme dicible ». Dans le premier, le répondant à l’idéologie qui soutient ce macro-genre (puisqu’il n’y a d’autres typologies possibles de roman au-delà du vrai roman qui est le roman-réaliste-engagé) est signe de réussite artistique, dans l’autre il fait obstacle à l’expression créative.
La première attente évoquée (Maghreb) est en fait plus conservatrice des valeurs d’engagement mais elle finit par ne les reconnaître que dans des formes et thèmes stéréotypés, c'est-à-dire dans des formes les plus conformes possible à la norme reconnue comme réalisme engagé. À cela il faut ajouter que si une certaine forme de témoignage (conforme à une norme qu’il faudrait définir) pourrait être acceptée il n’en est pas de même pour le thème de la migration qui ne se conforme pas à l’idéologie nationaliste.
‘« La littérature nationale [algérienne] dans son ensemble fonctionnait alors [dans les années 70] comme un symbole de rassemblement derrière les valeurs – vraies ou supposées – d’identité nationale émergente. Et parmi ces valeurs, celle de l’unité nationale contre le colonialisme est une de celles qu’on retrouve de la façon la plus récurrente dans la littérature semi-officielle et assez médiocre fleurissant à l’ombre du discours nationaliste de l’Algérie de Boumédiène. Or, l’émigration, en créant une diaspora, est une faille dans ce discours nationaliste unitaire. (…) L’éloignement de l’émigré et sa propre discrétion sur la réalité de sa vie quotidienne empêchent le discours nationaliste d’Etat de l’intégrer dans son système signifiant. » 87 ’Dans la réception française, après une saturation par des années de conciliation humaniste faillie avec une longue guerre, le débat sur l’engagement se marque d’un fort ostracisme envers les conformismes idéologiques et d’un désir renouvelé de liberté créative. L’engagement, à partir des années 60, selon la formule de Barthes, ne se réalise que par la forme 88 . Cet héritage est toujours bien présent : Naget Khadda, dans un essai de 2003, décrit les premières œuvres de Dib (La trilogie « Algérie ») 89 comme «la manifestation d’une quête originale malgré les impératifs de lisibilité inhérents à la littérature de témoignage », œuvre qui après la migration en France de l’écrivain prend son vrai élan littéraire : « Etabli désormais en France, dégagé du « devoir du témoignage », l’auteur (re)met en question l’existence et se concentre sur des problèmes plus spécifiquement littéraires ». 90 Quand dans son œuvre le référent se fait plus difficilement discernable à l’intérieur d’une forme complexe, l’analyse de celle-ci surplombe le reste et efface le témoin.
Quoique sensiblement différent de l’Algérie (du fait d’avoir une histoire coloniale marquée par une longue guerre), le contexte du Maroc est concerné par la même demande, commune au Maghreb, d’un engagement reconnaissable dans la personne de l’écrivain, dont l’action politique doit être transparente. Dans ce cas aussi, l’impératif même, de fait, masque une réception manquée du témoignage, qui échoue dans un filtrage serré du processus de légitimation où l’écriture et la personne ne font qu’un. Ce dont rend compte Tahar Ben Jelloun :
‘« Les gens qui vivent là-bas en permanence considèrent que je n'ai aucune légitimité. Ils disent que je n'ai pas suffisamment haussé le ton pendant les années Hassan ; que je faisais de l'exotisme » 91 .’Dans les deux cas le témoignage est préjudiciable à la légitimité du littéraire, du sujet témoignant et du sujet témoigné mais selon des modalités différentes, dont la comparaison est intéressante du fait qu’elle nous conduit vers une relativisation de la dichotomie qui sépare le fictionnel du factuel. Si l’élément fictionnel a été perçu comme élément dévalorisant le témoignage dans un cas, dans l’autre il était recherché : dans les deux circonstances l’éloignement de la norme a eu pour effet un manque de réception.
L’engagement dans la forme tend à s’imposer sur les formes expressives de l’engagement anticolonial, où se confondent des éléments disparates (discours et écrivains officiels, et une intelligentsia résistante). L’effet insoupçonné de la devise « formaliste » (qui va jusqu’à l’impératif d’une littérature seule dans son énigme) n’est-il pas un effacement de la personne de l’écrivain ?
‘« Les écrivains, définis et rassemblés par les opinions qu’ils professent, les mots d’ordre qu’ils défendent, les manifestes qu’ils signent, les revues dans lesquelles ils écrivent, s’effacent pourtant devant leur œuvre, imposent le silence à leur personne et laissent apparaître derrière eux la littérature dans sa solitude et son énigme. » 92 ’Qu’est-ce qu’une littérature spoliée de la subjectivité qui la rend possible ?
Bonn, Charles, « L’exil et la quête d’identité, fausses portes pour une approche des littératures de l’émigration », [en ligne, réf. du 5 septembre 2003] www.limag.refer.org./Textes/Bonn/Emigr , p. 3.
« La Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire. », Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953.
La grande maison, Seuil, 1952, L’incendie, Seuil, 1954, Le métier à tisser, Seuil, 1957.
Khadda, Naget, Mohammed Dib. Cette intempestive voix recluse, Edisud, Aix-en-Provence, 2003, p. 16.
Feehily, Gerry, « Tahar Ben Jelloun : le Maroc lui colle à la peau », The Independent, 3 mars 2006.
Barthes, Roland, « épigraphe de : B. Denis », in : Littérature et engagement, Paris Seuil, 2000.