3.1. La subjectivité et la norme

Ces réflexions se cristallisent dans notre parcours après avoir ressenti une sorte d’absence dans les théories des genres (Genette, Schaeffer, Derrida) 151 qui empêche de prendre en compte l’aspect essentiel qui tient à la vie (biologique, politique et individuelle) inscrit dans l’événement migratoire dont l’écriture testimoniale rend compte d’une façon singulière. A la différence de l’autobiographie ou de la confession, genres voisins mais non superposables, le témoignage – par l’exemplarité qui le caractérise structurellement – rend compte d’un soi dont l’individualité est investie en même temps de la fragilité et du pouvoir d’une vie biologique et politique. Il s’agit d’un je public, un je qui se dissout dans un nous, un je que le récit ne raconte pas : ce je rend compte de soi 152 . Le témoignage de la migration rend compte de la confrontation tragique et poétique (du fait qu’il y a récit) du corps dans le monde dans la faille de la perte du monde et de la subjectivité où celle-ci, refusée ou contestée au niveau politique, accomplit par la voix le premier pas pour aller vers la réappropriation du monde. Nous ne pouvons pas penser le témoignage de la migration sans la personne. La vérité de Habel est une idée de l’homme jusqu’à sa rognure d’ongle, qui est le lieu du témoignage :

‘« L’homme (…) est le sas par lequel les courants de subjectivation et de désubjectivation, du devenir-parlant du vivant et du devenir-vivant du logos. Ces courants sont coextensifs, mais ne coïncident pas, et cette non coïncidence, cette fine crête qui les sépare est le lieu même du témoignage » 153

Dans la perte du monde, le sujet à travers son récit poïétique reconstruit soi-même dans le monde (et là la poétique s’attachera à savoir de quel récit il s’agit) ; la dimension tragique de cet événement, que nous avons déjà signalée, est inscrite dans le fait que le pouvoir de ce récit n’est pas réciproque à celui qui est exercé sur lui. La voix testimoniale, tout en agissant, entre en relation au pouvoir exercé sur elle et qu’elle exerce par sa prise de parole. C’est dans cette perspective que le discours du genre, qui extériorise les relations entre le texte et la norme, doit être considéré. Cependant, dans cette évaluation nous ne pouvons pas oublier que les relations investies unissent aussi et surtout le sujet, qui prend la parole dans le texte, et la norme qui décide ainsi de sa possibilité d’existence. Or, pour la critique déconstructionniste (Derrida et Hillis Miller) 154 chaque texte manifesterait la force productive de la loi, lue comme la loi que le texte produit à son tour. Le « je » qui raconte ce qui lui est arrivé est de fait soumis à des normes qui tracent des limites qui pèsent lourdement sur l’advenir de cette loi potentielle. Ces limites à notre avis se réfèrent tout autant à la forme du texte qu’à la forme de subjectivité exprimée par telle forme spécifique :

‘« Il n’y a pas de construction de soi (poiesis) en dehors d’un certain mode de subjectivation et donc il n’y a pas non plus de constitution de soi en dehors des normes qui orchestrent les formes possibles que peut prendre un sujet » 155

Si, comme l’affirme Butler en développant la pensée de Foucault « notre capacité réflexive à dire la vérité est limitée de manière correspondante par ce que le discours ne peut admettre comme dicible » 156 , le problème du témoignage n’est pas seulement le défi lancé au langage de comment dire la vérité, tel que le formule avec véhémence Derrida. En tant que texte qui aspire à poser une vérité expérimentée sur soi, c’est un texte qui porte en soi la vie de la personne qui dit « je » : ce sujet se trouve confronté à l’ensemble des normes qui dans le discours littéraire, notamment celles relatives aux genres, décide de ce qui peut être admis « comme dicible ». Si l’on réfère le problème majeur du témoignage, celui d’exprimer la vérité, au cadre de vérité donné dans lequel il s’inscrit : les genres reconnus, voilà que la question de « comment dire la vérité » est inséparable de celle de « quelle relation à soi a-t-on le droit de manifester ? ».

De la même façon, il n’y a pas dans Habel que l’ambiguïté du discours du Vieux (et qui par ailleurs va représenter la norme majeure à laquelle le roman se confronte) ou le ton péremptoire du Frère et de Sabine : la question centrale est de savoir quelle place a la voix qui dit « je » sous ces pressions multiples. Ben Jelloun, revendiquant un droit à la subjectivité met en place une prise de distance vis-à-vis de l’impératif d’objectivité, la norme qui est à l’œuvre dans l’essai scientifique, mais aussi dans tout savoir qui, ayant une approche scientifique, se veut délivré de tout « subjectivisme ». Par le droit à la subjectivité il pose au premier plan la question du sujet dans l’écriture et son énonciation, de son rapport à lui-même et autrui, à ses valeurs, à ses actions, à sa responsabilité. Il inscrit son discours au cœur de la question éthique - conçue comme « rendre compte de soi » - et au sein des rapports que les sciences humaines entretiennent avec elle 157 .

Il nous semble important de souligner que si dans ce point précis de la subjectivité ces textes élaborent leur loi spécifique et font résistance à la norme, les pouvoirs en jeux n’ont pas la même envergure. Comme le paysan protagoniste de la nouvelle de Kafka « Devant la loi » 158 , Habel arrive par la stratégie de l’attente à interrompre la validité de la loi qui l’oblige à l’immobilisme au carrefour. Mais à quel prix ?

Par ailleurs, Habel et La plus haute des solitudes rendent compte d’autres aspects du rapport du texte à la norme. La dimension testimoniale de chacun de deux textes s’inscrit dans des formes génériques différentes : le roman pour le premier et le témoignage et l’essai pour le deuxième. Si nous établissons la parenté entre les deux textes sur un plan générique, nous devrions alors les penser comme deux textes qui sont en relation, selon le vocabulaire de Jean-Marie Schaeffer, par une « parenté non généalogique » 159 . Mais ce n’est pas dans ces termes qu’une comparaison formelle pourra prendre avec aisance sa pleine respiration, à moins de retomber dans le travers d’un discours défensif revendiquant une illégitimité « nécessaire ». Ce n’est non plus l’idée d’ « air de famille » (formulée par Walter Benjamin) qui pourra nous avancer sur leurs relations. Déjà parce que selon des critères, volontairement flous (un air) les relations génériques seraient difficilement cernables, mais surtout parce que là encore, après « généalogie », nous somme conduits droit devant un principe relationnel construit sur une idée de nature qui, mettant en avant l’appartenance familiale, a empiété jusqu’à l’appellation de « littérature naturelle » : un concept de littérature de la migration qui se propose d’affirmer la légitimité par l’illégitime 160 . Déplorée et conjurée, cette illégitimité ne cesse pourtant de réapparaître dans chaque nouvelle appellation relative à une production littéraire liée à la migration. Il nous semble que, non pas pour la dépasser – tâche pour laquelle nous sommes conscients de notre impuissance – mais tout au moins pour la déconstruire, les relations des ces textes à la norme nécessitent d’être repensées, à partir de leur « modalité énonciative » (concept de « mode ») et de sa relation au genre.

Pour ce faire il ne faudrait pas disjoindre l’analyse du rapport de l’écrivain au système littéraire (loi du système littéraire) de celui du texte à son tour confronté à la loi du genre, selon la formule de Derrida. Le premier de ces deux rapports a été décrit par la sociologie littéraire sous l’angle de l’analyse des pressions et des stratégies à l’œuvre dans l’organisation de la visibilité ou l’invisibilité d’un texte ou d’un auteur. Le deuxième tient aux relations du texte à un système normatif propre à l’institution littéraire, fort d’un pouvoir interne, constitué bien sûr par des éléments déterminants du contexte, mais exercé au-delà de celui-ci et se voulant émanation directe de la littérature. Il y a peut-être entre les deux une maille manquante qui nous donne l’impression de marche à vide que nous évoquions au début. Cet écart, contigu à d’autres déjà convoqués (séparation entre les différentes théories), signifie pour nous une sorte d’impossibilité face à une écriture qui, par les thèmes véhiculés (comme le ban et la désubjectivation) met en place d’emblée une convocation directe à la loi par laquelle les traits formels apparaissent du coup réfractaires à toute taxinomie instituée et reconnue (que nous pourrions synthétiser comme : fiction=littérature≠témoignage, factuel=témoignage≠littérature). Surtout quand celle-ci se structure sur une opposition qui sépare les faits de nature des faits d’artifice, comme l’illustre le concept de parenté non généalogique.

Peut-être, finalement, les rapports de l’écrivain maghrébin au système littéraire et à la loi du genre sont-ils à penser plutôt comme les rapports du sujet au cadre de vérité. Cette démarche nous semble indispensable dès lors que l’on veut prendre en compte la dimension testimoniale, dans la littérature maghrébine comme dans toute littérature postcoloniale.

La migration a intimement affaire avec des vies et le témoignage est une forme expressive qui réalise le plus efficacement un rapport entre la vie privé et la vie publique. L’exemplarité du témoignage déplace en fait l’affaire d’une vie à l’affaire de toutes les vies se trouvant dans la même situation : cet acte d’écriture, étant un acte qui s’inscrit dans la sphère de la vie personnelle, se trouve simultanément sur le terrain public du droit qui dispose de la vie des migrants et du droit qui est à l’œuvre en littérature et statue les formes de subjectivité possibles. Il y a alors comme une superposition de deux plans du droit (de la justice et de la loi littéraire) sur le terrain commun de la moralité.

‘« Une loi qui prétend se transformer intégralement en vie se trouve aujourd’hui, de plus en plus souvent, face à une vie qui s’abolit et se mortifie en norme. » 161

Si, comme l’affirme Judith Butler, la moralité est moins la résultante de la crainte du châtiment que le lieu essentiel à la détermination de la capacité d’agir 162 , nous devrons chercher alors dans les genres autre chose que le système normatif qui ordonne, d’un côté dans un sens taxinomique (faire de l’ordre par l’attribution de noms), de l’autre dans un sens prescriptif qui indique les caractéristiques nécessaires pour faire partie de la littérature. Le versant à découvrir dans le discours du genre sera donc plutôt sa démarche interprétative, qui est entravée par quelques impasses. Les théories génériques, même plus complexes, se structurent en fait sur des oppositions insolubles, dont le dépassement, quand il a eu lieu, produit malgré tout des exclusions vers l’idée d’un « vrai » genre littéraire où demeurerait légitimement le littéraire. Le nœud critique relatif à la place marginale du témoignage dans la littérature se trouve aussi parmi ces oppositions. Nous convoquons ici l’une des plus classiques : celle entre mode et genre et, à l’intérieur du mode, celle entre fictionnel et factuel d’où Gérard Genette fait découler deux statuts du littéraire : le constitutif et le conditionnel.

Nous pouvons observer que le témoignage n’est pas complètement un genre historicisé. Il a quand même une histoire double et complexe si on le prend dans le cadre de la littérature maghrébine dans laquelle on reconnaît une littérature de témoignage correspondant à ses premières productions. Ce premier jalon d’historicisation n’a fait que compliquer la définition d’un statut du témoignage lui permettant de jouir d’une place légitime.

Un des traits qui peut être évoqué pour un classement générique est le régime factuel, en opposition au fictionnel, sur la base duquel on pourrait reconnaître le fameux « air de famille » parmi des genres différents tels que le récit historique ou l’autobiographie et le témoignage. Cependant, les rapports entre les éléments génériques internes, comme le factuel et le fictionnel, restent assez problématiques dans ce « droit obscur » qui les établit en élément décisif d’une identité générique. Cette opposition (factuel/fictionnel) a défini par glissements progressifs le statut textuel, puis générique et enfin littéraire.

‘« Quelle que soit la structure de l’institution juridique et donc politique qui vient à garantir l’œuvre, celle-ci surgit et reste toujours devant la loi. Elle ne devient « littéraire » qu’à une certaine époque du droit réglant les problèmes de propriété des œuvres, de l’identité des corpus, de la valeur des signatures, de la différence entre créer, produire et reproduire, etc. (…) Il reste que le concept de littérature qui soutient ce droit des œuvres reste obscur. (…) Ces présuppositions obscures sont aussi le lot des « gardiens », critiques, universitaires, théoriciens de la littérature, écrivains, philosophes. Tous doivent en appeler à une loi, comparaître devant elle, à la fois veiller sur elle et se laisser surveiller par elle. » 163

Qui - ou quoi - décide ici que la factualité est un indice de réussite du témoignage mais non du littéraire, et que réciproquement, le fictionnel serait « constitutif » du littéraire mais préjudiciable à l’accomplissement d’un bon témoignage ? Comment dépasser l’exclusion que génère le dehors, la porte grand ouverte de la loi ? 164 Avec les écritures d’Auschwitz, on sait bien maintenant que la factualité n’est plus la clause de légitimité pour reconnaître génériquement un témoignage.

Même si elles découlent d’une relation directe à l’institution littéraire, qu’on pourrait nommer comme la loi du littéraire, les théories des genres sont moins à prendre comme un système de lois rigides décrétant l’appartenance ou l’exclusion du littéraire que comme un système de questionnement. La problématique générique dans le témoignage ne tirerait peut-être pas grand profit à passer au crible les textes afin d’en vérifier les relations pensées en termes d’appartenance ou d’inclusion. S’il y a, dans le questionnement de la légitimité du témoignage de la migration, un principe d’exclusion à dépasser, c’est qu’il y a avant à repenser les relations qui unissent le texte à la littérature dans des termes autres que ceux de l’appartenance.

Notes
151.

Bien que sur ce sujet les auteurs soient nombreux, nous avons choisi de nous rapporter plus spécifiquement à ces trois auteur dans les textes suivants : Derrida, Jacques, « Préjugés. Devant la loi », in : Derrida, Jacques et Descombes, Vincent et Kortian, Garbis et alii, La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985 ; Genette Gérard, « Récit fictionnel, récit factuel », in : Fiction et diction, Paris, Seuil, (1979) 2004 ; Genette, Gérard, Jauss, Hans Robert et Schaeffer, Jean-Marie, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986 ; Genette, Gérard, « Genres, « types », modes », Poétique, n. 32, 1979 ; Schaeffer, Jean-Marie, « Du texte au genre. Notes sur la problématique générique », Poétique, n. 53, 1983 ; Schaeffer, Jean-Marie, « Genres littéraires », in : Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2001 ; Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989.

152.

« Parler de soi n’est pas la même chose que rendre compte de soi », Butler, Judith, op. cit., p. 12.

153.

Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p.178.

154.

« Le texte n’est pas la loi, ni même une expression de la loi, mais un exemple de la force productive de la loi. Nous respectons, ou devrions respecter non l’exemple mais la loi dont il est un exemple, la loi en soi », J. Hillis Miller, The Ethics of Reading (1987), p. 121, traduit par Altes, L. K., « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », in : Ethique et littérature, Etudes Littéraires vol. 31, n. 3, été 1999, p. 41.

On peut constater le même présupposé dans la notion de scénographie de Maingueneau : « l’œuvre littéraire lie ce qu’elle dit à la mise en place de conditions de légitimation de son propre dire. (…) Ce que dit le texte présuppose une scène de parole qu’il lui faut valider à travers son énonciation. », Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 122.

155.

Butler, Judith, op. cit., p. 17.

156.

Ibid. p.122.

157.

T. Todorov se pose la question d’une façon semblable : « rien de ce que j’arrivais à penser sur le langage ou la littérature n’avait de relation avec mes convictions ou sympathies (…). Plus même : la logique de ces sciences semblait exclure a priori toute interférence de ce genre, puisque le travail était réputé d’autant mieux fait qu’il était plus « objectif » c'est-à-dire qu’il avait permis d’effacer toute trace du sujet que j’étais, ou des jugements de valeur que je pouvais porter ». Cité par Altes, L. K., « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », in : Ethique et littérature, Etudes Littéraires vol. 31, n. 3, été 1999, p. 39.

158.

Leipzig, Kurt Wolff, 1919. Elle fait partie du recueil intitulé Un médecin de campagne.

159.

Op. cit. p. 184.

160.

Voir Sebkhi, Habiba, « Une littérature naturelle : le cas de la littérature beur », in : Nouvelles approches des textes littéraires maghrébins ou migrants, Itinéraires & Contacts des cultures vol. 27, 1° semestre 1999.

161.

Agamben, Giorgio, Homo sacer, Paris, Payot & Rivages, 1999, p.201.

162.

Butler, Judith, Le récit de soi, Paris, PUF, 2007, pp. 15-21. L’auteur prend les distances avec la représentation de la morale nietzschéenne qui montre la réflexivité (rendre compte de soi, devenir un sujet moral) par la crainte du châtiment, pour affirmer l’idée d’un « je » engendré par une moralité conçue comme une capacité d’agir : « un désir de savoir et de comprendre peut très bien ne pas s’animer par la terreur du châtiment ».

163.

Derrida, Jacques, « Préjugés. Devant la loi », in : Derrida, Descombes, Kortian et alii, La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 133.

164.

Si on lit le récit de Kafka « Devant la loi » dans la perspective de la littérature maghrébine, on pourrait voir le texte de témoignage sur la migration devant la porte de la loi, attendant d’entrer, il sera le « paysan qui attend jusqu’à la fin de sa vie ». Seulement à la fin de ses jours, c’est-à-dire une fois le phénomène migratoire maghrébin étant sur sa fin, la porte de la loi ouverte pour lui se refermera.