Dans un panorama où est décisif plus que tout un temps variable d’assimilation des traumatismes ce n’est ni un hasard ni un fait sans conséquence, si dans la réflexion critique sur le statut littéraire du témoignage, des historiens font plus souvent figure de pionniers que des poéticiens, avec des retombée importantes quant à la place du dit statut. Le cas de Jean-Norton Cru est assez intéressant pour remarquer la mise en place d’une « frontière » du témoignage et le choix des éléments qui se greffent sur deux axes, le genre et la valeur, pour conditionner la qualité du témoignage 118 . Ces deux axes continuent d’orienter les études de témoignage, tout en demeurant des variables très instables. Si la frontière telle que la formule Cru entre un genre principal (le témoignage) et ses sous-genres (il énumère journaux, souvenirs, réflexions, lettres, romans, mais d’autres typologies et regroupements sont possibles) est marquée par une hybridité – ne serait-ce que par l’existence en amont des problèmes considérables qui compliquent les relations témoignage/genre littéraire – la valeur est d’autant plus susceptible de varier selon le point de vue que l’on adopte. Pour Norton Cru, qui a été défini pourtant comme le « fondateur d’une pensée critique du témoignage qui dépasse de l’intérieur les enjeux du témoignage de guerre » 119 , le bon ou mauvais témoignage (donc sa valeur) est déterminé par les qualités morales du témoin, qualités qui à leur tour débordent sur le littéraire pour former un tout :
‘« Chez les mauvais témoins, Jean-Norton Cru condamne la qualité même du témoin, la naïveté de son lyrisme, les écarts littéraires complaisants, la déformation manifeste, les pures inventions, le goût de la légende. » 120 ’Cette superposition du plan moral rattaché au témoin, un plan donc qui investit la sphère subjective-auctoriale, et le plan littéraire questionné au niveau de la qualité (littérarité) est une question centrale dans le statut de l’écrivain maghrébin, qui est témoin de l’histoire coloniale et postcoloniale, selon les générations. En particulier pour les récits de migration, ce statut s’avère encore plus problématique du fait que la catégorie floue de la « qualité morale » peut se réduire au statut social. L’appartenance à une classe sociale différente de celle qui a constitué les files de la migration massive (les travailleurs immigrés) a souvent servi d’argument, dans la réception maghrébine en particulier, pour juger de la qualité morale du témoin et par là de la légitimité de son œuvre 121 . Dans la réception française l’accent est mis moins sur la classe ou le statut social que sur la forme littéraire trop obscure, qui « signale sa non-évidence » et qui finit par être en échec face à la réalité. ( 122 )
L’exemple de Cru nous semble particulièrement parlant pour montrer les points de croisement interdisciplinaires donnant lieu à des orientations critiques en matière de témoignage susceptibles de devenir « courantes ». Dans les études actuelles, la référence à Cru est sans doute plus répandue que celle à Aristote pour parler de la superposition : qualité morale du témoin/bon témoignage 123 . Ce qui insinue quelques doutes sur une réelle prise en compte du témoignage par la poétique, qui comme nous l’avons vu (I,1.2.3.) tient davantage à une loi interne à la poétique qui mène vers le détour sociologique 124 . L’œuvre de Cru a été rééditée en 1969 puis en 1989 et 1993 suite à un regain d’intérêt général autour du témoignage et de son œuvre en particulier par l’intermédiation d’un auteur de référence, le sociologue Renaud Dulong 125 .
Les échanges entre le littéraire et le sociologique sont traditionnellement plus pratiqués dans certains domaines, comme la littérature francophone, comme si, au nom du processus d’émergence littéraire, leurs spécificités respectives les rendaient mutuellement plus proches que d’autres. Sans vouloir retracer les lignes de partage de compétences, qui pour avoir une validité doivent de toutes manières accomplir un difficile travail de lisière, il nous semble intéressant de noter que cette propension vers la sociologie et l’histoire face à un problème qui questionne le littéraire dans le fond, comme le fait l’objet « témoignage », n’est ni « naturelle » ni consubstantielle à la structure du témoignage. Il ne s’agit pas d’un geste qui va de soi du fait que certains témoignages sont le matériau privilégié pour comprendre la société ou les points les plus obscurs de l’histoire.
Cette attitude traduit plutôt une vraie difficulté à penser « le littéraire à nouveau» : si cela ne peut se faire dans une sorte d’espace clos, un sas de la théorie littéraire, isoler des spécificités littéraires est tout de même nécessaire. D’une part la littérature est confrontée à une remise en question de ce qu’est le littéraire, dont le possible effet de chamboulement n’est pas bien maîtrisable ; d’autre part dans cette même réflexion la place à accorder au contexte tient toujours d’un difficile exercice d’équilibre. Repenser le soubassement des notions de littérarité et de leur validité actuelle est compliqué par cette confrontation contextuelle qui peut les invalider en laissant un vide à re-penser.
Si le plein épanouissement ou le surgissement d’une forme d’écriture ou d’un genre sont liés le plus souvent à une époque, on peut remarquer que l’intérêt de ces toutes dernières années pour le témoignage est l’expression de ce que Benjamin Stora appelle une période marquée par un processus de « mondialisation mémorielle », 126 où cependant les temps de reconnaissance des différents événements sont variables. Cette situation accentue un décalage entre le moment du surgissement de la forme d’écriture et sa réception. Dans ce nouveau contexte marqué par un besoin mémoriel, la valeur attachée à l’histoire et à la mémoire historique vient prendre la place des idéologies finissantes, avec d’importants retentissements sur l’écriture contemporaine, qui « factualise » davantage les dynamiques d’engagement littéraire :
‘« De la complexification des postures idéologiques et de l’émergence de nouvelles questions appelant l’engagement de l’écrivain à partir des années 1980, je retiendrai essentiellement une double tendance : le passage d’une saisie collective à des exigences individuelles et le déplacement de programmes politiques prospectifs à des questionnements rétrospectifs. Témoigner, donner voix aux anéantissements, rattraper les destins obscurs perdus dans le cheminements de l’histoire, accepter la radicalité culturelle d’autrui, renouer les fils de la filiation et de mémoires dispersées (…) : tels sont les nouveaux engagements et les nouvelles utopies de la littérature. (…) Au lieu de nous promettre un futur, l’engagement de l’écrivain vise désormais à fixer le passé en corrigeant l’oubli par la mémoire littéraire. » 127 .’Les « exigences individuelles » qu’évoque Alexandre Gefen traduisent des changements consistants dans la sphère du sujet écrivant qui ne témoigne plus de son engagement par une écriture engagée mais entre, par le témoignage, dans une démarche engageante.
La valeur de la mémoire historique se détachant en premier plan de cette toile de fond est reconstruite à partir d’une éthique assurée par une forme d’autorité « fiable » : le témoin.
‘« L’éloge du témoignage coïncide avec une ère de l’individu pour laquelle il ne reste plus que la sincérité et l’authenticité lorsque les idéologies sont mortes. (…) Le témoignage s’accorde bien avec les temps de l’individualisme démocratique qui ont appris à dissocier l’identité statutaire et l’effort d’être soi. Hier, être revenait à accepter les rôles et les postures reçus du passé et de la tradition. Aujourd’hui, être c’est témoigner, inventant une manière irremplaçable d’être soi sous les identités statutaires. (…) Témoigner serait-il le nouveau sens donné à l’exister ? » 128 ’L’hypothèse de Jean Philippe Pierron – fondée sur une synthèse de différentes pensées du témoignage – selon laquelle le témoignage serait « le nouveau sens donné à exister » se greffe sur une tradition dans laquelle le témoignage a joué et joue un rôle important de transmission de mémoire identitaire. Comme le fait remarquer Carole Dornier, « Les récits de vie ont toujours suivi les grandes crises et les catastrophes et lorsque se fait pressant le besoin de reconstruire une identité ébranlée par le traumatisme ». 129
Le témoignage participe de cette manière d’un processus de transmission mémorielle tissé à une reformulation de l’éthique : la pensée de la survivance l’a indiqué comme le nouveau terrain de l’éthique. Mais cela a lieu par une forme de présence du sujet à son dire et à son agir tellement riche que sa prise en compte en tant que simple véhicule d’une information, ou même de document, serait très réductrice. Le temps et les modalités pour l’événement d’être « compris » ne sont pas ceux nécessaires à la réception des informations qu’on peut avoir sur lui : « Vous en savez déjà suffisamment. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. » 130 L’appréhension des événements se configure alors comme un de ces points délicats de croisement interdisciplinaire sur le terrain du récit, 131 habité traditionnellement par le littéraire. Si certains témoignages ne nous en apprennent pas vraiment sur l’histoire d’événements, dont l’existence est « déjà solidement établie », comme le fait remarquer Carole Dornier, c’est parce que dans, mais aussi au-delà de l’interdisciplinarité il y a une ligne de partage qui marque « le propre » du littéraire testimonial inscrit dans sa perméabilité 132 .
A bien y regarder la réflexion pluridisciplinaire s’est développée à partir d’un aspect typiquement littéraire. La source principale du discours tient en effet à l’aporie du témoignage : le doute sur la vérité du témoignage, leitmotiv de la critique historique et juridique, n’est que le questionnement à l’œuvre sur la frontière entre le fictionnel et factuel et sur le mentir vrai de la fiction. Même parmi les précurseurs – comme Jean-Norton Cru – le problème pour la critique de témoignage est son rapport au « mensonge » :
‘« Nous sommes tous les artisans du mensonge. Nous racontons mal ou faussement ce que nous avons vu. C’est un résultat inéluctable de notre suffisance et de notre incapacité. Ce que nous n’avons pas gravé immédiatement sur un métal indélébile, se meurt dans notre mémoire. Ce que nous fixons, à l’instant même se déforme en entrant dans le moule rigide des mots. » 133 ’Ce même questionnement sur le mensonge et la vérité qui travaille à une re-définition du factuel et du fictionnel, est traditionnellement celui du littéraire.
Son essai de 1929 étudie un large corpus de témoignages de la Grande Guerre : Cru, Jean-Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français, de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929.
« Sur le plan de la pensée générale du témoignage en littérature, la pensée de Cru mérite d'être considérée comme la source, en France, des développements théoriques sur les témoignages issus de la seconde guerre mondiale mais aussi sur les écueils actuels des témoignages consacrés aux guerres localisées de l'Europe centrale et balkanique. », Vigier, Luc, La voix du témoin dans les œuvres en prose de Louis Aragon, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, 2000, p. 36.
Ibid.
Comme, à propos de Ben Jelloun, dans cette recension marocaine de La plus haute des solitudes : « Dans sa condition d’ « écrivain immigré », il parait d’autant moins pertinent qu’il lui manque l’essentiel qui fait la force de l’exil du témoin : la souffrance », Nagi, Jamal Eddine, « Tahar Ben Jelloun ou le témoignage d’une solitude privilégiée », Lamalif, vol. 96, 1978.
« Les premiers textes littéraires consacrés à [l’]immigré manifestent la quasi impossibilité pour les discours reconnus de remplir le contrat qu’ils se sont fixé à son propos », Bonn, Charles, « Le voyage innommable et le lieu du dire : émigration et errance de l’écriture maghrébine francophone », p. 2.
Sur une analyse de quelques aspect du témoin et du témoignage dans la Rhétorique d’Aristote, voir les pp. 114-116 de Ricœur, « L’herméneutique du témoignage », in : Lectures 3, Seuil, 1994.
Même si une certaine critique inclut la poétique parmi les domaines où le témoignage est pris en compte : « La question du témoignage relève de domaines aussi divers que ceux de la religion, du droit, de la psychanalyse, de la philosophie, de la sociologie, ou de la poétique », Jeannelle, Jean-Louis, op. cit., p. 87.
D’empreinte sociologique, la réflexion de Dulong sur le témoignage est concentrée surtout dans l’essai Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle. Paris, EHESS, 1998.
Conférence du 18 janvier 2007 à Lyon, Maison des passages.
Gefen, Alexandre, « Responsabilités de la forme. Voies et détours de l’engagement littéraire contemporain », in : Bouju, Emmanuel (sous la dir. de), L’engagement littéraire, Rennes, PUR, 2005, p. 78. L’auteur illustre des éléments qui ont caractérisé le roman français contemporain, éléments qui sont les mêmes pour le roman « beur », pratiquement absent de son analyse à l’exception de Nina Bouraoui. C. Bonn a mis en évidence cet aspect (passage du collectif à l’individuel) déjà dans les premières réflexions sur la littérature « issue de l’immigration », comme une caractéristique qui différencie ses dynamiques de celles des premières générations de la littérature maghrébine. Mais les deux « champs » à l’intérieur d’une même littérature française ont empêché de voir le phénomène dans son ensemble.
Pierron, Jean-Philippe, Le passage de témoin. Une philosophie du témoignage. Paris, Cerf, 2006, p.12.
Dornier, Carole, op. cit., p. 11.
Lindqvist, Sven, Exterminez toutes ces brutes !(Albert Bonnier Förlag AB, Stockholm, 1992), Paris, Les Arènes, 2007, p.21.
Les travaux de Paul Ricœur et de Hyden White sont éclairants sur ces points d’échanges. Mais dans le cas spécifique du témoignage il est assez difficile de rendre fertiles en littérature leurs outils théoriques, vue l’orientation ou trop large, sur les récits factuels, ou trop spécifique vers des typologies précises de témoignage, comme la relation entre témoignage et absolu qui oriente le discours de L’herméneutique du témoignage de Ricœur.
« Certains témoignages nous en apprennent moins sur l’histoire d’événements, dont l’existence est déjà solidement établie par la confrontation avec d’autres sources, que sur la position et les croyances du témoin, et sur celles du public auquel il entend s’adresser. » Dornier, Carole, préface de Se raconter, témoigner, op.cit., p. 12.
Cru, Jean Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français, de 1915 à 1928, cité par Vigier, Luc, La voix du témoin dans les œuvres en prose de Louis Aragon, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, 2000, p. 37. (Nous soulignons).