Dans ce panorama qui n’ébauche qu’en partie la pointe d’un iceberg, l’approche du témoignage n’apparaît pas des plus simples du fait que les difficultés sont diffractées sur plusieurs plans :
celles relatives à la polymorphie du témoignage en tant qu’objet pluridisciplinaire ;
celles relatives à la pensée du témoignage telle qu’elle s’est construite autour des textes relatifs aux génocides et à sa relation complexe à la littérature ;
celles relatives aux désignations (signifiés et usages) différentes du terme selon les groupes littéraires dans lesquels il est analysé.
L’approche pluridisciplinaire demande un geste ferme, car d’une part le foisonnement des conceptions singulières que les différents savoirs ont produites peut contribuer à perdre de vue ce que cet objet circonscrit de spécifiquement littéraire ; et car d’autre part, il faut trouver une façon adéquate de manier les « relations dangereuses » de la littérature à la question épineuse de la valeur et de l’éthique, traditionnellement séparées par une illusion puriste du « proprement » littéraire. Cependant, un regard transdisciplinaire où sont convoquées les différentes sciences humaines permet d’entrevoir une épistémologie du témoignage tissée aussi bien avec les tenants du droit – la portée juridique met en valeur le lien à un procès en cours et non advenu sur le phénomène de la migration – que de l’histoire à laquelle participe activement l’analyse littéraire, qui à son tour, par l’analyse du témoignage est amenée à repenser sa propre historiographie.
Pour ce qui est du premier point sensible évoqué (polymorphie du témoignage en tant qu’objet pluridisciplinaire), nous avons pu remarquer qu’étant donné qu’il existe une polysémie, les « penseurs du témoignage » ont formulé, au delà de la spécificité de leur champ d’étude et de l’objet des témoignages étudiés, des philosophies desquelles se dégage une conception du sujet, de l’action, du langage et de la relation de l’écriture à l’histoire dont l’apport en littérature pourrait être très fécond. Ces philosophies posent pourtant, à nouveau, le problème de l’universalisme face à des contextes diversifiés. Nous pensons cependant que les constantes relatives au type d’énonciation du témoignage et au questionnement éthique de la critique en tant que pratique sociale constituent des points de repères importants. Cela non seulement pour l’apport positif du contact transdisciplinaire, mais aussi parce que cette transdisciplinarité remet en question la séparation entre différents groupes littéraires.
Un autre élément aussi intéressant que problématique de ces philosophies réside dans la forme très subjective de ces pensées. Les rencontres entre les différents aspects passibles d’être pris en considération (outils théoriques ou objet d’observation) sont ainsi fonctionnelles à l’objet auquel la valeur a été attribuée 106 objet où se confondent les différents tenant du pouvoir, de l’homme et du langage, d’accéder au vrai ou tout « simplement » de se mesurer à cette entreprise particulière qu’est dire l’événement.
Concernant les outils théoriques, l’exemple de l’application de la pragmatique dans l’évaluation de la place du sujet énonciateur illustre bien cet aspect particulier. Selon la place que l’on accorde au sujet témoignant, l’aspect performatif de son dire aura une importance différente, comme nous l’avons évoqué chez Ricœur et Levinas qui aboutissent ainsi à des conceptions distinctes de la fonction du témoignage. 107 L’accent sera ainsi variable selon la chose « plus importante » que chaque auteur met en avant dans le cadre de sa philosophie. Bien que dégagée de l’idée de système, même dans les pratiques « négatives » et déconstructionnistes, la philosophie engage l’auteur dans sa pensée singulière. Dans l’usage littéraire cela pose deux ordres de problèmes. D’un côté, une sorte de collage des éléments provenant de chacune peut devenir une pratique problématique dans la mesure où l’on risque de les soustraire à leur cohérence globale, de l’autre cette même cohérence les confine à leur domaine d’origine, empêchant une pratique transdisciplinaire.
Si les orientations des essais littéraires – orientations qui là aussi désignent l’objet auquel la valeur a été attribuée – sont visibles surtout dans les choix des outils théoriques (pragmatique, analyse du discours, réflexion esthétique par le biais narratologique), les textes philosophiques sont davantage marqués par un je qui s’engage, dans une formulation sur le témoignage tout en articulant une pensée sur le sujet, sur le dire dans son lien à l’éthique et à l’esthétique. Cela montre d’une part comment même le discours critique sur le témoignage convoque une attestation personnelle, où un je s’engage et de l’autre l’aporie qui accompagne cette modalité énonciative, en déplaçant sur le plan de l’essai des problèmes semblables à celles dont il fait l’objet 108 . Si la destination est un élément constitutif de tout texte, il y a dans le témoignage un investissement moral du destinataire particulièrement sensible. Mais il n’en est pas moins vrai que cet appel à l’engagement repose tout autant sur sa forme expressive. C’est précisément à partir d’elle que notre analyse travaille, pour en dégager les rapports à l’institution significatifs, bien consciente d’un je qui travaille dans l’inconscient, signe d’une l’impossible neutralité qui est la même objectivité oxymorique du témoignage.
Dans la variété de ces orientations, l’évaluation de ce qui reste valable pour tout témoignage nonobstant les différentes spécificités de chaque corpus est assez délicate. Les réflexions autour des témoignages des camps ont marqué une révolution tant dans l’éthique que dans les lettres quant à une nouvelle appréhension du sujet et du langage dans la constitution de l’histoire et du droit, avec des retombées fondamentales dans l’épistémologie littéraire et en particulier sur son analyse des modalités de dire le réel. On sait que la question d’Adorno au sujet de la possibilité de la création poétique après Auschwitz 109 s’est en réalité renversée dans la situation contraire marquée par une surproduction littéraire et une réflexion profonde dans des domaines différents.
Cependant, nous avons pu remarquer que le discours sur l’Holocauste est entouré d’une aura de spécificité intouchable, même s’il est pourtant le sujet le plus étudié par la critique de témoignage et qu’il constitue le modèle majeur, ce qui rend très difficile l’utilisation de concepts provenant de cette réflexion spécifique pour d’autres types de témoignage. À ce propos la critique faite à la philosophie de Giorgio Agamben est assez éclairante 110 . Cette difficulté relève d’un processus plus général qui tient à la modalité expressive du témoignage : dans son extériorité, son dire est un dire pour l’autre, un excès qui nous dépasse, « excès de ce qui nous insupporte » 111 puisqu’il porte en soi non seulement l’attestation de « ce qui c’est passé » mais aussi les projections des structures profondes qui l’ont déterminé. L’observation de ces mêmes structures, à l’œuvre dans l’accueil littéraire et dans les textes, reste un travail difficile. La critique postcoloniale, tout particulièrement la réflexion sur les rapports entre nation et narration, peut apporter une contribution conséquente, même si nous nous trouvons sur un autre terrain délicat 112 .
L’attention particulière que cette approche appelle sur les tensions de pouvoir et les enjeux de dominances qui en résultent encourage à prendre en compte dans la réflexion sur le témoignage l’aspect fondamental du rapport entre le pouvoir du sujet d’exprimer un type de subjectivité et la forme choisie pour le faire.
Plusieurs points sensibles se détachent donc de ce premier panorama, en raison d’une interdisciplinarité nécessaire mais très difficilement gérable et aussi du fait d’un manque de travaux de référence à teneur unifiée. Les textes qui analysent le témoignage d’un point de vue littéraire sont en fait essentiellement des recueils d’actes de colloque, marqués par conséquent par un caractère fragmentaire où manque une articulation systématique et unitaire des différents aspects de la problématique. Mais surtout, l’approche d’une réflexion littéraire unitaire sur le témoignage est compliquée du fait d’une séparation patente des littératures, même écrites dans la même langue. S’il existe un comparatisme thématique sur les grandes catastrophes du XXe siècle, comprenant les témoignages de rescapés des régimes totalitaires écrits dans des langues différentes (Ex- Union Soviétique, Ex-Yougoslavie, Cambodge), nous pouvons remarquer l’absence au sein de la Francophonie d’une réflexion unitaire sur le témoignage, pris dans une acception globale qui inclurait la France et les autre pays où existe une production littéraire en français.
Le plus déstabilisant dans cette complication est le sous-entendu autour de la littérature à partir de laquelle théoriser. Loin de constituer un terrain « neutre » le champ le plus large de notre recherche sur le genre testimonial apparaît marqué par une autre « séparation impensée » qui va s’ajouter aux autres évoquées dans le chapitre précédent. Dans la critique spécifique sur le témoignage, que nous venons d’esquisser, l’absence d’analyses sur les écrivains postcoloniaux figure comme un autre refoulé à prendre en compte. Excluant de la réflexion l’apport des ces littératures, la critique de témoignage n’entretient-elle pas un processus de bannissement et de hiérarchisation en son sein, se dirigeant vers une parcellisation qui affaiblit son efficacité épistémologique ?
Dans le cas du génocide juif, la valeur peut investir la réaffirmation de la vérité des camps face à l’apparition du négationnisme, mais aussi la valeur épistémologique de la littérature dans la construction de l’histoire. Dans celle-ci l’attention peut se concentrer davantage sur le sujet, le type de subjectivité qui est en cause et le rapport au langage qu’elle entretient.
Pour Levinas le témoignage est un dédit du dire, et il conçoit par là l’idée du témoignage sans témoin ; pour Ricœur le témoin est dans une démarche active qui implique le témoin dans tout son être : il prend la parole, il accomplit l’acte d’un dire qui pour lui s’articule à une éthique de l’action.
L’œuvre de Norton Cru illustre bien cet aspect : combattant engagé sur le front, il est en fait d’abord un témoin dont le témoignage prend la forme d’une réflexion critique sur le témoignage même.
« Après Auschwitz, écrire un poème est barbare, et la connaissance exprimant pourquoi il est devenu aujourd’hui impossible d’écrire des poèmes en subit aussi la corrosion. », T. W. Adorno, Critique de la culture et société. Cité dans Magazine Littéraire, n. 438, janvier 2005, dossier « La littérature et les camps ».
A ce propos voir infra (IIIe partie, 3.3 « L’homo sacer et l’homme-loup »). La même question se pose à l’égard d’autres auteurs mis sous procès de banaliser Auschwitz. Peut-être, la critique intransigeante de Pierre Vidal-Naquet à l’encontre de Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial d’Olivier Le Cour Grandmaison dérive probablement du même point sensible sur la question de la spécificité de la Shoah. Voir : http://etudescoloniales.canalblog.com.
Pierron, J.-P., op.cit., p. 17.
Dans les deux cas – la référence à la théorie du témoignage sur le modèle de la Shoah et à la théorie postcoloniale – le risque est d’investir davantage d’énergie à expliquer la validité des concepts qu’à rendre opérative leur application ; d’autant plus que concernant la théorie postcoloniale, notre position d’énonciation se trouve compliquée d’être à la croisée de trois réceptions sensiblement différentes : l’italienne, la française, la maghrébine. Ce qu’on appelle une richesse est souvent aussi le lieu inconfortable où se croisent des points de vue incongrus, difficiles à dénouer, et où se met à nu la fragilité d’un regard personnel, privé du confort de la « référence » pour en soutenir la validité.