Une première question légitime pourrait être de savoir pourquoi la dimension morale de la parole testimoniale l’emporte sur d’autres composantes – tout autant présentes mais qui restent à l’arrière-plan – en devenant le centre où se focalise « la valeur » du témoignage.
Avant de se demander quelles sont les autres dimensions constitutives du témoignage – ce qui est cependant une vraie question – cette première interrogation peut sembler à première vue immotivée, comme pour quelque chose quiirait de soi : on témoigne pour faire connaître (ou reconnaître) l’existence d’un événement, dans le but de faire émerger « la vérité », ce qui peut être accompagné d’une intention d’admonestation. Mais la valeur qui entoure cet acte de langage s’articule dans le cadre du texte, au moins, sur deux plans : celui du témoignage dans sa forme et son contenu et celui de la réception qui l’accomplit en tant que tel. Dans ce dernier, il se joue une autre dimension éthique, celle du métadiscours sur le témoignage. Si par sa forme le témoignage tient du don – rendre témoignage à, porter témoignage –, connaître pourquoi la dimension morale tient une place dominante est complémentaire de la question de qui décide, et comment, à quel témoignage attribuer une valeur, et aussi de savoir quelle valeur lui est attribuée.
Un regard sur les typologies de témoignages qui ont été constituées en objets d’intérêt littéraire permet d’ébaucher un panorama de fond. Il s’agit principalement des textes relatifs aux deux Guerres Mondiales, événements reconnus comme les traumas historiques qui ont marqué l’Occident, desquels se détache l’expérience concentrationnaire, dont les témoignages composent un corpus qui a donné lieu à une critique spécifique. Les premiers critiques du témoignage sont les témoins-écrivains eux-mêmes, comme l’attestent les réflexions de Primo Levi, Robert Antelme, Jorge Semprun, Elie Wiesel, et pour la première guerre Jean Norton Cru, qui constituent la base pour le discours critique qui a suivi. 95
L’étude du témoignage est sinon prise en compte par des études du récit factuel où le corpus de référence peut basculer un peu plus loin dans le temps, comme dans des travaux d’analyse du discours qui travaillent sur des textes qui participaient au genre testimonial à une époque où, légitimement, ce dernier faisait partie de la littérature. 96 Cela tient au statut différent du témoignage avant la fin du XIXe siècle, quand la production littéraire s’étant réorganisée autour des trois genres roman-poésie-théâtre, a opéré une mise à distance des belles lettres vis-à-vis de la famille des genres factuels, une trace qui reste, on l’a vu, dans les relectures de la critique actuelle.
Cette « pensée de la survivance » 97 , développée à partir des réflexions des écrivains –témoins des camps, voit le jour vers les années 1990 et a ensuite élargi son objet d’étude vers d’autres événements traumatiques de nature génocidaire. Aujourd’hui elle s’exprime dans un nombre considérable de textes : ils abordent le témoignage dans son lien entre récit et indicible, qui a ouvert la voie à une approche plus distinctement littéraire, notamment narratologique et sémiotique 98 . C’est là que les potentialités du littéraire confronté aux limites extrêmes du langage, assumées à corps perdu par le témoignage, lui ont valu une reconnaissance à part entière en littérature et dont la forme va constituer dès lors un modèle de témoignage :
‘« On assista, à la fin des années soixante-dix et pendant les années quatre-vingts, à un véritable déferlement de témoignages. Le souvenir de l’entreprise d’extermination collective nazie s’imposa progressivement comme un paradigme mémoriel central. Ainsi le modèle du témoignage se constitua-t-il en un genre littéraire à part entière, pourvu d’attentes et doté de repères. » 99 ’Cependant, nous pouvons remarquer que c’est seulement après une première approche historique et philosophique autour de ce type de textes que la critique littéraire a pris en main le corpus, ce qui a cristallisé l’idée, préexistante à toute autre réflexion, du décalage irréductible avec le littéraire. Ce décalage est toujours évoqué dans la reconnaissance de la portée littéraire de ce type particulier de témoignage, et, par extension, de ce modèle majeur à tout autre.
‘« La notion de témoignage littéraire peut sembler contradictoire en raison de la prédominance de la fiction et du style figuratif en littérature. » 100 ’ ‘’ ‘« Comment raconter l’a-temporel, soumettre à la discipline et aux règles du récit, à la scansion d’une transformation narrative, ce qui ne se soutient que de son existence, de sa résistance, de sa plénitude ? » 101 ’ ‘’ ‘« Un témoignage peut-il être lu en recourant à un corpus littéraire ? (…) Le soin esthétique semble dénaturer la nudité du vrai. La forme littéraire du témoignage semble donc en limiter la portée, voir en contredire la mission. (…) Pour souligner ou tenter de résoudre la contradiction apparente entre littérature et témoignage les écrivains ont assumé des attitudes contrastées. » 102 ’ ‘’ ‘« Apparié au terme témoignage, celui d’esthétique apparaît provocateur. On a pu souligner en effet la vanité de l’art face à l’inhumanité et à la barbarie qui avaient conduit aux grandes catastrophes contemporaines. » 103 ’Si ce décalage trouve une explication dans le croisement de différents savoirs et dans leurs traditions spécifiques, c’est surtout la connotation de document historique (sa façon d’être une « preuve ») sur des questions encore très vivantes et non archivées dans la conscience sociale, qui a inhibé l’analyse du témoignage en tant qu’objet de la littérature.
‘« Nous vivons une époque de sacralisation du témoignage qui, dans certains cas comme celui de la mémoire de l’Holocauste, interdit toute mise en cause de la parole du témoin. Les débats autour du négationnisme ont donc fait de la distinction entre fiction et témoignage et entre fictionnel et factuel un enjeu qui dépasse les questions de critique littéraire et d’historiographie. » 104 ’On pourrait avancer que le mot « témoignage », tant en littérature qu’en histoire et en philosophie, s’est lié avant tout à une idée de reconstruction de la vérité et de la justice après des traumatismes historiques. Cependant, les traumatismes de l’Histoire nécessitent d’abord d’être reconnus comme tels et dans ce processus de reconnaissance la dimension temporelle pèse remarquablement sur l’identification de l’objet passible d’être observé. Il est utile de souligner combien est complexe le processus de cette reconnaissance, dans lequel on peut se demander quelle place tient le littéraire. Nous pouvons en effet observer qu’au sein de la critique littéraire se produit une situation parallèle à celle qui a lieu dans les Institutions de justice internationales. Là, les procès, en déterminant la gravité des événements par différentes appellations (génocide, crime contre l’humanité, massacre de masse, déportation), établissent une sorte de graduation des barbaries. Prenant en compte les corpus selon la gravité des événements qui a été déjà fixée institutionnellement, les lettres – sous la forme de la critique et de la théorie littéraires – ne pratiquent-elles pas une sorte de « ratification » de ce qui est à l’œuvre à l’extérieur d’elles ? Ce système de classement des barbaries ne met-il pas en place une hiérarchie des humiliés de l’histoire ? À ce propos il est significatif que les témoignages d’événements qui sont en cours de jugement constituent un corpus méconnu par les études littéraires.Tel est le cas pour nombre de faits de l’histoire coloniale et postcoloniale. Même si la migration descend de cette histoire, il n’y a pas dans son cas aucune procédure de jugement possible : son processus d’historicisation suit ainsi d’autres voies, plus longues. Dans ce cycle inaccompli, le témoignage de la migration fait l’objet de recherches historiques et sociales auxquelles la littérature ne participe pas et dont la constitution en objet littéraire va s’orienter vers d’autres formes d’écriture.
Dans la critique spécifique sur le témoignage qui s’est développée dans les quinze dernières années nous n’avons trouvé aucune trace d’études relatives au témoignage de la migration. Cela peut s’expliquer, outre que par l’urgence de travailler sur les corpus des grandes tragédies génocidaires, par un parcours qui, comme pour d’autres corpus, est marqué par l’étape nécessaire d’une première historicisation du phénomène qui fait l’objet du témoignage. Si l’événement ne s’est pas complètement épuisé, dans le temps comme dans les vies, comme dans le cas de la migration qui est toujours en cours, les témoignages peuvent recouvrir des places variables, floues. Il s’agit, comme il est dit dans Habel et dans La plus haute des solitudes d’un événement qui ne finit pas d’arriver.
Parallèlement, bien que formulé et questionné par la critique maghrébine, le silence autour de la migration, qui a pourtant partie liée avec un indicible moteur de tout témoignage, n’a pas été interprété dans ce sens. Peut-être, la lecture positive de la migration comme moteur littéraire participe-elle d’un oubli nécessaire du côté obscur et dramatique du phénomène migratoire, celui que E. Saïd tient à souligner contre son enjolivement idéal :
‘« N’est-il pas vrai que les visions littéraires – et d’ailleurs religieuses – de l’exil masquent ce qui est vraiment atroce : que l’exil est irrémédiablement profane et intolérablement historique, qu’il est causé par l’homme et pour l’homme, et que, comme la mort mais sans son merci définitif, il arrache des millions de personnes à leur tradition, leur famille, leur géographie ? » 105 ’La destination étant la condition sine qua non d’existence et de validité pour les témoignages, qui fait advenir leurs sens, leurs emplacements variables dans le panorama littéraire ne signalent-ils pas des altérations dans la structure même du témoignage ? Les témoignages sont en fait accueillis selon l’état de veille de la société, comme le signale le renouveau d’intérêt pour le corpus lié aux camps suite au débat ouvert par le phénomène négationniste. Mais ils le sont aussi selon la visibilité que permet l’oubli des événements dramatiques. La migration est-elle considérée comme un événement dramatique ? De nouvelles vagues de production de textes ressurgissent à chaque renchérissement de crise sociale, textes pour lesquels aucun « passage de témoin » du social au littéraire n’a eu lieu. Le caractère « en cours » de la migration l’apparente plus à l’actualité qu’à l’histoire. Et l’actualité a ses stratégies propres (idéologiques, conjoncturelles, politiques) pour construire ses objets. Recevoir un témoignage – du geste matériel de transcription, à celui de son accueil en littérature – est le geste qui permet d’accomplir la communication dont le texte est porteur : s’il n’est pas accueilli, le sens de sa parole se trouve altéré. Dans ce sens, la temporalité nécessaire à une conscience sociale de l’événement traumatique se couvre de l’ombre d’autres pressions qui sont à l’œuvre dans le processus de reconnaissance. C’est là que la réflexion littéraire a ses responsabilités, auxquelles elle devrait pouvoir répondre de son for intérieur, assumant le témoignage, dans ses formes multiples, en tant qu’objet de réflexion littéraire. Cantonner ce dernier au sociologique et à l’historiographie ne sert-il pas à entretenir le statut flou d’une actualité qui n’advient jamais objet de pensée littéraire ? Les altérations dues au manque de « réception » ne sont-elles pas le reflet du pouvoir à l’action dans l’institution, tant littéraire qu’étatique, du fait qu’il existe un parallèle troublant entre l’état d’exception de la situation dont on témoigne et l’exception que la littérature fait pour certains témoignages ? En effet, ce qui nous interpelle dans la réception des corpus génocidaires, perçus comme les seuls à même de questionner le littéraire, est le lien souterrain à un état d’exception qui se reproduit par leur inclusion en littérature du fait de la gravité de l’objet témoigné.
Cet accueil fonctionnant sur l’état d’exception risque d’un côté de reproduire des hiérarchies qui autorisent l’exclusion de tout ce qui n’a pas un niveau suffisant de barbarie pour être assumé en tant qu’objet littéraire ; et de l’autre d’entretenir une mise à distance, par le biais du statut d’actualité, de la dimension historique nécessaire au passage de témoin de l’histoire au littéraire.
Sur ce dernier, ce que nous avons pu repérer dans le panorama de la recherche universitaire française, se réfère à trois groupes de travail.
Les travaux du projet « Témoignage » du réseau des Maisons de Sciences de l’Homme de Caen, Poitiers et Toulouse : Dornier, Carole et Dulong, Renaud (éds), Esthétique du témoignage, Editions de la Maison de Sciences de l’homme, Paris, 2005 ; Gaudard, François-Charles et Suarez, Modesta, Formes discursives du témoignage, Editions Universitaires du Sud, Toulouse, 2003 ; Dornier Carole (sous la dir. de), Se raconter, témoigner, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2001.
Les actes qui ont suivi les colloques de la Villa Gillet : Témoignage : éthique, esthétique, pragmatique (I), Témoignage et fiction (II), Lyon, Cahiers de la villa Gillet, n. 2, 1995 et Témoignage : éthique, esthétique, pragmatique (II) Témoignage et fiction (I) Lyon, Cahiers de la villa Gillet, n. 3, 1995.
Les actes d’un colloque plus récent, tenu à Paris III : Bessière, Jean et Maar, Judith, (sous la dir. de), Littérature Fiction, Témoignage, Vérité, Paris, L’Harmattan, Cahiers de la nouvelle Europe, 2005.
Amossy, Ruth et Maingueneau, Dominique, (sous la dir. de), L’analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004 ; Kohler, Héliane (éd), Figures du récit fictionnel et du récit factuel/1, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2003.
Les références principales sont Paul Ricœur, Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida, Giorgio Agamben, Hannah Arendt, mais aussi Tzvetan, Todorov dans Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Laffont, 2000. Paul Ricœur pose à la base de son herméneutique en particulier trois philosophies du témoignage : Lévinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence (chapitre V) ; Heidegger, « L’attestation par le Dasein de son pouvoir-être authentique et la résolution », in : Etre et temps, et Jean Nabert, « Métaphysique du témoignage et herméneutique de l’absolu », in : Le désir de Dieu. Jacques Derrida, dans sa poétique du témoignage, outre à Heidegger, se réfère à J.-F. Lyotard, Le Différend. Il faut, enfin, signaler la prise en compte de l’étude du témoignage par l’approche psychanalytique, notamment par Jean-François Chiantaretto, Le témoin interne. Paris, Flammarion, département Aubier, 2005.
Luc Vigier (op. cit.) parle de trois générations d’auteurs de la pensée testimoniale : l’une coïncide avec les témoins directs, l’autre qui théorise les processus narratifs à partir des données recueillies, accomplit un travail de deuxième main. Puis, celle qu’il appelle une troisième génération travaille sur un autre champ d’analyse, relatif à l’écroulement du « Mur de l’Est ». Mais on voit bien les difficultés que posent les tentatives de regroupement dans le croisement spatial (est-il opportun de partager des zone géographiques ?) et temporel (partager selon des générations ?).
Jeannelle, Jean-Louis, « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, n. 135, sept. 2004, p. 113.
Riffaterre, Michel, « Le témoignage littéraire », in : Témoignage : éthique, esthétique, pragmatique (II) Témoignage et fiction (I), Lyon, Cahiers de la villa Gillet, n. 3, 1995, p. 33.
Gelas, Bruno, « Le témoignage et la fiction », in : ibid, p. 62.
Rastier, François, « L’art du témoignage », in : Dornier, Carole et Dulong, Renaud, Esthétique du témoignage, Paris, Editions de la Maison de Sciences de l’homme, 2005, p. 157.
Dornier, Carole et Dulong, Renaud, Esthétique du témoignage, Paris, Editions de la Maison de Sciences de l’Homme, 2005, p. XIII. (nous soulignons).
Dornier, Carole, « toutes les histoires sont-elles des fictions ? », in : Esthétique du témoignage, p. 91.
Saïd, Edward W., « Reflections on Exile », in : Reflexions on Exile and Other Literary and Cultural Essays, London, Granta, 2001, p. 174. (Traduit par Clare Finburgh et cité dans son article « Mohamed prends ta valise de Kateb Yacine : un « théâtre engagé » non-didactique ? », in : Bonn, Charles, op. cit., Tome 2, p. 94)