Le cadre dans lequel nous proposons de penser le témoignage de la migration maghrébine francophone devra partir de la prise en compte du témoignage en tant que modalité du discours et de la scène d’interpellation dans/par laquelle il surgit.
Les conditions de surgissement de l’énonciation ont pris différentes appellations : de l’«archive » de Foucault 1 à la « scénographie postcoloniale » de Jean-Marc Moura. Ce dernier applique le concept de « scénographie » développé par Dominique Maingueneau dans Le contexte de l’œuvre littéraire, 2 pour décrire la spécificité du discours postcolonial. 3
L’analyse du discours est une approche qui permet de dépasser l’opposition consacrée par l’esthétique romantique entre textes « intransitifs » et textes « transitifs » et de penser la littérature comme un ensemble d’objets qui se modifient avec les configurations du savoir :
‘« Il ne s’agit plus de confronter le « profane » des sciences humaines au « sacré » de la littérature, mais d’explorer les multiples dimensions de la discursivité sans poser au départ une incommensurabilité de droit. […] Ce qui relève du discours n’est pas un éclairage de plus [parmi les outils d’analyse toujours nouveaux de plus en plus performants] c’est la mise en place progressive d’un mode d’appréhension du fait littéraire (et pas seulement des œuvres). » 4 ’Le concept de scénographie propose d’observer le lieu d’articulation entre le texte et le contexte à partir de l’idée d’une spécificité qui caractérise et différencie les discours. Or, si la scénographie du roman maghrébin compte de riches analyses, 5 celle du témoignage reste à définir.
Il nous semble que le trait spécifique de l’énonciation testimoniale tient à une sommation à répondre du sujet face à ce qu’il lui est arrivé,que nous pouvons appeler « interpellation », dans laquelle s’articulent les pressions des pouvoirs à l’œuvre dans le contexte et la formulation de subjectivité contenue dans sa réponse. L’analyse du contexte est certes importante mais elle ne doit pas être séparée de l’observation de la formulation de l’énonciation. Si l’analyse de la « scène littéraire » 6 - et par là des conditions de légitimation de l’œuvre sur son dire - est indispensable pour comprendre l’embrayage des formes où le témoignage se trouve inséré, l’observation des modalités d’engendrement du témoignage permet de cerner sa spécificité discursive. Des éléments constitutifs de telle spécificité, comme le silence, trouvent ainsi d’autres explications que celles dues aux pressions contextuelles. Dans le silence il y a une impuissance du sujet face à l’événement qui le dépasse ; une telle impuissance dans la littérature maghrébine est inscrite dans une condition d’impuissance plus vaste que celle d’un contexte spécifique de la migration qu’il faut prendre en compte dans l’observation du silence. Même quand l’impuissance est déjouée par le récit, le silence de la langue première reste, il constitue une trace, la marque de domination, où l’on peut entendre toute l’impossibilité de dire jusqu’au bout.
Parmi les éléments qui définissent le cadre du surgissement de l’énonciation, la sommation à répondre se greffe sur une nécessité individuelle et collective. L’écrivain maghrébin est appelé, à l’origine, à « remplir la fonction de truchement » 7 , à servir de pont entre deux mondes, à être « homme-frontière » selon la formule utilisée par J. Déjeux dans la première histoire de la littérature maghrébine 8 . Cette interpellation nécessaire de la figure d’un tiers – qui traverse toute la littérature maghrébine et met l’écrivain dans une position délicate (il n’est pas un terstis non impliqué) – se trouve à son tour inscrite dans un « différend » que Jean-François Lyotard définit comme élément clé du témoignage :
‘« A la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. » 9 ’L’approche transdisciplinaire du concept de témoignage nous a montré comment celui-ci est lié à une mise en procès de l’objet dont on témoigne. Mais, dans le cas de la migration le procès perd tout contour de définition. Ni la colonisation ni les phénomènes qui lui sont directement liés comme la migration postcoloniale ne sont passés en jugement : un vrai procès avec de chefs d’accusation définis et l’identification des personnes ou Institutions directement responsables n’est même pas imaginable. 10 Néanmoins, le discours testimonial naît du différend entre deux parties. Cette situation d’énonciation va caractériser la forme même de son émergence : un état du langage, indépendamment du genre littéraire où il se trouvera inscrit, inscription qui (elle) pourra être prise en compte par l’observation de la scène littéraire.
‘« Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe. » 11 ’Cet « état instable du langage », Giorgio Agamben l’a analysé dans sa réflexion sur le témoignage à partir d’un dépassement de l’idée d’énoncé comme phénomène en soi, comme un « avoir lieu du dire » où l’énonciateur en tant que sujet se trouve effacé, comme le formulait Foucault (et qui devait le conduire à sa critique de la notion d’auteur). Une attention plus marquée aux implications éthiques de la théorie des énoncés conduit Foucault à considérer autrement, dans ses écrits ultérieurs, l’obscurité du sujet qui avait sombré dans le murmure anonyme du « qu’importe qui parle ?» 12 . Agamben repart de ce point pour réélaborer une conception du sujet là où il se trouvait pris dans une sorte de vide :
‘« Si la constitution de l’archive pour Foucault supposait la mise hors-jeu du sujet, réduit à une simple fonction ou à une position vide, et son évanouissement parmi la rumeur anonyme des énoncés, dans le témoignage la place vide du sujet devient la question décisive.» 13 ’Si d’après Agamben nous assumons le témoignage comme : « le système des relations entre le dedans et le dehors de la langue, entre le dicible et le non-dicible en toute langue – donc entre une puissance de dire et son existence, entre une possibilité et une impossibilité de dire », 14 la scène d’interpellation est le lieu où s’articulent le contexte et la subjectivité qui rend compte de soi dans l’écart entre une possibilité et une impossibilité de dire.
Cette scène d’interpellation caractérise toute la littérature maghrébine et se présente d’une façon constante à chaque thème qu’elle aborde.
‘« Les rares romans importants de l’émigration sont en quelque sorte des réponses des écrivains bien après l’indépendance de leurs pays, à ce qu’on pourrait appeler une sommation par l’histoire : face au scandale du fait politique, l’écrivain censé représentatif de la communauté immigrée est quasiment mis en demeure par ses lecteurs de mettre en mots un vécu. » 15 ’Mettre en demeure signifie « ordonner, signifier, exiger, donner un signe ». C. Bonn utilise cette locution du droit qui nous signifie la scène d’interpellation dans laquelle se trouve l’écrivain maghrébin. Couramment la locution « mise en demeure » signifie l’ « obligation faite au débiteur de se libérer » 16 . Cependant, cette sommation ne se limite pas qu’à l’attente de lecture, elle concerne intimement l’écrivain qui est interpellé en première personne à répondre de l’événement de la migration : la subjectivité qui s’exprime dans cette scène d’interpellation est celle du témoin en tant que sujet éthique.
Le paradoxe qui empêche de prendre en compte la spécificité du genre testimonial dans ce champ littéraire est que toute cette littérature est née comme littérature de témoignage. L’écrivain postcolonial est un témoin : tout écrivain postcolonial témoigne de la condition postcoloniale. La conséquence est une sorte d’aveuglement sur les témoignages spécifiques, sauf quand ils concernent des événements mis en procès au niveau international pour leur gravité reconnue, comme par exemple les témoignages du génocide rwandais.
‘« Le témoin, comme le rappelle Edouard Glissant, c’est celui qui rapporte l’histoire vécue. Et cette histoire vécue est connue, c’est celle de l’esclavage, de la colonisation, et des avatars de l’Indépendance. L’habitude a été prise dans la critique littéraire d’accorder une valeur de vérité à la parole de l’écrivain, qu’il ait vécu ou non l’événement qu’il rapporte – notamment en ce qui concerne la colonisation. Le fait qu’il ait vécu ou non l’événement n’a aucune importance dans le discours qu’il peut proférer. Les différents lieux de cette écriture d’avant 1994 sont eux aussi connus : il s’agit de raconter la vérité de l’esclavage et de la colonisation à travers les multiples dépossessions d’identité par les colons, la morbidité de l’univers carcéral, etc. et la vérité des indépendances, les dictatures, les assassinats, les luttes sanglantes pour le pouvoir, vérités reconnues comme un point d’historicité à travers la littérature. Ces récits ont forgé un certain aspect du discours africain littéraire au cours du XXe siècle. Et significativement, ils ont aussi contribué à figer toute réflexion sur la notion de témoignage. » 17 ’L’inscription d’un témoignage dans la tradition littéraire maghrébine est comme invalidée par la dissolution du genre qui a glissé vers la définition plus générale du discours postcolonial.
‘« Les littératures des pays anciennement colonisés par la France sont des littératures émergentes, dans un contexte de décolonisation auquel elles doivent à la fois leur promotion et leur semi-stagnation. Promotion parce que l'actualité soudaine des régions géo-politiques auxquelles elles appartiennent les a fait bénéficier d'une attention plus grande du public. Semi-stagnation parce que ce même public les a souvent installées dans une dépendance par rapport à cette actualité qui a rendu plus difficile leur reconnaissance comme littératures à part entière plutôt que comme simples témoignages ou documents de circonstance. » 18 ’Ce qui est encore plus important dans cette dissolution est le mouvement de libération du rôle de témoin auquel l’écrivain postcolonial avait été confiné. Par ailleurs, ce rôle a aussi longtemps orienté la critique francophone dans une réception marquée par une sorte de révérence à l’égard des « témoins » (la sacralisation du témoin).
‘« La question la plus importante de ces dernières années, s’agissant des littératures dites « francophones », est sans doute celle de la mise au point d’une approche véritablement critique, qui puisse, d’une part, vérifier ou invalider l’idée qu’il y a là un objet global, déterminé par une autre réalité que la superstructure politique de la francophonie ; et qui puisse, d’autre part, s’assumer comme théorie, ce qui revient à en finir avec cette révérence a priori à l’égard des témoins qui a été longtemps l’une des conditions de possibilité, inséparablement, de l’énonciation littéraire et de son commentaire. » 19 ’La position de Pierre Halen rend bien compte d’une attitude générale dans les approches critiques des littératures francophones, qui résulte de la nécessité idéntifiée de se débarrasser de ce qu’il appelle les « interférences politiques ». Même si cet état de fait du contexte de réception est tout à fait compréhensible, il nous semble que des apports « extrêmement constructifs », tels qu’il les invoque ne puissent pas négliger une écoute de la dimension testimoniale de la littérature maghrébine.
Si, comme l’affirme Giorgio Agamben, le témoignage est inscrit dans un système des relations qui existent entre le dicible et le non-dicible en toute langue, il apparaît clair que le souci esthétique d’un telle pratique littéraire ne peut pas être séparé du terrain éthique testimonial d’où elle naît.
Foucault, Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 171. « L’archive est le système général de la formation et de la transformation des énoncés ».
Maingueneau, Dominique, Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société. (L’énonciation littéraire, III), Paris, Dunod, 1993.
Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 2005, pp. 120-136.
Maingueneau, Dominique, « Un tournant dans les études littéraires », in : L’analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, p.20 et 23.
Nous renvoyons en particulier à la réponse de C. Bonn au concept de scénographie postcoloniale formulé par Moura « Scénographie postcoloniale et « définition forte de l’espace d’énonciation » dans le roman maghrébin », in : Moura, Jean-Marc et D’Hulst, Lieven, Les études littéraires francophones : états des lieux, Actes du colloque organisé par les Universités de Leuven, Kortrijk et Lille 2-4 mai 2002, V illeneuve d ' Ascq : Conseil scientifique de l ' Université Charles-de-Gaulle Lille 3 , 2003, pp. 127-140.
« La scénographie d’une œuvre [la situation d’énonciation d’une oeuvre] est dominée par la Scène littéraire. C’est cette dernière qui confère à l’œuvre son cadre pragmatique, associant une position d’ « auteur » et une position de « public » dont les modalités varient selon les époques et les sociétés », Maingueneau, Dominique, Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 123.
Sanson, Hervé, Le témoin littéraire : réécriture chez Mohammed Dib, Thèse de doctorat, (dir.) M. Calle-Gruber, Mireille, Paris VIII, 2005, p. 6.
« le mouvement littéraire (…) n’était pas fermé aux Algériens d’origine Arabo-Berbère, mais on ne voulait reconnaître que ceux qui étaient suffisamment acculturés pour jouer le rôle d’hommes frontières tout en demeurant dans leur milieux », Déjeux, Jean, Littérature maghrébine de langue française. Introduction générale et auteurs, Ottawa, Naaman, 1973, p.17.
Lyotard, Jean-François, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 9. Voir aussi : « Introduction : L’Algérie, un différend », in : Lyotard, Jean-François, La guerre des Algériens. Ecrits 1956-1963, Paris, Galilée, 1989.
Dans une histoire du genre testimonial on peut constater que les témoignages qui se sont fixés dans cette catégorie sont passés, selon des modalités différentes, par une étape où le droit a accompli un geste d’intervention : du procès pour crime contre l’humanité à l’attribution de pension d’invalidité de guerre. La migration en tant que phénomène en cours n’est pas passée en jugement. Cela a un poids au niveau de l’historicisation de la migration qui se répercute parallèlement dans le processus d’historicisation dans les lettres et dans l’entrée dans le genre. Cela est une première donnée programmatique. L’autre tient à la prise en compte du fonctionnement de la scène d’interpellation qui est toujours présente, à n’importe quel stade du cycle testimonial.
Lyotard, Jean-François, op. cit., p. 29.
Foucault, Michel, « La vie des hommes infâmes », in : Dits et écrits tome 3, texte n° 198, Paris, Gallimard, 1994.
Agamben, Giorgio, op. cit., p. 190.
Ibid. p. 189.
Bonn, Charles, « Du cliché obstacle au cliché prétexte, dans une littérature de l’émigration ».
http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/ClicheTunis2000.htm .
« demeure », Le Petit Robert, p. 582.
Fonkoua, Romuald, « A propos de l’initiative du Fest’Africa : « témoignage du dedans », « témoignage du dehors » », in : Lendemains, « Rwanda – 2004 : témoignages et littérature », n. 11, novembre 2003 (nous soulignons).
Bonn, Charles, « Petit historique d’une réception mouvementée : du « postcolonial » au « post-moderne » ? », [disponible en ligne], http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/2002Trieste.htm . (Nous soulignons).
Halen, Pierre, « constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Etudes françaises, vol. 37, n. 2, 2001, p. 15.