2.6. Le témoignage au-delà de la preuve : la subjectivité testimoniale.

Le poids de la dimension pluridisciplinaire du témoignage, duquel dépend aussi son rapport à l’éthique, vient en grande partie de la finalité probante qu’on a tendance à lui attribuer. Le sens de preuve dont est ainsi investi le témoignage par la réflexion épistémologique, historique et juridique (qui mène à le considérer en tant que « document ») est précisément ce que l’étude littéraire pourrait présenter sous un angle différent et qui, justement pour cela, pose problème. Pourquoi le sens de « preuve » vient-il contaminer ou faire dériver régulièrement le sens de « témoignage » ? Si le témoignage est renfermé dans le sens unique d’un statut de preuve, ne risque-t-il pas de perdre sa valeur ?

‘« Témoigner n’est pas prouver. Témoigner est hétérogène à l’administration de la preuve ou à l’exhibition d’une pièce à conviction. Témoigner en appelle à l’acte de foi à l’égard d’une parole assermentée, donc produite elle-même dans l’espace de la foi jurée (« je jure de dire la vérité ») ou d’une promesse engageant une responsabilité devant la loi, d’une promesse toujours susceptible de trahison, toujours suspendue à cette possibilité du parjure, de l’infidélité ou de l’abjuration. » 134

C’est seulement en soustrayant le témoignage au statut de preuve que l’on peut inscrire dans cette différence même le caractère qui lui est propre. Cette distinction entre le témoignage et la preuve tient pour Derrida d’une frontière « infranchissable en droit, mais franchie en fait ». Catherine Coquio illustre elle aussi l’autorité paradoxale du témoignage, qui est insuffisante à établir des preuves : « la preuve est impossible sans la contribution du témoin, lequel pourtant ne fait pas preuve à lui seul ». 135 L’analyse des témoignages de camps (en particulier Coquio et Agamben) a très bien montré l’inappropriation structurelle des instruments juridiques - qui appellent à des « preuves » - pour comprendre « l’inarchivable » des génocides.

‘« Le crime de masse conçu à l’échelle d’un Etat fait de la question même du droit, « qui a tué qui ? » une question aléatoire dès lors que la destruction visait à abolir l’individu : non seulement parmi les victimes, mais aussi au niveau des responsabilités meurtrières, diluées dans un système de destruction anonyme, total et gratuit. » 136

Par ailleurs, le statut de preuve mène vers une archivation de l’événement qui fait l’objet du témoignage. À la demande des preuves d’un événement traumatique correspond une volonté d’archiver qui devient un obstacle majeur à sa transmission. Dans cette transmission est impliqué le devenir littéraire du témoignage qui, par l’archivation, est en quelque sorte brisé. Nous pouvons reconnaître cette même dynamique dans la réception de la production littéraire concernant la migration en littérature maghrébine où la dimension testimoniale est archivée mais non pas transmise.

Le témoignage se distingue de la simple information, comme de la transmission de connaissance (par le document), par sa performativité et par l’implication du serment qui engage la parole testimoniale : « Quelqu’un s’engage auprès de quelqu’un, par un serment au moins implicite ». 137 Même dans le cas de témoignages judiciaires, il ne s’agit pas d’un simple transfert d’informations, mais d’un récit capable de faire reconnaître la vérité d’un fait. Mais comment cela se passe-t-il ? Le dire « vrai » auquel aspire le témoignage est tiraillé par les deux modalités expressives du fictionnel et du factuel, dans la frustration due à l’impossibilité de transmettre l’indicible qui caractérise l’expérience extrême. Ce dire vrai n’est garanti en rien par une hypothétique linéarité factuelle, tant dans le cas d’un témoignage littéraire que dans celui dont l’intention n’est pas prioritairement littéraire. La factualité du témoignage prend, au contraire, des nuances d’ambiguïté et de contradiction : Dulong parle d’un « pouvoir de la parole humaine d’accéder au vrai factuel »qui se réalise dans le témoignage. 138 Mais qu’est-ce que le vrai factuel ? Se définit-il en opposition à un vrai fictionnel ?

Il y a dans tout témoignage une implication de serment et de loi. Mais même quand la scénographie du témoignage n’est pas formalisée par un code institutionnel de la loi positive (comme dans le cas de la migration qui n’est pas soumise à un procès légal), ce qui garantit le contenu du témoignage ne tient pas que d’une extériorité institutionnelle mais de l’engagement entier du témoin dans ce qu’il dit. Cela est bien évident aussi en littérature, dont la loi s’exprime sur plusieurs plans : du genre à l’appareil d’édition. Le témoignage existe aussi en dehors des lieux où il est signalé par la loi du paratexte. Donc l’élément qui définit son voisinage avec la preuve est davantage à voir dans la personne et la subjectivité spécifique du témoignage que dans une spécificité juridique contenue « par nature » dans le texte. Cette personne porte dans le témoignage toute la fragilité et l’impuissance – l’impossibilité – de l’humain face à l’absolu de la vérité : « L’autorité du témoin réside dans sa capacité de parler uniquement au nom d’une incapacité de dire – c'est-à-dire dans son existence comme sujet. » 139 . La croyance qu’il engendre n’est pas établie par le dispositif de la démonstration de la preuve de l’établissement juridique, mais revient à ce que Dulong appelle « une institution naturelle » du fait que le témoin « énonce et incarne » 140 fondant sur lui-même sa légitimité. Ce je fragile est un je qui répond de lui-même, du parjure comme de la vérité, un je qui signe une responsabilité en première personne de son témoignage avant tout par une présence à soi : « Pas de mensonge ou de parjure sans responsabilité, pas de responsabilité sans présence à soi ». 141 Enfermée dans la preuve cette subjectivité est confinée à devenir monument vivant et à se confondre à jamais avec une définition close de « documento-monumento », qui selon l’expression de Jacques Le Goff désigne le témoin unique, celui qui constitue la seule source de l’événement dont il témoigne : de quelque chose qui a disparu 142 . Nous soulignons, encore une fois, qu’il ne s’agit pas que d’une forme d’écriture mais aussi d’une forme de subjectivité que la conception du témoignage comme preuve va limiter, dans tout type de témoignage confondu. Ce point de vue permet d’aborder celui de la migration postcoloniale depuis la complexité de la subjectivité qui se trouve à être confinée dans ce double rétrécissement : d’une subjectivité par la forme testimoniale confinée au document et par un enchâssement de désubjectivations, coloniale et migratoire. Qu’est-ce qu’un document vivant ?

‘« On peut passer d’ « ancien déporté » à « témoin » et de « témoin » à « document ». Alors que sommes-nous ? Que suis-je ? » 143

La subjectivité contrainte à l’épreuve testimoniale fait face à l’écart entre « la capacité de parler » et « une incapacité de dire ». Cet écart est l’abîme où s’origine le témoignage et une définition spécifique de subjectivité dans laquelle le moi désubjectivé est aussi irréductiblement présent à soi : il est un sujet éthique.

‘« La relation entre la langue et son existence exige une subjectivité, qui seule atteste, dans la possibilité même de parler, une impossibilité de la parole. Et c’est pourquoi la subjectivité se présente comme témoin, peut parler pour ceux qui ne peuvent parler. Le témoignage est une puissance qui accède à la réalité à travers une impuissance de dire, et une impossibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler. » 144

Or, c’est précisément cette fermeture de la subjectivité, à laquelle correspond une forme attendue de témoignage incarnée dans le document objectif et linéaire (ce qu’il n’est jamais), que les écrivains témoins ne peuvent accepter. Basée sur l’idée de subjectivité entre une capacité et une incapacité, la forme du témoignage ne dépend pas que d’une vérité factuelle à garantir par la conformité entre la parole et les faits : « le témoignage ne garantit pas la vérité factuelle de l’énoncé conservé dans l’archive, mais son inarchivabilité ». 145 Si le témoignage advient dans la faille entre une capacité de parler et une incapacité de dire, il est moins une preuve de la vérité factuelle que le lieu qui met à l’épreuve le littéraire. La subjectivité énoncée et incarnée sera pour autant possible par la signature de l’auteur qui choisit les modalités pour l’exprimer selon sa personnalité littéraire. Le même processus est observable dans tout type de « testimonialisation » qui peut se transformee en « refus » de témoigner. Dans la posture critique aussi, limiter le témoignage à cette conception signifie aplanir et désamorcer d’emblée tout aspect subversif du témoignage et banaliser l’attestation des changements de la subjectivité.

Dans le témoignage de la migration postcoloniale, le je testimonial est constitué par une subjectivité qui a survécu à plusieurs épreuves de désubjectivation : du colonialisme, des régimes totalitaires des nouveaux pouvoirs, de la migration. Dans les textes de Dib et Ben Jelloun cet enchâssement est visible dans l’entrecroisement des voix et dans la construction narrative déréglée de l’événement migratoire. Dans la foule de la ville occidentale, un inconnu veut écraser Habel, le pétrifier (il a un visage de méduse). La survie à cet événement traumatique engendre dans le je testimonial du roman la nécessité de « raconter jusqu’à la mort ». Les témoignages que Ben Jelloun recueille dans le centre psychologique viennent de personnes dont les problèmes affectifs sont représentés comme des morts intérieurs, pour qui donc la question qui se pose est de comment continuer à vivre tout étant mort en partie. Cet enchâssement de « survies » de la subjectivité est important pour comprendre le refus de témoigner de la migration, et le silence dont parle la critique, qui dans une perspective temporelle, se présente comme une autre étape du processus colonial. Un cycle de témoignage s’établit sur la temporalité propre à l’événement dans lequel le refus apparaît après des étapes décisives d’historicisation et coïncide avec le désir de participer « librement » à l’activité littéraire. Cette sortie du témoignage est à envisager dans une dynamique temporelle propre à la constitution d’un événement. Or, les événements se trouvent enchâssés : Dib à propos de l’événement en question parle d’une « eau qui coule de plus loin », de quelque chose qui ne finit pas d’arriver. Ben Jelloun exprime cet enchâssement d’une façon plus explicite referant le mal de la migration, exprimé dans l’impuissance, à la blessure antérieure du colonialisme. Mais quand il s’agit pour lui d’expliquer dans chaque histoire individuelle l’avènement de la maladie, l’explicite de la description est assez impuissant pour rendre compte de l’entrecroisement complexe des facteurs ; le sens se construit alors par les fragments de paroles rapportées et le réseau d’images.

Le grand défi dans la lecture de témoignage est d’arriver à prendre en considération, au delà de la preuve, le « devenir littéraire du témoignage » 146 qui est inscrit dans tout témoignage et qui le montre comme un type d’écriture où la potentialité littéraire se met à nu. Agamben le formule plus radicalement comme « puissance en acte en tant que puissance » 147 qui est prise entre une possibilité et une impossibilité. Entre ces deux se situe le sujet qui fait advenir la possibilité. Or, le concept de devenir est fondamental pour appréhender le témoignage dans sa complexité : il permet de l’envisager par cycles marqué par des caractéristique différentes (apogées et refus).

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Nous pouvons donc observer que le dire testimonial se caractérise par des apories multiples. Il y a d’abord une disproportion entre la volonté (surhumaine ?) du vrai et la fragilité toute humaine du je du témoin et du témoignage à laquelle ce dire fait face, qui cause souvent le sentiment d’impuissance.

Il y a dans tout témoignage un aller au-delà de la survie individuelle : ce qui reste de l’expérience du témoin a une valeur « publique », au-delà de sphère « privée ». Cela pose des questions au niveau de la subjectivité et de sa définition dans un « cadre de vérité » qui mène à repenser ce je particulier qui s’efface pour atteindre un je dans lequel tout le monde peut se reconnaître. Dans cette perspective, la sur-vie que le témoignage réalise ne tient plus à celle d’un individu mais à celle de l’événement qui, appréhendé par une vie singulière, se place devant la loi : de l’histoire et de la culture mais aussi de la littérature. Au niveau de la vérité, la question qui se pose est relative au comment la dire mais aussi à quelle vérité peut être dite. Le témoignage met à nu le problème de dire l’expérience « extrême », ce qui a été vécu par la personne dans sa totalité : « l’homme jusqu’à la rognure d’ongle », selon l’expression de Dib, se trouve confronté dans le texte écrit à se réduire à la « simple » voix d’un je.

‘« L’autorité du témoin réside dans sa capacité de parler uniquement au nom d’une incapacité de dire » 148 .’

Si le témoignage porte en lui-même la possibilité du mensonge, celle-ci finit par peser sur les modalités de son dire et sur l’invention qui est convoquée pour endiguer les risques multiples : pour le témoin de ne pas être cru et pour son témoignage ne pas être accueilli. Le témoin est confronté au défi d’arriver à faire comprendre de quoi il s’agit, à une tache, celle de dire l’événement, qui se caractérise par la distance entre une expérience et son dire (expérience absente au témoin même, du fait d’être loin dans le temps et dans l’identité), et par la distance d’une expérience absente (et donc inconnue) aux autres qui vont la recevoir.

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Nous avons vu que le carrefour interdisciplinaire où ont lieu les échanges entre Histoire, Sociologie et Philosophie se situe donc aux alentours d’une affirmation de la valeur du témoignage sur le territoire du récit. Nous avons vu aussi qu’adopter le critère de la valeur pour faire du témoignage un objet de la pensée littéraire soulève nombre de conflits. Mais en effet, le problème de la valeur existe moins comme terme d’évaluation esthétique que comme problème éthique qui investit les principes et les pratique critiques.

Notes
134.

Derrida, Jacques, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005, p. 30.

135.

Coquio, Catherine, « A propos d’un nihilisme contemporain : négation, déni, témoignage », in : Coquio, Catherine (sous la dir. de), L’histoire trouée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atlante, 2003, p. 34.

136.

Ibid. p. 34.

137.

Derrida, Jacques, op. cit. p. 45.

138.

Vigier, Luc, art. cité.

139.

Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999. p. 207.

140.

Ibid. p. 35.

141.

Derrida, op. cit. p. 41.

142.

« Lorsque le témoin survit à une catastrophe, l’individu devient mémoire vivante, réceptacle sacré d’informations inouïes, caution, garant, gardien d’une vérité inaccessible sans lui ; il approche le statut du « monument » et du « document vivant », Luc Vigier, op. cit.

Pour l’analyse du concept de « documento-monumento », voir l’article homonyme de J. Le Goff dans Enciclopedia Einaudi, Turin, Einaudi, vol. V, p. 38-48 et son commentaire par P. Ricœur, « Archive, document, trace », in : Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 214-217.

143.

Réaction de réponse à cette question de Henri Bulawko, ancien déporté citée par Annette Wieviorka dans L’Ere du témoin, Paris, Plon, 1998, p.164.

144.

Agamben, Giorgio, op.cit. p. 192.

145.

Ibid. p. 208.

146.

Coquio affirme que tant Ricœur que Dulong sont restés sourds au devenir littéraire du témoignage. Pour Ricœur, les écrivains témoins représentent des « cas limites » et constituent « un genre de témoignage qui fait exception au procès historiographique », tout en suscitant une véritable « crise du témoignage ».

147.

Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 1999. p. 190.

148.

Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 1999. p. 207