2.2. Le secret public d’être un écrivain.

Quel est le mot qui vous ressemble le plus ?

Je crois que c’est « secret » mais un secret en pleine lumière, pas celui qui se dérobe, mais celui qui s’expose. 36

Mohammed Dib et Tahar Ben Jelloun ont recouru à la même expression d’ « écrivain public » pour se définir en tant qu’écrivains et pour la décliner dans leurs œuvres sous des formes différentes. Le premier l’utilise dans quelque déclaration aux débuts de sa carrière pour préciser sa position délicate en tant qu’auteur de l’un des premiers romans attestant les conditions de vie des colonisés. Dib publie en effet son premier roman, La Grande Maison, en 1952 encore en pleine domination coloniale, quatre ans avant le commencement de la guerre pour l’Indépendance algérienne.

‘« Tous les jeunes écrivains algériens sont d’origine populaire. Des liens étroits les lient encore à cette masse dont ils sont issus. Aussi s’explique-t-on qu’ils en épousent les soucis. Quant à la perspective strictement politique, je voudrais faire ici quelques réserves. Aucun d’entre nous n’a jamais cru écrire de plaidoyer. Nous n’avons ni thèse à défendre ni procès à gagner. (…) Notre ambition est plus limitée et plus profonde : nous cherchons à traduire avec fidélité la société qui nous entoure. Sans doute est-ce un peu plus qu’un témoignage. Car nous vivons le drame commun. Nous sommes acteurs de cette tragédie…Plus précisément, il nous semble qu’un contrat nous lie à notre peuple. Nous pourrions nous intituler ses « écrivains publics ». C’est vers lui que nous nous tournons d’abord. Nous cherchons à en saisir les structures et les situations particulières. Puis nous nous retournons vers le monde pour témoigner de cette particularité, mais aussi pour marquer combien cette particularité s’inscrit dans l’universel. Les hommes sont à la fois semblables et différents : nous les décrivons différents pour qu’en eux vous reconnaissiez vos semblables. » 37

Cette affirmation, datant chez Dib des premières années d’activité littéraire (1958), 38 recèle plusieurs enjeux qui constituent le dire public de l’écrivain et montre comment l’être public de ce dire a partie liée avec le témoignage. Elle représente une déclaration d’intention littéraire personnelle et collective, qui désigne la littérature comme l’aimant centralisateur d’un processus de re-territorialisation culturelle qui dépasse « une thèse à défendre » ou « un procès à gagner », mais dont l’efficacité de l’action s’inscrit dans la limite : « notre ambition est plus limitée et plus profonde ». D’un côté, le « nous », marquant un dire au nom des autres écrivains, porte témoignage pour la littérature algérienne et maghrébine. Ailleurs, ce « nous » désigne en effet la collectivité des écrivains maghrébins : Dib affirmera dans une autre interview : « nous les écrivains algériens, nous appartenons tout autant au Maroc ou à la Tunisie. D’un point de vue culturel, l’Afrique du Nord est à considérer comme un tout ». 39 D’un autre coté, ce « nous » indique le lien entre l’écrivain (tout écrivain) et le siens (notre peuple) qui constitue un monde culturel face à l’autre, auquel il adresse le témoignage. D’une autre façon donc, l’indication de ce « nous » témoigne de l’irréductibilité des deux mondes, telle qu’elle s’est faite plus nette encore dans les consciences après la guerre :

‘« C’étaient deux mondes qui coexistaient sans avoir une communication. C’étaient en plus deux mondes qui s’excluaient (…) deux civilisations aussi fortement ancrées de part et d’autre, comme cela a été le cas en Algérie ; deux civilisations, deux cultures, deux religions. Et, plus, en ce qui concerne la religion, c’étaient deux religions qui se sont combattues à travers l’histoire. (…) Or, même si les choses se sont atténuées, le fond est resté tout de même. Entre ces deux civilisations il n’y avait pas de chances réellement, de fusion en Algérie. Et à un moment ou à un autre, il a fallu que des choses se décident mais d’une façon nette et tranchée » 40

Cette ambition plus limitée et plus profonde que de défendre une thèse ou gagner un procès traduit aussi la condition initiale de venue à l’écriture pour Mohammed Dib. Par sa voix, l’écrivain Dib est donc un sujet individuel que l’exemplarité du témoignage rend interchangeable, c'est-à-dire valable pour les autres se trouvant dans la même situation : « un témoin et un témoignage doivent être toujours exemplaires (…) dans la mesure où n’importe qui à ma place, à cet instant aurait vu ou entendu ou touché la même chose et pourrait répéter exemplairement la vérité de mon témoignage. » 41 Comme pour tout témoignage, nous sommes confrontés à un dire public mais aussi infiniment secret en même temps. Qu’est-ce qui tient du secret dans cette déclaration de Dib ? Si ici Dib témoigne pour la littérature maghrébine en général, il se fait le porte-voix public d’un trait qui tient du secret dans l’écriture. Celle-ci se caractérise par une parole qui surgit dans le vécu d’une situation dramatique, « nous vivons le drame commun », dans laquelle l’écrivain est impliqué en première personne « nous sommes acteurs de cette tragédie ». Ce vécu est soumis à un contrat, « un contrat nous lie à notre peuple » où se concentre tout le nœud problématique du dire testimonial de l’écrivain public. Si nous en restons à la lecture sartrienne de l’engagement, le contrat traduit en effet le devoir de l’écrivain de s’engager pour défendre la cause de son peuple. Cependant ce devoir n’est pas celui qui caractérise l’intellectuel sartrien : « l’intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». 42 Dib décrit ici un double mouvement, dans lequel son écriture prend forme : un premier dirigé vers l’intérieur « c’est vers lui (notre peuple) que nous nous tournons d’abord » et un deuxième par lequel le témoignage vient à jour : « Puis nous nous retournons vers le monde pour témoigner de cette particularité ». Ce double mouvement signale le rôle de traducteur que Dib annonce plus haut : « nous cherchons à traduire avec fidélité la société qui nous entoure », rôle qui manifeste moins une affiliation au réalisme que l’enjeu testimonial d’être testis entre deux parties mais aussi terstis (acteur dans le différend), ce qui fait qu’il s’agit d’« un peu plus qu’un témoignage ». Ce plus est la résultante d’un double mouvement duquel découle et l’effacement du je de l’auteur dans un je collectif, et le dédoublement de ce même je qui s’expose à un dire schizophrène. C’est dans ce double mouvement que prend forme la figure de l’écrivain en contexte postcolonial et son énonciation. Dans ce carrefour – lieu de l’énonciation testimoniale dans Habel – se croisent plusieurs fonctions et rôles symboliques de la notion d’écrivain, qui tiennent autant du monde occidental que de la culture maghrébine avec lesquels l’écrivain maghrébin doit composer. Mais, comme l’illustre bien Tassadit Yacine, dans une étude sur l’intellectuel dominé, chacun des deux est loin de constituer deux parties homogènes. 43 Pour chacun des deux mondes se mêlent différentes notions : de l’écrivain et de l’intellectuel tels qu’ils étaient conçus dans la société occidentale, du conteur, lettré, écrivain public, marabout et cheik pour la culture maghrébine. Dans chacun des deux, plusieurs pratiques prennent forme et les points de vue discordants sont visibles dans les débats qui rendent compte de différentes positions sur les pouvoirs et les devoirs de la littérature. Mais si dans le contexte français les positions sont plus visibles et largement connues par des discussions historicisées, 44 la visibilité des enjeux maghrébins reste encore très limitée et confinée à d’autres disciplines, comme l’ethnographie ou l’anthropologie. 45 Dans ce mélange de composantes qui constituent la notion d’écrivain, il y a indéniablement l’influence de la notion d’intellectuel issue de la tradition française où le dire public est confié, entre autres, à la presse qui tient lieu de place publique des débats. Cette influence n’est pas à confiner au seul passage de savoir imposé par l’école coloniale. Le contexte maghrébin des années 42-62 est aussi le lieu d’échanges importants entre intellectuels français et « indigènes », comme les rencontres de Sidi-Madani (1947-48), où Dib affirme avoir pris la décision de se consacrer à l’écriture : « Ma vocation de romancier s’est précisée à la suite des rencontres organisées (…) à Sidi Madani, près de Blida ». 46

Cette double influence que la figure française de l’intellectuel exerce sur l’écrivain maghrébin (celle abstraite du savoir et celle de l’expérience directe), représente-elle le seul modèle de référence ? Zineb Ali-Benali et Tassadit Yacine tiennent à ce propos deux positions différentes :

‘« Il nous semble que ces figures [le clerc qui tente une réponse à l’altérité en termes religieux, le politicien qui pense que la fin des régimes autoritaires et la liberté permettront de régler de façon satisfaisante le décalage entre les deux mondes. Enfin le technophile ne croit qu’à l’efficacité technicienne] peuvent se retrouver dans les textes comme objet de discours, comme modèles explicatifs ou à atteindre. Mais l’ensemble des intellectuels retenus ont davantage à voir du côté de l’intellectuel occidental. Les positionnements et les rôles de ces hommes s’inscrivent dans la lignée de Voltaire ou Sartre. C’est qu’en étant dans une langue, on est dans son champ culturel, on adopte peu ou prou ses références, ses auteurs, ses textes. » 47 ’ ‘’ ‘« Nous sommes loin de la figure de l’intellectuel telle que la connaît l’Europe, en particulier depuis Emile Zola. On peut en effet affirmer que le célèbre « J’accuse » constitue l’événement fondateur de ce qu’il est convenu d’appeler la naissance de l’intellectuel en France (selon l’expression de Christophe Charles). En Algérie, que ce soit chez les autochtones ou les colons, tout se meut encore dans les règles traditionnelles et conservatrices. Les intellectuels sont confrontés à des obstacles difficiles à surmonter. (…) Dans la situation qui leur est faite, il s’agit de s’intégrer sans se renier, de servir les instances dominantes tout en préservant les dominés. (…) Ce n’est pas seulement la qualité littéraire des œuvres, ni l’engagement intellectuel, ni la seule proximité du pouvoir (national ou colonial) mais un ensemble d’éléments socialement construits qui participent du statut de l’intellectuel. » 48

Pour cerner les termes entre lesquels l’écrivain maghrébin se trouve à exercer son rôle de tiers (le traducteur dont nous parle Dib) la filiation est à chercher nécessairement tant du côté de la tradition importée que de celui de la tradition locale.

Le devoir envers les siens qui rend difficile la position de tiers, et, avec la dette envers la culture française, en fait le lieu du conflit intérieur de l’écrivain témoin, est ainsi à lire aussi comme l’attachement nécessaire pour ne pas sombrer dans l’aliénation identitaire dérivant d’un détachement de la communauté d’origine pour une agrégation à une communauté étrangère.

Le premier mouvement dont parle Dib « C’est vers lui (notre peuple) que nous nous tournons d’abord » ne convoque-t-il pas le rôle et les différentes notions de l’écrivain maghrébin dans la société d’origine ? Parmi les différentes figures de lettrés de la société traditionnelle - réglées par une hiérarchie - l’alem, le fqih, le cheikh, le marabout constituent l’élite qui détient le savoir à coté de laquelle existent d’autres figures plus populaires comme le meddah. 49 Ces figures traditionnelles subissent une transformation avec le colonialisme qui brise l’ordre de transmission du savoir en constituant par son système éducatif une autre élite (instituteurs et professeurs d’arabe ou de français) de laquelle dérivent le plus souvent les écrivains. D’un côté les figures traditionnelles renvoient à un savoir populaire, comme celui du meddah (troubadour) ou du conteur dont le lieu d’existence est la place publique, de l’autre à un pouvoir magique. Dans ces figures, l’activité « littéraire » est à penser dans un mélange et entrecroisement du savoir sacré au soin magique :

‘« Les lettrés, qu’ils soient traditionnels (marabouts, oulemas) ou modernes (instituteurs, professeurs) sont symptomatiquement désigné par le titre de cheikh (de l’arabe commander, conseiller, instruire) qui renvoie au détenteur d’un savoir mais aussi d’un pouvoir réel et magique : le cheikh écrit des amulettes et soigne. » 50 ’ ‘« En se disant « écrivain public » il ne ciblait pas le seul discours de dénonciation de l’ordre colonial mais, dans la mouvance de la tradition orale des sociétés analphabètes, il ré-endossait la fonction traditionnelle des lettrés qui était d’archiver la mémoire du peuple devenue bibliothèque vivante », K, 03, p. 22’

La « fonction traditionnelle des lettrés » qu’évoque Khadda est peut-être à voir dans une intervention plus active qu’une sorte de burnous à ré-endosser selon les circonstances et selon les stratégies : ces fonctions sont là et, présentes ou refoulées, demandent des comptes aux « nouveaux » écrivains. Avec les autres éléments de la réalité - peut-être plus voyants comme les conditions de vie, et sous certains aspects non moins violents - elles composent une scène d’interpellation complexe pour l’écrivain. Le rôle de médiateur qu’il doit assumer dans ce contexte apparaît alors compliqué de surcroît; Tassadit Yacine nous en donne un aperçu dans ce passage, même si son analyse met surtout en relief les déclinaisons des stratégies d’accès au pouvoir.

‘« L’ambiguïté est liée aux conditions historiques qui l’ont engendrée. Et ce n’est pas un hasard si le groupe des intellectuels a émergé avec la colonisation qui a produit un corps d’intermédiaires pour la servir. Ces derniers sont perçus comme des représentants, des délégués, des garants de l’ordre en présence. Or, l’intermédiaire, ayant une fonction culturelle, devient par la force des choses un truchement au sens originel du terme (de traducteur, celui qui dit ce qui est, d’interprète : en arabe torgman) mais aussi au sens de chacal-couverture. Dans ce cas sa fonction est celle du guide, du passeur, du directeur, et de celui qui double au double sens du terme. Doubler a la fonction, ici, comme au cinéma, de parler pour l’autre, mais – dans sa version chacalienne - doubler a également la fonction de tromper, passer devant. Ce rôle de l’intellectuel colonisé renoue avec celui du truchement dans l’ordre ancien, indispensable dans la cité. (…) Les contradictions multiples et les crises (…) conduisent le truchement à déplacer le jeu et l’amènent sur un autre registre où il va jouer un rôle tragique. » 53

Intermédiaire, l’écrivain colonisé l’était au départ pour servir le système colonial 54 , mais encore avant pour relier le monde sacré avec le monde profane - de l’au-delà et de l’ici bas -, et ensuite pour passer le témoin de ce monde traditionnel vers celui de la modernité.

Dans cette scène d’interpellation entre les deux mondes où se croisent des fonctions multiples, le rôle d’intermédiaire (terstis, truchement) concentre à la foi une dette vis-à-vis de la culture du colonisateur et un sens de culpabilité envers les siens :

‘« Etre intellectuel pendant la colonisation signifie être détenteur d’un capital réel et symbolique survalorisé par rapport à la majorité algérienne illettrée. (…) La détention de cet avoir ne laisse pas les individus insensibles dans la mesure où ils entretiennent divers rapports, en particulier de culpabilité convertie en étroite complicité, avec le groupe d’origine. » 55

En projetant cette situation dans le temps, la réussite sociale de l’écrivain affirmé peut être lue comme le fait d’avoir « survécu » au colonialisme : à la misère et à la guerre qu’il a engendré, à la mort inscrite dans l’exil auquel les nouveaux régimes ont poussé tant d’écrivains. Envisagés depuis l’angle postcolonial, les figures du superstes et terstis se trouvent ainsi investies d’un surplus d’éléments qui amplifient la notion telle que l’annonce la pensée du témoignage. Dans ce « nous », par lequel s’énonce le témoigne de Dib (un peu plus qu’un témoignage) depuis une culture où parler de soi était perçu comme inconvénient, se tiennent différents secrets : celui qui tient de l’identité autre, des références aux autres notions d’écrivain auxquelles Dib puise, de la subjectivité maghrébine où se cache le je de l’écrivain. 56 Dans ce je public se tient le secret du je de l’écrivain dont nous ne pourrons jamais mesurer quelle est l’exacte condition d’être et de parler dans ce différend.

La disparition de la parole testimoniale après la trilogie « Algérie » que la critique fait coïncider avec une prise de distance du réalisme revient en effet à une conception réductrice du témoignage comme « preuve » se matérialisant par un récit objectif et linéaire. Quand Dib en 1963 affirme vouloir aller vers des lieux inexplorés, il s’agit moins d’une prise de distance vis-à-vis du témoignage que d’un affrontement à la cause anticoloniale qui, avec l’Indépendance et les horreurs de la guerre, a multiplié les questionnements. 57

‘« Je m’intéresse toujours aux personnages marginaux, oubliés de l’histoire ; en creux ils sont un peu l’image d’une société. » 58

La même notion d’écrivain public revient plus loin dans l’œuvre de Dib, en particulier dans La danse du roi 59 (et dans la pièce de théâtre Mille hourras pour une gueuse, 60 extraite du même roman) et atteste la position initiale de terstis comme toujours intenable, position que le roman condense dans le chronotope de la place publique que nous retrouvons dans Habel.

‘« Les formes d’autobiographie et de biographies classiques n’étaient pas œuvres littéraires de caractère livresque, détachées de l’événement socio-politique concret de leur retentissante publicité. Bien au contraire, elles étaient entièrement définies par cet événement, elles étaient des actes verbaux, civico-politiques, glorification ou autojustification publique d’un homme réel […] Son chronotope réel, c’est la place publique, l’agora. » 61

Même si référé à l’autobiographie et biographie classique, nous pouvons reconnaître une actualisation de ce chronotope dans la dimension testimoniale de l’écrivain public. Cet espace est symbolique mais il condense aussi une modalité temporelle d’attente. L’agorà constitue le lieu symbolique et le carrefour sémantique de la rencontre des traditions littéraires maghrébine et occidentale : la parole publique, provenant de genres différents, et les différentes figures de lettrés s’y croisent sans que pour autant les résultats soient immédiatement reconnus. Leur statut d’hybrides les condamne – comme Wassem, dans La danse du roi – à attendre devant la porte d’un palais :

‘« Le destin de Wassem l’écrivain public qu’on fait attendre à la porte d’un palais, qu’on déshabille, le roué, a peut-être bien quelques choses à voir avec le vrai destin des écrivains de chez nous. » 62

La même attente, comme nous le verrons, caractérise le discours testimonial de Habel aux prises avec le problème de comment dire l’événement qui est en train de se passer. Le choix final du protagoniste qui s’enferme dans un asile pour soigner son amour à travers le récit, nous présente l’activité de raconter. S’il y a dans Habel une représentation de l’écrivain, elle est sans doute à penser dans la relation à l’oralité et aux différentes figures d’écrivain. Le personnage éponyme recouvre en effet (par son nom et par le dénouement de l’histoire) la fonction mythique de gardien, comme l’était Abel, et comme le sont les lettrés dans la tradition populaire : le berger, les jeunes et les femmes. Son récit thaumaturge est chargé de veiller le retour de Lily avec une narration orale à laquelle le lecteur n’a pas accès et qui reste ainsi secrète. Il s’agit d’un récit qui prend soin de l’autre. Nous allons voir que cette même fonction, où se croisent une dimension éthique et esthétique (pour la créativité qu’elle convoque), est assurée aussi dans La plus haute des solitudes. La narration du soin qui a eu lieu retentit sur celui que le récit, en lui-même, se propose d’offrir au malaise de la migration par l’intermédiation d’un écrivain qui recourt à différentes figures traditionnelles.

Notes
36.

Entretien de Mohammed Dib avec Salim Jay, Horizons Maghrébins, n. 37-38, 1999, p. 62

37.

Carta, Jean, « Mohammed Dib : « Je ne suis pas de ces humiliés… », Témoignage chrétien, 7 février 1958, p. 10.

38.

Dib réplique ici à l’observation suivante du journaliste : « Deux dominantes dans votre œuvre et dans la majeure partie de la littérature algérienne : le milieu populaire et les préoccupations politiques… »

39.

Collet, Nicole, « Dib : "Déshabiller les gens sacralisées" », interview, L’Humanité, 16 juillet 1977, p. 7.

40.

M. Dib, propos enregistrés par J. Bryson lors du séminaire que l’écrivain a dirigé en qualité de « Regents professor » à UCLA (Université de Californie à Los Angeles), printemps 1974. Bryson, Josette, « Mohammed Dib : La Grande Maison et sa réception critique dans la presse », in : Œuvres et Critique, Revue internationale d’Etude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française, IV, 2, 1980, p. 82.

41.

Derrida, Jacques, « Demeure. Fiction et témoignage », M. Lisse (dir.), Passions de la littérature, Paris, Galilée, 1996, p. 30-31.  Le témoignage est infiniment secret et public au même temps. 

42.

Sartre, Jean-Paul, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.

43.

« Comment entendre le fonctionnement de la société des années cinquante, sans préciser d’emblée que les deux communautés (indigène et européenne) sont loin de constituer des blocs homogènes ? Chacune d’elles est traversée par des clivages qui sillonnent non seulement les groupes importants mais aussi les groupes secondaires. », Yacine-Titouth, Tassadit, Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens. Paris, La découverte, 2001, p. 133. Voir aussi p. 158.

44.

Essayer d’illustrer la trajectoire des écrivains maghrébins à partir de l’influence des modèles majeurs (ou dominants) – trajectoires qui ont aujourd’hui le nom assez contestable de « stratégies » - a l’inconvénient d’occulter leur spécificité.

45.

Sans compter la difficulté d’accès aux revues de l’époque, le cloisonnement interdisciplinaire rend difficile l’accès à des notions fondamentales dans une perception globale du littéraire. Dans le numéro de la revue Expression maghrébines dédié à la question de l’auteur maghrébin, le problème des différentes notions d’écrivain à l’œuvre dans le contexte culturel postcolonial n’est pas posé de façon directe. Voir à ce propos : Expression maghrébines, « Qu’est-ce qu’un auteur maghrébin ? », vol. 1, n. 1, été 2002.

46.

Cité par Guy Dugas dans : « Fragments d’une œuvre en devenir », Europe, n. hors série, « Algérie. Littérature et arts. Mohammed Dib », 2003, p. 188.

Pendant la deuxième guerre, Alger était devenu le cœur de l’organisation des forces Alliées et la capitale de la « France combattante » où confluaient des intellectuels provenant de différents pays. Le climat culturel que les échanges entre écrivains Français et Maghrébins avaient engendré était très intense. Nombre de revues avaient vu le jour, les débats et les rencontres rapprochaient les écrivains de diverses provenances. Des nouvelles associations se formaient, comme le « Cercle des amitiés franco-musulmanes » au nom assez emblématique de l’atmosphère. Parmi les revues naissantes, le projet de Forge, qui voulait « forger des toniques amitiés (…) grouper les meilleurs écrivains nord-africains d’expression française», témoigne, selon l’histoire littéraire de Déjeux, d’une entente qui animait une période littéraire se proposant de prouver que « par-dessus les différences de langue, de mœurs ou de religion, l’intelligence était aussi une patrie ». Jean Déjeux, op. cit., p. 37.

Suite à la collaboration à plusieurs revues et à ses publications de 1947, Dib est introduit dans le cercle des Rencontres organisées par le Service d’éducation populaire à Sidi Madani, près de la frontière Algérie-Maroc. C’est ici en 1948 qu’il fait la connaissance d’Albert Camus et de Jean Sénac. C’est à Sénac qu’il écrit pour lui annoncer la fin de son premier roman tout en le désignant comme son destinataire privilégié.

Sur les rencontres de Sidi-Madani voir le journal de Francis Ponge « Pochades algériennes ».

47.

Ali-Benali, Zineb, Le discours de l'essai de langue française en Algérie : mise en crise et possibles devenirs (1833-1962), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 46. (La numérotation se réfère à la version en ligne sur le site Limag.).

48.

Yacine-Titouth, Tassadit, op. cit., p. 135.

49.

Ibid. p. 136.

50.

Ibid. p. 139. Ben Jelloun explique que les guérisseurs sont en même temps des fqihs, des théologiens. Cf. p. 129.

53.

Yacine-Titouth, Tassadit, Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens. Paris, La découverte, 2001, p. 258-259.

54.

Comme Mohammed Dib l’a été pendant la deuxième guerre mondiale avec les soldats américains.

55.

Yacine-Titouth, Tassadit, op. cit., p. 139.

56.

« Pour nous, romanciers algériens, le grand problème est de franchir cette espèce d’inhibition, de parler de soi, d’aller au-delà de certaines interdictions morales venues de notre éducation. », interview avec Acs, Claudine, L’Afrique littéraire et artistique, n. 18, août 1971, p. 12.

57.

« N’ayant plus à nous faire l’avocat d’une cause, nous essayons, j’essaie pour ma part, d’aller à présent vers des régions moins explorées, de faire œuvre d’écrivain dans le sens le plus plein du terme », Dib, Mohammed, Les lettres Françaises, 7 février 1963.

58.

Collet, Nicole, « Dib : « Déshabiller les gens sacralisées », interview, L’Humanité, 16 juillet 1977, p. 7.

L’écrivain public, Paris, Seuil, 1983.

59.

Dib, Mohammed, La danse du roi, Paris, Seuil, 1968.

60.

Dib, Mohammed, Mille hourras pour une gueuse, Paris, Seuil, 1980.

61.

Bakhtine, Mikhail, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 280.

62.

Collet, Nicole, « Dib : « Déshabiller les gens sacralisées », interview, L’Humanité, 16 juillet 1977, p. 7.