Mohammed Dib et Tahar Ben Jelloun occupent une place de prestige dans la scène littéraire maghrébine et mondiale : leurs œuvres sont traduites dans un grand nombre de langues et couronnées par plusieurs prix littéraires qui leur confèrent un statut de représentativité parmi les écrivains maghrébins. Cette reconnaissance institutionnelle permet aujourd’hui une certaine visibilité de deux œuvres caractérisées par une extraordinaire richesse et complexité, qualités qui s’expriment dans la pratique de genres différents comme le roman, la nouvelle, la poésie, le théâtre, l’écriture journalistique et l’essai.
De ce fait, leurs œuvres sont parmi les plus illustrées dans l’enseignement universitaire des littératures francophones, et même dans la marginalité qui caractérise ce champ littéraire au sein des didactiques à différents niveaux, elles sont divulguées parfois aussi dans l’enseignement secondaire français 32 . Il arrive même que les critiques de l’un ou de l’autre mettent en relief qu’il s’agit d’écrivains qui n’ont plus besoin de présentations 33 , alors que, ne serait-ce que du point de vue des évolutions de leurs réception critique, le travail qui reste à faire n’est pas des moindres.
Il s’agit de deux écrivains assez différents, tant au niveau de la spécificité de leurs écritures respectives, qu’au niveau de l’image publique qu’ils ont construite d’eux- mêmes.
Dans le cadre de l’histoire littéraire maghrébine, ils appartiennent à deux générations et deux pays différents : la génération des « fondateurs » pour Dib, né en 1920 à Tlemcen (Algérie), et celle des « enfants terribles » pour Tahar Ben Jelloun, né à Fès (Maroc) en 1944. Encore une fois, la force statutaire de la loi des noms qui s’affirme dans ces caractérisations est à relativiser. La « fondation » de la littérature maghrébine, à laquelle renvoie la première définition, est en effet difficilement cernable dans une génération précise. Faire coïncider sa « naissance » avec l’émergence de la nouvelle forme de nation issue de l’expérience coloniale est une entreprise idéologiquement orientée qui tend quelque peu à brouiller le système culturel précédent et contemporain du colonialisme 34 . Quoi qu’il en soit, dans le contexte des luttes pour l’indépendance et la fin de la domination coloniale française, la génération d’écrivain(e)s né(e)s autour des années 20 à laquelle appartient Mohammed Dib impose sur la scène littéraire une nouvelle littérature en français, nouvelle du point de vue du contexte, des modalités d’émergence et de l’espace de référence. C’est la génération d’Albert Memmi, Assia Djebar, Kateb Yacine, Driss Chraïbi, Mouloud Mammeri, 35 qui ont vécu et participé activement à l’avènement des Indépendances. Certains d’entre eux ont connu la spécificité du climat intellectuel de l’Algérie pendant la deuxième guerre mondiale. À cette époque là Mohammed Dib avait vingt ans ; son choix de la littérature s’est fait dans l’expérience, née dans un climat de guerre et colonialisme, de l’échange entre intellectuels de provenances différentes. Cette venue à l’écriture marquée par le contraste entre les drames historiques et l’esprit fraternel, qui avait su néanmoins se développer, caractérisera toute son œuvre, tout particulièrement la modalité énonciative. Dans Habel le questionnement sur l’homme – sur sa vérité intime tout comme sur la vérité des relations interpersonnelles – retentit dans un écho espacé : la dimension locale de l’idéologie humaniste ou l’illusion communautaire algérienne liées à un moment historique précis se dilatent pour poser la même question sur une échelle plus vaste à travers les rapports entre les frères du mythe aux prises avec la modernité.
La génération suivante, à laquelle appartient Tahar Ben Jelloun, est davantage marquée par les conflits des post-indépendances. Les premières œuvres de Tahar Ben Jelloun, Rachid Boudjedra et Mohammed Khair-Eddine deviennent vite le symbole de l’opposition aux nouveaux régimes en place : la contestation qu’ils pratiquent par le dynamitage de la langue et les thèmes évoqués leur vaudra l’appellation évoquée plus haut d’ « enfants terribles ». Si, à première vue, cette définition met l’accent sur le passage générationnel, il y a aussi l’émergence de l’idée d’une littérature « jeune », idée qui, entretenue à chaque génération suivante (ceci est particulièrement frappant pour la « jeune littérature issue de l’immigration »), participe à la perception de la littérature maghrébine comme une littérature n’ayant pas encore atteint sa maturité.
Parmi les caractères de distinction entre nos deux écrivains, celui du contexte dans lequel ils sont venus à l’écriture, l’Algérie d’avant l’Indépendance pour Dib et le Maroc de Hassan II pour Ben Jelloun, pourrait sembler dans un premier regard incarner le trait qui marque leur différence « originaire » ; il recèle en réalité l’un des élément de partage les plus profonds qui les lient à tant d’autres écrivains « de la crise ». Vu comme différence, le contexte national marocain ou algérien ne saurait apporter qu’un sens taxinomique (le classement des littératures nationales) alors que la spécificité du conflit inscrit dans le contexte socio-historique engendre une énonciation caractérisée par une interpellation de l’écrivain qui fait entrer en résonance les différentes histoires nationales.
Cette scène d’interpellation est en effet commune à tout contexte de profonde injustice dans lequel se déclenche un état de mise en crise de l’humain par la désubjectivation où nous pouvons lire l’engendrement de toute littérature de témoignage, qui dans le sens qui nous intéresse ici, dépasse le signifié de l’histoire nationale pour nous confier une parole surgie du conflit. L’indicible qu’elle recèle est inscrit aussi dans ses conditions de possibilité : ce que l’écrivain peut ou ne peut pas dire dépend aussi de son statut et des pressions auxquelles sa parole est soumise. Comme nous l’avons déjà souligné (I, 1, 1.2.2) nous pouvons en effet remarquer qu’au niveau de l’écriture, en ce qu’elle tient d’une dimension testimoniale, des dynamiques semblables à celles postcoloniales se sont produites dans les littératures européennes quand elles se sont confrontées à des récits de « crise » relevant des grandes catastrophes de l’histoire. Ces dynamiques sont plutôt à percevoir dans un rapport de l’écrivain confronté à l’événement historique, c’est-à-dire un rapport plus général que celui des contextes spécifiques qui recevront par cette perspective un angle d’approche plus espacé. Dans ce lieu problématique, cependant, des spécificités imposées se dessinent, tant au niveau de l’événement et de sa prise en compte qu’au niveau de l’écrivain et de la prise en compte de sa condition de témoin. L’autorité littéraire des écrivains postcoloniaux s’est construite par une lente, mais combien déterminée, spoliation de tout trait tenant du témoin qu’ils ont pourtant été : plus un écrivain est de qualité moins sa « testimonialité » doit être visible. Ce cantonnement n’a pas des répercussions aussi sur la notion d’écrivain et à son uniformisation au nom d’un principe universel ? Qui est l’écrivain dans la société maghrébine dans laquelle Dib et Ben Jelloun sont venu à l’écriture ? De quelle figure d’écrivain peuvent-ils légitimement se réclamer ? La scène d’interpellation à l’œuvre dans Habel et La plus haute des solitudes est celle de deux écrivains maghrébins postcoloniaux, donc profondément liée à l’expérience testimoniale dans laquelle leur venue à l’écriture s’est engendrée. Leurs débuts littéraires se sont faits par la poésie, l’écriture journalistique, la nouvelle et une activité remarquable dans l’animation des revues littéraires. Ces différentes écritures se caractérisent par une énonciation testimoniale dont la scène d’interpellation est multiple. L’écrivain ressent le devoir de témoigner, mais aussi le besoin pour lui-même. Ces deux nécessités reflètent les pressions qui sont à l’œuvre dans le réel, et les fonctions que l’écrivain est tenu à assumer en tant que tel, mais aussi son parcours individuel qui reflète et modifie en même temps les différentes représentations de l’écrivain et les pressions du réel.
C’est dans le lieu instable de la légitimité de l’écrivain maghrébin que la différence entre les deux écrivains pourrait être reconnue. Le processus qui délégitime Mohammed Dib en tant qu’écrivain témoin est inscrit dans la guerre entre France et Algérie et dans la naissance de la littérature maghrébine. Du fait d’appartenir à la toute première génération de cette littérature en pleine guerre, il a eu droit au refus de sa parole testimoniale de la part d’une critique colonialiste. Paradoxalement, son processus de légitimation, arrivé après coup, vient aussi du fait d’avoir été témoin de cette période là. Ben Jelloun n’a vécu ni l’expérience de la guerre coloniale ni de son expansion dans le domaine littéraire. Sa venue à l’écriture a été cependant marquée par la déchirure interne, par la violence du nouveau régime mis en place après la colonisation où le nouvel état s’insurge contre lui-même. Si le contexte et l’histoire font de Dib un écrivain de l’exil, le rapport plus oscillant aux deux espaces de référence caractérise davantage Ben Jelloun comme médiateur et traducteur. Après son installation en France, Ben Jelloun déploie son activité d’écrivain dans différents domaines parmi lesquels la presse tient une place privilégiée qui signale un ancrage dans le réel. Mohammed Dib a vécu le trauma de la guerre et la vanité de toute action dirigée vers la fraternisation, mais, si son dire s’est installé dès le début dans la séparation dramatique et violente entre les peuples, il n’a jamais cessé d’attendre le moment où un « nous » se révèle comme un miracle et de l’exprimer par son œuvre. Mais il a fait aussi le constat du refus de l’écriture qui aspire à une action directe sur le réel. Ces deux aspects sont très marquants dans le message de Habel : si le mot « nous » est prononcé par le protagoniste dans un temps et un lieu soustrait à la contingence réelle, une des utilisations du mot « témoignage » se réfère à une pratique qui a soutenu son bannissement. A la différence de Ben Jelloun, de par le trauma de la colonisation et de la guerre, il a vécu aussi l’impossibilité de dire le réel, tant pour l’indicibilité de son horreur que par le refus de sa parole testimoniale. C’est sur ce dernier point que nous allons nous pencher pour avoir un autre regard sur le premier (l’indicibilité). Souligner cet aspect relatif à ses premières années de carrière nous aidera, dans Habel, à prendre en compte avec une autre conscience les pressions auxquelles la parole à la première personne est soumise, mais aussi la profondeur insaisissable du secret de son dire public.
Pour Ben Jelloun, le « nous » incarne davantage le fantasme d’un « nous » maghrébin, objet du désir inatteignable qui oriente son dire public et qui traduit sa recherche de légitimation chez les « siens ». Dans cette recherche, la proximité au réel de sa parole est plutôt un élément où il puise sa légitimation. Pour mieux comprendre les enjeux cachés dans l’énonciation testimoniale de La plus haute des Solitudes il nous semble plus intéressant de creuser du côté de son dire public, ses composantes, la polysémie du concept et le jeu créatif qui se construit autour des différentes figures d’écrivain qui prend le départ dans le texte que nous analysons. Tous ces éléments nous permettront, dans un cas de figure renversé, de saisir les silences d’un dire public qui se voudrait sans secrets.
Pour les deux auteurs le dire public concentre le nœud problématique où s’entrelacent des fonctions et des figures différentes qui constituent l’écrivain : le lieu d’une médiation qui puisse non seulement traduire mais aussi harmoniser des notions provenant de deux mondes inconciliables. Médiateur (terstis) et exilé, l’écrivain réalise son rôle dans la migration où il est superstes de son monde culturel dont il est le gardien, l’héritier et le passeur de témoin.
Voir par exemple : Jurga, Antoine et Planche, Jean-Christophe, Ecritures autobiographiques, Lille, CRDP du Nord Pas-de-Calais, coll. « deux œuvres, un genre. Lectures intégrales en lycée professionnel », dont une section est consacrée à la lecture de Les Raisins de la galère de T. Ben Jelloun.
Comme dans la dernière monographie consacrée à l’œuvre de Tahar Ben Jelloun, où Hélène Stafford affirme en préface : « Tahar Ben Jelloun n’a guère besoin d’introduction. Il figure en effet comme un auteur privilégié de la littérature francophone contemporaine et a fait l’objet de nombreuses études critiques », in : Ruth, Amar,Tahar Ben Jelloun : Les stratégies narratives, New York/ Wales Edwin Mellen Press, 2005, p. III.
Cette logique a entraîné des séparations multiples, non seulement des éléments provenant du passé précolonial mais aussi des phénomènes culturels nés pendant le colonialisme. Telle est par exemple la situation dans les premières histoires et anthologies desquelles sont exclus les « français d’Algérie » comme Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy, Jean Pélegri, tout autant que les créations littéraires plus anciennes, la production judéo-maghrébine, ou des ces auteurs qui ne correspondent pas aux critères de la culture arabo-musulmane. Cependant d’autres orientations considèrent l’apparition d’une littérature maghrébine en langue française dans un contexte historico-culturel plus complexe, comme l’essai de Grenaud, Pierre, La littérature au soleil du Maghreb. De l’Antiquité à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1993. D’autres histoires littéraires plus récentes prennent en considération l’ensemble des littératures maghrébines écrites dans différentes langues.
Avec l’impasse du principe national, dès le début le corpus de cette littérature s’est vu soumis à des exclusions forcées, comme le montrent les titres des premières anthologies réunies par Albert Memmi. A l’Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française (Paris, Présence Africaine, 1964) a suivi l’Anthologie des écrivains français du Maghreb (Paris, Présence Africaine, 1969). Il est assez emblématique que la réaction principale à la première publication ait été d’ordre polémique en matière de classement. La publication de la deuxième anthologie réunissant les écrivains français du Maghreb, exclus de la première, ouvrait une première délimitation un peu paradoxale vues les implications et les liens existants entre français et maghrébins faisant partie d’un même mouvement littéraire. Dans l’introduction à la deuxième anthologie, Albert Memmi s’explique sur la difficulté de la première classification, une opération toujours délicate et discutable et celle-là plus que les autres, car « le matériau était ici particulièrement complexe ; peut être impossible à débrouiller complètement comme fut la vie de la plupart d’entre nous en période coloniale ». Il admet que l’histoire littéraire n’a pas pu échapper aux catégorisations du colonialisme donnant lieu à deux textes qui traduisaient deux mondes séparés, celui des colonisés, qu’on appelait naguère les « Indigènes » et celui des colonisateurs. Chacune des deux littératures ainsi formées exprimait d’un côté et de l’autre le vécu de la relation à la colonisation : pour les premiers écrivains sous le signe de la frustration, pour les deuxièmes sous le signe du dépaysement. De ce même schéma oppositionnel descend la théorisation de Memmi d’une littérature de la séparation : « si l’un des signes communs dominants des écrivains maghrébins était la révolte, celui des écrivains français du Maghreb fut la séparation ». La question de la définition du corpus se présente à nouveau lors de la préparation de la première histoire, celle de Déjeux de 1973. Face au choix des écrivains les critères qu’il adopte sont essentiellement celui de la nationalité et de la naissance :
« Littérature maghrébine, c'est-à-dire issue de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc et produite par des autochtones nés dans les sociétés arabo-berbères ou juives (en ce qui concerne la Tunisie et le Maroc), même si ces Maghrébins ont pu être qualifiés de « Français musulmans », comme c’était le cas, par exemple, pour les Algériens. Elle peut aussi être le fait de Français, nés en Algérie, qui ont opté pour la nationalité algérienne. Nous entendons enfin par langue française la littérature produite par des auteurs écrivant le français mais non en tant que Français ».(in : Déjeux, Jean, Littérature maghrébine de langue française. Introduction générale et auteurs, Ottawa, Naaman 1973, p.13.)
Déjeux poursuit la fondation de la même logique « séparatiste » de l’Anthologie comme instrument rhétorique le plus efficace pour mettre en valeur la naissance d’une nouvelle littérature s’inscrivant dans le contexte des formations nationales indépendantes. L’accouchement s’opère d’une manière définitive, tant que tous les textes suivants fixeront la date de naissance de la littérature maghrébine autour des années des Indépendances nationales. Avec le temps la coupure se révélera un peu trop radicale, surtout dans la prise en compte des implications relatives à la nationalité qui affirme moins un critère de compréhension que de séparation.
Si l’on pourrait penser que cette génération est aujourd’hui consacrée, il faut cependant préciser qu’il s’agit d’écrivains encore assez méconnus en France au-delà des spécialistes, comme dans le cas d’Assia Djebar : l’élection à l’Académie française en 2005 ne s’est pas encore traduite par une présence plus importante de son œuvre dans le cadre de l’enseignement universitaire français.