Les notions de « scène d’interpellation » et de « cycles testimoniaux » peuvent maintenant nous aider à mieux cerner les notions génériques qui nous sont nécessaires pour comparer Habel et La plus haute des solitudes. Le genre testimonial peut être appréhendé comme une classe de texte historiquement spécifique ou comme catégorie transhistorique, où les relations génériques sont définies à partir des modalités d’énonciation.
Dans le cas que nous analysons nous sommes en effet confrontés à deux textes dont les relations génériques sont marquées par une différence « scandaleuse » du fait qu’elle entraîne à les considérer comme appartenant aux deux mondes opposés du fictionnel et du factuel. Cette différence tient à une notion réduite du genre qui bloque toute entrée pour établir des relations génériques entre un témoignage « historiquement spécifique » et une fonction testimoniale insérée dans un autre genre. Pourtant, parmi les ressemblances entre les deux textes, celle du thème (la migration) et celle de l’énonciation (un « je » testimonial) nous signalent une relation à partir de laquelle il devrait être possible de définir un champ générique partagé par les deux.
Si on s’en tient à l’approche pragmatique, pour laquelle l’œuvre littéraire est moins une question d’identité littéraire que l’accomplissement d’un acte de communication, nous pouvons penser le témoignage avant tout en tant qu’« acte discursif ».
‘« Toute théorie générique présuppose en fait une théorie de l’identité de l’œuvre littéraire et plus largement de l’acte verbal. Or, une œuvre littéraire, comme tout acte discursif, est une réalité sémiotique complexe et pluridimensionnelle ; de ce fait la question de son identité ne saurait avoir de réponse unique, l’identité étant au contraire toujours relative à la dimension à travers laquelle on l’appréhende. Une œuvre n’est jamais uniquement un texte, une chaîne syntaxique et sémantique, mais elle est aussi, et en premier lieu, l’accomplissement d’un acte de communication interhumaine. (…) Dès qu’on se concentre sur la globalité de l’acte discursif, plutôt que sur sa simple réalisation textuelle, littéraire ou non, orale ou écrite, l’hétérogénéité des phénomènes auxquels se réfèrent les différents nom des genres cesse d’être scandaleuse» 24 ’Nous pouvons ainsi établir qu’il n’y a pas de frontière absolue entre la catégorie historique et transhistorique, car comme l’explique Schaeffer, « la plupart des noms de genres se réfèrent à des niveaux d’abstraction différents » 25 . Pour approcher les différents types de relations génériques, ce qui compte alors est d’abord de savoir auxquels, parmi les nombreux phénomènes, le nom de « témoignage » peut être référé.
Suivant la théorie de Schaeffer, dans l’acte discursif il faudra distinguer le cadre communicationnel (énonciation, destination, fonction), de la réalisation textuelle (niveau sémantique, niveau syntactique). Les noms de genres se réfèrent en effet à la fois à l’un et à l’autre et à l’intérieur de chacun peuvent retenir un phénomène en particulier. Ces noms reflètent un geste de découpage parmi d’autres possibles, une construction métatextuelle choisie qui « trouve sa légitimation dans la stratégie de savoir du poéticien et non pas dans une différenciation interne univoque de la littérature ». 26
Comme nous l’avons vu, un des traits « scandaleux » auxquels nous sommes confrontés par le nom de « témoignage » tient au régime fictionnel et factuel. Ce trait prend des dimensions énormes s’il est élu comme différence majeure entre les deux textes, sur laquelle fixer le niveau de la définition du genre testimonial. La différence entre nos deux textes se relativise si le trait factuel/fictionnel est comparé à d’autres fonctionnements, qui ensemble vont nous donner une idée plus globale des différents niveaux qui participent, de manière dissemblable, à ce que nous pouvons appeler une dimension testimoniale. L’expression de « dimension testimoniale » nous évite le sens commun qui associe le nom de « genre testimonial » à la seule logique taxinomique du genre historique, qui le voudrait un genre défini uniquement par la factualité, alors que nous avons besoin de penser la généricité en tant que facteur productif de la constitution de la textualité. Celle-ci ne peut se mesurer que si l’on prend en considération différents types de relations génériques, tant celles qui interviennent au niveau du cadre communicationnel (exemplifiantes) que celles au niveau du texte (modulatrices). C’est à dire que, pour penser le genre d’une façon plus complète, il faut assumer deux régimes génériques différents : l’un est basé sur le niveau de « l’acte communicationnel » et l’autre sur le niveau du « texte ». D’après Schaeffer la relation du texte au genre est exemplifiante quand : «le nom générique investit le niveau de l’acte communicationnel, […] c’est-à-dire [quand] le texte se borne à posséder la (ou les) propriété(s) qui le dénote(nt) et à laquelle (ou auxquelles) le nom fait référence ». 27 La relation est dite modulatrice quand elle se réfère à la logique de la différentiation interne : « le texte n’exemplifie pas simplement des propriété fixés par le nom du genre, mais module sa compréhension, c’est-à-dire institue et modifie les propriétés pertinentes. » 28
Le terme de « dimension testimoniale », dans la démarche interprétative du texte, nous permet aussi de prendre en compte à la fois et d’une même intention une problématique générique, en ce qu’elle exprime la relation de l’écriture à la loi, et le discours indissociable qui tient de la subjectivité : du sujet éthique qui est le témoin et de son devenir littéraire. Ici, le concept de « devenir » souligne une tension vers le changement qui est moins celle qui proviendrait de la force du nom « littérature » et de sa nature fixée par la loi que celle qui est inscrite dans le concept même de « vie » dans son double aspect de zoé et bios. Souligner la présence de la vie dans l’écriture testimoniale ne revient pas à mettre au premier plan la biographie de l’écrivain d’une façon plate, mais plutôt à connaître les pressions auxquelles son dire à dû s’exposer. Il s’agit plutôt de ne pas effacer la dimension de la personne : l’écriture qui se présente à nous dans son énigmaticité 29 est passée par la vie tout autant que l’élaboration de son sens à travers l’expérience de la lecture. Cette subjectivité est à penser comme une intentionnalité auctoriale inscrite dans la scène d’interpellation à laquelle le dire de l’écrivain s’est confronté. C’est dans le croisement des deux que l’on peut mesurer la réponse à l’événement, c'est-à-dire dans son inscription individuelle et subjective attestée dans le texte. L’observation de comment l’événement est dit, comment l’écriture répond à l’événement, est une partie intégrante du dire testimonial appréhendé comme réponse exemplaire de la subjectivité à ce qu’il lui arrive.
Le chemin parcouru jusqu’ici nous permet maintenant d’aborder les deux cas de figure que représentent Habel et La plus haute des solitudes dans le cadre du genre. Dans la spécificité des textes que nous analysons, nous pourrons évaluer pourquoi ni l’idée essentialiste de la littérature ni celle d’une littérature passive qui « souffre de toutes les passions » et qui témoigne de « sa vérité sans vérité » 30 ne comblent l’ensemble des doutes que le témoignage de la migration soulève.
Le cas de La plus haute des solitudes est celui d’un témoignage où la généricité testimoniale (sa fonction textuelle) fonctionne à l’intérieur du genre de l’essai qui se caractérise par le régime factuel. Dans Habel, la dimension testimoniale se constitue par l’insertion de l’instance testimoniale dans un autre genre, le roman. La relation générique de Habel au genre « témoignage » est sans doute « modulatrice », c'est-à-dire une relation dans laquelle « les déterminations ne sont pas d’ordre global mais partiel » 31 . Le cas de La plus haute des solitudes est un peu plus complexe. Si l’individuation du genre « roman » pour Habel est fixée au niveau paratextuel, dans le cas du texte de Ben Jelloun l’indication paratextuelle indique à la fois l’essai, la thèse et le témoignage. Si l’on se tient à l’une des ces indications, la relation générique de La plus haute des solitudes au genre « témoignage » est « exemplifiante » ; mais si l’on veut observer comment le témoignage est un facteur productif de la constitution de la textualité, c’est au niveau de la relation modulatrice qu’il faudra l’observer, c’est-à-dire dans les lieux où le témoignage fait résistance à l’autre genre.
L’intentionnalité auctoriale (genre testimonial intrinsèque) et le type de lecture (genre testimonial extrinsèque) se réfèrent ainsi à deux contextes différents : dans le premier cas à un modèle qui est présumé exister, mais qui de fait n’est pas encore constitué ; dans le deuxième au modèle romanesque.
Il s’agira alors d’évaluer le rôle des éléments périphériques des textes, de se demander à quelle idée de témoignage de la migration et de roman de la migration renvoie l’appareil paratextuel. Quant à l’intentionnalité auctoriale, il faudra l’évaluer aussi à l’intérieur de l’autorité factuelle de l’auteur, celle qui légitime l’écrivain maghrébin à parler de la migration maghrébine. Mais comme nous allons le voir, elle articule un dire spécifique qui ne peut être fixé dans la factualité ou la fictionnalité. Nous sommes confrontés là au dire de l’écrivain public qui caractérise la spécificité du dire testimonial maghrébin.
Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989 p. 80.
Schaeffer, Jean-Marie, « Genres littéraires », in : Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2001, p. 354.
Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989 p. 75.
Ibid., p. 156.
Ibid., p. 166.
Le terme est utilisé par Jean Bessière, même si, à partir du terme anatomie auquel il est associé nous présumons qu’il est employé dans un sens un peu différent : L’énigmaticité de la littérature : pour une anatomie de la fiction au XXe siècle, Paris, PUF, 1993.
Derrida, Jacques, op. cit. p. 41.
Schaeffer, Jean-Marie, op. cit., p. 167.