Jean-Marie Schaeffer avance la proposition que la question du genre, parmi les différentes expressions artistiques, est surtout une problématique littéraire 165 . Il est vrai que les pratiques verbales n’étant pas toutes artistiques, la littérature « souffre la passion » de devoir et de désirer se définir par rapport à ce qu’elle n’est pas. Mais penser aux « genres littéraires » revient à avoir déjà fixé, dans l’idée même de genre-littéraire, une frontière qui les sépare d’autres genres ne faisant pas corps avec l’organisme littéraire. Un texte qui n’est pas reconnu dans un genre littéraire institutionnalisé se trouve ainsi dans un terrain vague dépendant de l’extension du concept de littérature en vigueur.
‘« Depuis Aristote déjà, la question de savoir ce qu’est un genre littéraire (et du même coup celle de savoir quels sont les « véritables » genres littéraires et leurs relation) est censée être identique à la question de savoir ce qu’est la littérature » 166 .’Savoir ce qu’est la littérature à partir des genres ne présuppose-t-il pas une connaissance qui s’établit sur la loi du genre, sur un principe législatif qui paradoxalement amène à envisager la littérature en dehors d’elle-même ? 167 Du coup, la question du genre ne serait pas « surtout une problématique littéraire », à moins de reconnaître à la littérature une épistémologie ouvrant sur un horizon qui ne se limiterait pas à ce qui est « typiquement littéraire », (un absolu littéraire ?) se traduisant dans une essence séparée de ses formes d’existences, une vie nue de certains objets d’analyse séparée de sa forme-de-vie - de son bios.
‘« N’y a-t-il pas lieu, pour toute littérature, de déborder la littérature ? Que serait une littérature qui ne serait que ce qu’elle est, littérature ? Elle ne serait plus elle-même si elle était elle-même. Sans doute ne peut-on parler de la « littérarité » comme d’une appartenance à la littérature, comme de l’inclusion d’un phénomène ou d’un objet, voire d’une œuvre, dans un champ dont les frontières seraient pures. L’œuvre, l’opus, n’appartient pas au champ, il est transformateur du champ. » 168 ’Si le genre littéraire est la porte d’entrée en littérature et si le témoignage n’est pas un « vrai » genre littéraire, il n’en est pas moins vrai que c’est par ce dernier qui parasitant un « parasite » du fait littéraire que la notion de genre, et par là de la littérature, peut être re-pensée.
Depuis Aristote une des opposition structurant la poétique est celle entre nature et artifice, cependant, les écritures d’Auschwitz nous ont ouvert une connaissance qui fait que ce rapport ne peut plus exclure la relation au droit et au politique :
‘« La possibilité de faire le partage entre notre corps biologique et notre corps politique, entre ce qui est incommunicable et muet et ce qui est communicable et exprimable, nous a été enlevée une fois pour toutes. Nous ne sommes pas seulement des animaux dans la politique desquels est en jeu leur vie d’être vivants, selon l’expression de Foucault, mais aussi, inversement, des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même. » 169 ’L’écriture testimoniale des camps n’était pas constituée en genre littéraire quand elle a ouvert sur des questionnements qui touchent aussi la logique (d’oppositions qui séparent et d’intersections qui croisent) à la base de la formulation des théories génériques.
Le témoignage des camps est pourtant davantage un modèle épistémologique du témoignage qu’un modèle du genre testimonial – genre qui reste néanmoins à penser. La connaissance que leur lecture a ouvert sur les camps et sur l’exemple le plus extrême de « vie nue » produit par l’entreprise d’extermination nazie, remet en cause la légitimité de séparer les « choses de nature » des « choses d’artifice » (dans toutes les acceptions possibles). C’est pour cela que le témoignage des camps est moins un modèle générique – qui, fort de son entrée en littérature par l’investissement en genre-littéraire, dicterait ainsi des normes et se soumettrait à la logique normative du genre – qu’une source vivante où puiser une réflexion critique ouverte qui nous mène à renverser quelques termes.
Pour étudier le rapport du témoignage de migration à la littérature, le témoignage n’est pas tant à penser dans son rapport de conformité à un genre mais plutôt à travers le genre conçu en tant qu’outil d’investigation. Par le même mouvement, prendre en compte dans le témoignage la dimension de vie qui y est inscrite demande de questionner le rapport à la norme par une logique autre que celle, géométrique, où les relations, pensées en termes d’oppositions, croisements, inclusion/exclusion, fonctionnent comme une sorte de « papier de conformité » - sous peine, sinon, de reproduire en littérature, les mêmes structures qui, dans le social, produisent le bannissement.
Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989, p. 7.
Ibid., p.8.
« Le lieu depuis lequel (un texte) nous parle des lois de la littérature, de la loi sans laquelle aucune spécificité littéraire ne prendrait figure ou consistance, ce lieu ne peut être simplement intérieur à la littérature », Derrida, Jacques, op. cit. p. 132.
Ibid. p. 134.
Agamben, Giorgio, (Homo sacer I : Il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, 1995), trad. M. Rajola, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 202.