Nous évoquions plus haut le facteur d’un temps nécessaire au travail d’assimilation des événements traumatiques : l’exemple de la guerre d’Algérie peut nous donner la proportion des altérations que ce processus d’exclusion produit concrètement en littérature. Dans l’article intéressant et nécessaire autour du témoignage en littérature française, que nous avons déjà beaucoup cité, Jean-Louis Jeannelle, jeune chercheur élève d’Antoine Compagnon, s’attelle courageusement à la tâche difficile de contribuer à une histoire du genre testimonial 113 . Il fixe plusieurs moments décisifs dans le « développement » du genre : sa naissance avec la Commune, la Grande Guerre, l’après-guerre en 1945 et la guerre d’Algérie avant d’arriver à ce qu’il fixe comme l’avènement du genre testimonial en 70. De ces moments, qui constituent des « jalons » pour l’histoire du témoignage, sont analysés le contexte, les figures des témoins et les modalités expressives. Si l’entreprise d’extermination nazie est perçue comme le « paradigme mémoriel central », la guerre d’Algérie est définie comme « véritable traumatisme mémoriel ». Ceci ne constitue pas un problème en soi jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que ces deux expressions traduisent une histoire du témoignage dans laquelle la voix testimoniale algérienne n’est pas considérée parmi les typologies de témoins, émergeant de ce contexte précis :
‘« Dans la continuité directe de l’Occupation et de la Résistance – et souvent en favorisant des effets de projection et de confusion –, les guerres de décolonisation ont prolongé la mobilisation des passions patriotiques et idéologiques. La guerre d’Algérie occupe de ce point de vue une place à part dans l’histoire nationale. (…) Les guerres de décolonisation représentent une étape essentielle et trop souvent négligée du processus d’émergence de la figure du témoin. La singularité de cette période fut de superposer deux modèles contradictoires du témoin : celui-ci fut d’abord l’un des principaux agents de la mobilisation de l’opinion publique contre la politique du gouvernement français. Le choc de la « trahison » provoqua, en retour, l’apparition d’un autre type de témoin, un contre-témoin, non moins important, mais qui fit l’objet d’un refoulement partiel dans la conscience nationale (…) : il s’agit des hommes, la plus part du temps des soldats, engagés dans la défense à outrance de « l’Algérie française » 114 ’Cette perspective sur les témoins de la guerre d’Algérie qui se veut d’un regard intérieur à la France, traduit en fait une altération dans la nature même de l’événement historique. En tant que guerre inscrite dans un processus colonial, elle ne fut pas que le conflit entre l’armée et les civils (tous confondus). Le premier type de témoin évoqué, « agent de la mobilisation de l’opinion publique contre la politique du gouvernement français », participe à un brouillage de différentes voix et à l’idée d’une seule opinion publique (pour ou contre la France), ce qui ne fut pas le cas. En tant que guerre d’Indépendance elle ne se limita pas à la seule question de la torture, tandis que J.-L. Jeannelle écrit : « des textes parurent qui dénonçaient les exactions commises par l’armée française sur des combattants et des civils, algériens et français. » 115
Cet exemple nous permet de visualiser que les temps variables d’assimilation des traumatismes historiques que nous évoquions plus haut produisent des interférences importantes au niveau de la réflexion critique. Mais bien que cet auteur relève l’oubli des voix testimoniales dans le contexte des guerres de décolonisation, cette négligence admise l’autorise à ne pas les prendre en compte dans leur émergence singulière et donc à exclure leur évaluation dans la formation du genre testimonial. Admettre l’oubli et affirmer en même temps la place à part de cet événement dans l’histoire nationale ne soulève pas un doute important sur combien ces troubles de la vue tiennent-ils à l’oubli nécessaire au dépassement du traumatisme et combien participent-ils d’une stratégie d’entretien de l’oubli ? Si la mémoire de la guerre d’Algérie est « embarrassée par le déni » 116 , la transparence et l’objectivité sur la migration qui a suivi sont minées dès le départ. Le ton parfois pamphlétaire de Ben Jelloun, qui inscrit la migration comme conséquence directe du processus de colonisation, peut être lu dans cette impossibilité à la transparence, qui dans le cas de La plus haute des solitudes est miné par la revendication politique et dans Habel dans une obscurité de la construction narrative.
Romuald Fokoua soulève une autre problématique, qui tient cette fois-ci au champ littéraire postcolonial et qui signale que le problème qui touche à une théorie unitaire sur le témoignage repose sur une double complication : d’un coté la séparation des champs, de l’autre des significations spécifiques du témoignage dans chacun des deux.
« Pour des raisons politiques et culturelles, la critique de la colonisation n’a pas produit dans la littérature africaine « engagée » un corpus de témoignage au sens strict. » 117 Cette affirmation souligne deux questions : quel est (et est-il vraiment pensable) le sens strict du témoignage ? Le corpus qui est en question n’investit-il pas moins la production littéraire que la réception critique ?
Jeannelle, Jean-Louis, « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, n. 135, sept. 2004.
Ibid. p. 106.
Ibid. p. 106.
Andersson, Nils, « Le témoignage dans le travail de l’histoire. L’exemple algérien. », in : L’histoire trouée. Négation et témoignage, Coquio, Catherine (sous la dir. de), Nantes, L’Atlante, 2003, p. 822.
Coquio, Catherine, L’histoire touée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atlante, 2003, p. 48.