« L’absence est avant tout une parole déplacée née d’une situation historique,
celle de la guerre d’Indépendance. » 20
Etant donné qu’il y a témoignage essentiellement d’événements qui entraînent une désubjectivation : « le témoin, le sujet éthique, est ce sujet qui témoigne d’une désubjectivation » 21 , notre idée est que le témoignage d’un événement est constitué par des strates successives. Cependant, ce terrain commun qu’elles vont former se caractérise immanquablement par un « devenir littéraire » qui touche tant les témoignages de non écrivains que d’écrivains. Dans le cas des témoignages de camps a été formulée l’idée de « cycle » pour décrire les dynamiques qui caractérisent les différentes couches des témoignages de l’événement génocidaire. Les témoignages contemporains à l’événement et ceux qui précèdent l’existence d’un discours historiographique et juridique sont marqués par la forme historico-juridique qui répond à l’exigence contingente de constituer des preuves pour établir l’histoire de l’événement. Quand ce discours existe, le témoignage se singularise jusqu’au « refus de témoigner », qui pourrait être vu comme le moment qui marque la métamorphose du témoin en écrivain. 22
Le contexte de la littérature maghrébine n’est pas comparable à celui de la Shoah, tant sur le plan des événements en question que sur celui de l’histoire de la réception qui a conditionné la forme des cycles. Cependant, de cette critique spécifique nous retenons le concept de cycle en ce qu’il permet d’envisager des périodes et des formes différentes de témoignages autour de l’événement migratoire qui peuvent ainsi être mises en relation d’une façon moins délégitimante que celle véhiculée par les appellations existantes (littérature issue de l’immigration, littérature naturelle). Il est vrai cependant que dans le contexte qui nous intéresse l’opérativité du concept de cycle est compliquée par la superposition d’événements enchevêtrés : la colonisation et la migration. La lecture du « refus de témoigner » individué dans la littérature des camps, dans celle de la migration maghrébine, il est à insérer dans cette configuration, où la fin d’un cycle (témoignage de la colonisation) retentit sur l’expression de l’événement migratoire qui n’est ni nouveau ni épuisé. Si la migration est laissée entre parenthèses au moment où le plus important était de témoigner du colonialisme au Maghreb, quand ce cycle s’estompe, le désir de sortir du témoignage est relatif plutôt à ce premier cycle mais il retentit aussi sur celui de la migration où le témoignage devient difficilement reconnaissable à l’intérieur de la production littéraire existante. Le fait de considérer la migration comme un phénomène nouveau, face auquel le pays d’immigration est démuni, relève d’une stratégie politique.
‘« La question de l’immigration occupe aujourd’hui en France le devant de la scène politique et médiatique. Elle est présentée comme un problème inédit, neuf, original. Les prévisions et les calculs prospectifs ne s’appuient pourtant que sur une « écume » du passé, même si les historiens se risquent à remonter dans le temps. On découvre alors que les migrations (…) ont existé depuis les temps les plus anciens. (…) Toute histoire est « migrations. » 23 ’Traiter la migration comme un « problème inédit » permet en réalité d’en faire un problème. Il en va de même en littérature, où l’attente d’une forme spécifique de témoignage apte à faire comprendre le phénomène, correspond à une stratégie de délégitimation des formes existantes qui attestent du cycle réel. Le « refus à témoigner », qui dans la littérature des camps signale une fictionnalisation des témoignages, n’est pas reconnaissable d’une manière nette dans le cycle testimonial de la migration qui se trouve enchevêtré à celui de la domination coloniale. Ainsi, nous pouvons difficilement affirmer que pour « dire la migration » le fictionnel prime sur la factualité d’autres genres littéraires. Le degré de littérarité sera alors à mesurer moins à la conformité à une forme qui exprimerait mieux qu’une autre qu’à la fonction créative que les textes produisent sur l’échelle des cycles et des œuvres individuelles de leurs auteurs.
Chevalier, Karine, « La fonction poétique et politique des « absents » dans l’œuvre de Nabile Farès », in : Bonn, Charles (dir.), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives. Paris, L’Harmattan, 2004 (actes de colloque), p. 286.
Ibid. p. 199.
Voir à ce propos : Kalisky, Aurélia, « Refus de témoigner ou chronique d’une métamorphose : du témoin à l’écrivain (Imre Kertész, Ruth Klüger) », in : Coquio,Catherine (sous la dir. de), L’histoire trouée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atlante, 2003, pp. 413-446.
Stora, Benjamin et Temine, Emile, Immigrance. L’immigration en France au XXe siècle, Paris, Hachette, 2007, p. 14.