Revenons à la confusion évoquée par Schaeffer.
‘« De tous les champs dans lesquels s’ébat la théorie littéraire, celui des genres est sans nul doute un de ceux où la confusion est la plus grande. Cela me semble pouvoir s’expliquer par le fait que les théories génériques, manifestent souvent de manière exacerbée certaines difficultés, voire apories, qui structurent de nombreuses théories littéraires. » 170 ’Cette confusion semble tirer ses origines, en grande partie, dans le statut épistémologique variable du concept de genre. Dans le sens le plus restreint, le genre appelle une loi de classement. Dans le sens le plus large, il regroupe la multitude de variantes, tant dans l’orientation du regard analytique que des objets observés, qui induisent ensemble l’interprétation littéraire.
Il nous semble que le problème se trouve exactement dans ce lieu de non compénétration des deux notions, telles qu’elles se sont cristallisées, parfois rigidement, dans l’épistémologie littéraire : celle d’une taxinomie qui en appelle à des normes et celle d’une interprétation qui questionne des natures.
Si pour les poéticiens pré-romantiques le genre n’est pas tant une notion explicative qu’un critère de jugement littéraire, avec la naissance du romantisme il ne s’agit plus de présenter des paradigmes à imiter et d’établir des règles, mais plutôt d’expliquer la genèse et l’évolution de la littérature, autrement dit de trouver son essence :
‘« L’idée selon laquelle les genres seraient le moteur interne de la littérature et pourraient servir d’explication pour l’existence des textes individuels est en dehors de l’horizon de la pensée de la plupart des poéticiens pré-romantiques. (…) Avec la naissance du romantisme tout change. S’il y a des textes littéraires, si ces textes ont les propriétés qu’ils ont et s’ils se suivent historiquement comme ils le font, c’est qu’il existe des genres qui constituent leur essence, leur fondement, leur principe de causalité inhérent.» 171 ’Le genre dans sa double acception (taxinomique et interprétative) porte en lui l’héritage d’une interprétation essentialiste et d’une classification normative, où comprendre revient à inclure.
L’acception classificatoire est toujours très vivante dans le monde des lettres et se décline dans une logique de stratégies d’inclusion ou exclusion qui fait écho à l’alternance des places de prestige occupées, de façon variable, le long des siècles. La poésie, exclue de la poétique de l’Antiquité, a ensuite incarné l’idée de littérature dans la poétique romantique. Ainsi, classement et interprétation continuent à structurer la notion de genre, parfois dans une rivalité qui mène à ce que Schaeffer nomme « des confusions et de nombreuses théories ».
On peut s’en apercevoir dès que l’on pose la question du genre au témoignage : « où le classer ? » est une interrogation qui ne peut qu’être simultanée à « quelle nature de texte est-il ? ». Cette rivalité, interne à une certaine impossibilité de la simultanéité, relève d’oppositions qui semblent indépassables. Dans les faits le dépassement s’est fait par le chemin d’un principe qui se veut de « croisement » - Genette fait appelle à l’idée d’intersection, une image qui découle de la symbolique des grilles – qui a conduit vers un « seuil d’indifférence » pour certains objets, tels que les genres factuels et le témoignage. Dès qu’il s’agit de les combiner, et de faire travailler une notion interprétative de genre, les possibilités semblent tendre à l’infini tout en gardant un certain penchant pour une logique oppositionnelle.
Ce couple d’opposition – classement/interprétation – structure une idée « inclusive » du littéraire. Chez Gérard Genette il se décline dans les deux catégories du genre et du mode, reconnues comme « critères absolument hétérogènes et de statut radicalement différent». 172
‘« Les genres sont des catégories proprement littéraires (ou esthétiques), les modes sont des catégories qui relèvent de la linguistique, ou plus exactement d’une anthropologie de l’expression verbale » 173 ’Les modes pour Genette peuvent être qualifié de forme naturelle au sens où, dit-il, on peut parler de « langues naturelles » : « Formes naturelles en ce sens tout relatif et dans la mesure où la langue et son usage apparaissent comme un donné de nature face à l’élaboration consciente et délibérée des formes esthétiques. » 174 . Les modes, en tant que naturels, sont antérieurs et extérieurs à toute définition littéraire. Genette précise l’idée de mode en opposition à celle de genre à partir du grand malentendu qui aurait eu lieu avec le Romantisme : les genres se définissent, à partir de cette époque, par une spécification de contenu « que rien ne prescrivait dans la définition du mode dont il relevait » 175 . La confusion entre le mode et le genre aurait de fait encouragé une naturalisation des genres, en projetant sur eux « le privilège de naturalité qui était légitimement celui des modes » 176 . Ainsi, à partir du romantisme le lyrique, l’épique et le dramatique ne seront plus envisagés comme simples modes d’énonciation, mais comme des véritables genres, dont la définition comporte déjà inévitablement un élément thématique.
Avec le Romantisme les modes sont censés contenir hiérarchiquement un certain nombre de genres, lesquels sont des faits de culture et d’histoire qui comportent toujours un élément thématique qui échappe à une description purement formelle ou linguistique.
La théorie des genres que propose Genette se construit ainsi sur la base de cette opposition entre genre et mode, de laquelle découle une interprétation des relations qui courent entre les deux :
‘« La relation des genres aux modes est complexe, et sans doute n’est-elle pas, comme le suggère Aristote, de simple inclusion » 177 . ’Quand Genette revient quelques années plus tard sur cette première formulation, cette relation continue d’être pensée sur la base de la même idée « d’inclusion ». Il développe donc la relation entre mode et genre en l’articulant sur des variantes qui mettent en question seulement le nombre d’inclusions possibles (intersection) et non pas l’idée d’inclusion :
‘« La relation entre la catégorie du genre et celle de ce que j’appelle en son nom le « mode » n’est pas de simple inclusion, ou plus précisément n’est pas de simple inclusion. Il y a et il n’y a pas inclusion, ou plutôt il y a (au moins) double inclusion, c'est-à-dire intersection. » (…) Chaque genre relève à la fois (au moins) d’une catégorie modale et d’une catégorie thématique. (…) Les catégories modales et thématiques n’ont entre elles aucune relation de dépendance, le mode n’inclut ni n’implique le thème (…) les modes et les thèmes, en se croisant, co-incluent et déterminent les genres. » 178 ’A partir du système aristotélicien, Genette choisit donc le croisement afin de penser une co-inclusion déterminante qui ouvrirait une voie pour dépasser la « taxinomie inclusive et hiérarchique, laquelle à chaque fois bloque d’emblée tout jeu et le conduit à une impasse » 179 qui a caractérisé les systèmes qui se sont suivis après Aristote. Mais il s’agit toujours d’un développement de l’idée d’inclusion, qui présuppose celle d’exclusion.
Les relations du texte aux genres se retrouvent en fait dans la macro-catégorie de la transtextualité (tout ce qui met en relation un texte avec d’autres textes) qui contient en cascade plusieurs autres catégories relationnelles : l’intertextualité et la métatextualité (les relations transtextuelles entre commentaire et texte qu’il commente), la paratextualité (les relations d’imitation et de transformation, ou la transtextualité par excellence) et enfin, celle qui touche aux genres : l’architextualité.
‘« J’y met enfin (sauf omission) cette relation d’inclusion qui unit chaque texte aux divers types de discours auxquels il ressortit. Ici viennent les genres, et leurs déterminations déjà entrevues : thématiques, modales, formelles, et autres ( ?). Appelons cela comme il va de soi, l’architexte, et architextualité, ou simplement architexture… » 180 ’Sans entreprendre des chemins sur un territoire qui nous égarerait dans l’ontologie (le problème du genre rejoint de fait la théorie de l’être : qu’est-ce qu’un genre ? étant une question qui touche à ce qui est et à comment est ce qui est), il nous semble important de remarquer que la spécification que l’on attribue à la relation est cruciale pour déterminer les frontières du littéraire. Si la relation est formulée sous le sceau de l’inclusion, la tentative pourtant annoncée par Genette de sortir de la « taxinomie inclusive et hiérarchique » ne peut qu’aboutir à des hiérarchies nouvelles. Formuler les relations entre les textes et les genres selon un principe d’inclusion présuppose la possibilité de l’exclusion. Ceci est d’autant plus à surveiller, dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique de la pratique littéraire, quand une séparation nette s’opère sur l’arrière plan d’un privilège de naturalité d’un terme par rapport à un autre. Dans le processus romantique de naturalisation des genres, ce que Genette met en cause est d’avoir pour effet la constitution des genres en types idéaux ou naturels 181 où ce qui fait problème n’est pas le présupposé qui oppose et sépare nature et artifice mais l’attribution de la place du naturel qui est à replacer du côté des modes.
Ainsi, cette opposition continue de rester structurante pour affirmer aussi l’existence de formes aprioriques de l’expression littéraire (les modes sont pour Genette des catégories prélittéraires et naturelles sur la base d’une idée de langue naturelle) sur lesquelles construire deux littérarités distinctes : une idée de littérarité constitutive à opposer à une littérarité conditionnelle. L’existence de ces deux concepts constitue le préjugé qui détermine (ou perpétue ?) une hiérarchie de classe dans le littéraire, par laquelle le factuel hérite aujourd’hui d’une position subalterne.
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Il ne faut pas se leurrer : libérer le champs de la résistance oppositionnelle pour dire ce qu’est un témoignage est une entreprise donquichottesque, d’autant plus que, comme nous l’avons précisé, cette question tient plus à l’ontologie qu’à un travail d’analyse littéraire. Mais le temps passé à réfléchir aux points d’impasse pour penser d’une façon différente le témoignage (quels que soient les résultats qui en tout cas ne peuvent pas apporter des réponses définitives) nous a fait au moins entrevoir comment en littérature la question éthique émerge aux limites de nos schèmes d’intelligibilité.
Au moment où la théorie se fait pratique elle tient de l’action. Il nous a semblé légitime de questionner l’éthique qui la préside et qui se manifeste au moment des pratiques critiques dont l’action est dirigée souvent par des impensés apparemment sans origine. Ainsi, les postulats qui, en vertu de certains impensés, semblent aller de soi (tels que « le témoignage n’est pas littérature ») sont à revoir non seulement dans le cadre de la forme propre à l’objet en question, mais aussi dans celui du discours sur cette forme expressive. C’est ce métadiscours qui détient en effet un pouvoir d’établir des lois qui façonnent l’interpellation à laquelle le texte va répondre dans une situation de domination : « Un texte, gardé par ses gardiens (auteur, éditeur, critique, universitaires, bibliothécaires) ne peut légiférer que si un système de lois plus puissant le garantit ». 182
Schaeffer, Jean-Marie, « Du texte au genre. Notes sur la problématique générique », (Poétique, 53, 1983), in : Genette, Gérard et Jauss, Hans Robert et Schaeffer, Jean-Marie et alii, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p.179.
Ibid. p. 34. « Les genres sont coextensifs à la littérature qui est désormais conçue comme la totalité organique des œuvres. A partir de ce moment, les métaphores organicistes cessent d’être heuristiques et occupent une position théorique stratégique : les genres posséderons désormais une nature interne, et cette nature interne sera la ratio essendi des textes. (…) Il s’en suit une scission entre l’histoire littéraire, explicative et générique, et la critique, évaluatrice et immanente à l’œuvre individuelle. ».
Genette, Gérard, « Introduction à l’architexte », in : Fiction et diction, Seuil, (1991) 2004, p. 62.
Genette, Gérard, « Genres, « types », modes », in : Poétique, n. 32, 1979, p. 418. Dans « Introduction à l’architexte » le c.o.d. de la même phrase « une anthropologie de l’expression verbale » a été remplacé par « de ce que l’on appelle aujourd’hui la pragmatique », op. cit., p. 64.
Ibid. p. 64.
ibid. p. 62
Ibid. p. 69.
Genette, Gérard, « Introduction à l’architexte », in : Fiction et Diction, Seuil, (1991) 2004, p. 70.
Ibid. p. 72. (Souligné dans le texte).
Ibid. p. 73.
Ibid. p. 80.
Ibid. P. 70.
Derrida, Jacques, « Préjugés. Devant la loi », in : Derrida, Jacques et Descombes, Vincent et Kortian, Garbis et alii, La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 132.