2.3. « La vérité, ce scandale » : un déni fondateur ?

‘« Encore un auteur [Dib] qui excelle dans notre langue pour nous blesser plus profondément (…). Il n’est pas croyable que, même à Tlemcen, les gens dans l’ensemble, meurent aussi littéralement de faim. » 63

Très tôt, pour Dib, se pose le problème de comment dire la vérité dont il est témoin. Mais avant d’être un problème formel, l’écrivain témoin de la colonisation doit faire face à un rejet de son témoignage qui se fonde sur le refus de la réalité qu’il présente. Le problème du mensonge tient ici moins de la forme fictionnelle que du déni. Certes, comme Dib le dira plus tard, « toute vérité est multiple » 64 , mais justement pour dessiner le cadre de cette multiplicité toutes les facettes doivent pouvoir être montrées et non pas une seule et dominante. Cette expérience première du refus de sa parole, à laquelle Dib doit faire face, est probablement fondatrice de la recherche acharnée sur les « pouvoirs du langage » qui caractérisera toute son œuvre et que nombre de ses critiques ont ensuite mise en relief. Cette recherche poétique - qui, dès qu’il s’agit de « pouvoir », est pour nous indéniablement aussi éthique - compose sa « réponse questionnante », étalée sur toute une vie, à ce problème premier de comment dire la vérité, une vérité parmi d’autres qui cependant devient urgente quand elle est niée.

La réception française (des années 50) de son premier roman, La grande maison, est très éclairante à ce propos. Les critiques de l’époque montrent l’aspect plus grave de leur propos exactement dans le lieu délicat de l’accueil de la parole testimoniale. Le refus de croire à la vérité dont Dib témoigne se transforme en accusations à caractère esthétique pour lesquelles la vérité est « vulgaire » ; il est accusé ainsi de créer :

‘« une suite de scènes arbitrairement découpées pour mettre en exergue une thèse gratuite que le lecteur doit admettre sur parole. Rien dans la trame de l’ouvrage ne peut l’amener à penser que ces thèses sont autre chose qu’une propagande à la vérité assez vulgaire. (…) Le livre est mauvais. (…) L’art ne s’accommode pas aux rancunes politiques. Le livre est un message artificiel. ». 65

Dans son argumentaire littéraire, l’écrivain et journaliste Jean Brune ne se réfère pas directement au témoignage mais plutôt au roman a thèse dont c’est précisément la « thèse » qui pose problème : elle est le fruit d’une construction arbitraire, elle n’est pas démontrée mais plutôt livrée comme une inacceptable propagande anti-coloniale. Il est très intéressant d’observer comment « l’artificiel » contenu dans le genre romanesque peut être instrumentalisé selon les nécessités rhétoriques. Le message est jugé artificiel du moment que les arguments apportés ne sont pas suffisamment prouvés. Les critiques positives parlent par contre de témoignage, qui dans ce sens sert de terrain neutre, comme par exemple le long article que Maurice Monnoyer consacre au premier roman de Dib dans le quotidien catholique qu’il dirige, L’effort algérien 66 . Il affirme ici que le livre est « moins un roman qu’un reportage romancé, mieux, un témoignage. » Le terme de témoignage renvoie à l’idée d’une objectivité à même d’effacer toute idéologie anticoloniale et communiste (et donc toute prise de position de Dib) et de mettre en relief des valeurs humanistes. Il ne coïncide pas exactement avec l’idée de roman.

D’autres lectures critiques insisteront davantage sur la véridicité des preuves. Par là elles s’attellent à la démolition non seulement du témoin Dib, mais aussi de l’écrivain. Après la publication de La Grande maison (1952) et de L’Incendie (1954), la diffusion et la réception du recueil de nouvelles Au café (1955) se révèle plus critique et témoigne d’un état de guerre aussi en milieu littéraire. Cet aspect reste sous silence dans plusieurs Histoires de la littérature maghrébine, où les tensions sont évoquées mais où la spécificité du climat multiculturel et d’échange entre écrivains français, pied-noirs et « indigènes » est d’abord mise en relief. Le différend présent dans la scène d’interpellation de l’écrivain devient alors difficilement cernable. Pour la première œuvre de Dib les critiques parlent souvent de « lecture idéologique au détriment de la valeur littéraire », mais la valeur littéraire qui est en question ne saurait se composer par le brouillage de la portée testimoniale et des conflits qu’elle a suscités autour de ce qui peut ou ne peut pas être dit, par le lessivage du différend dans lequel la parole poétique s’est engendrée. L’expression « lecture idéologique » aujourd’hui revêt à un sens flou, nous pouvons entendre par là tant l’idéologie nationaliste que coloniale ou humaniste, certainement pas ce qui se passe au niveau du refus de la parole testimoniale, c'est-à-dire au niveau d’un événement qui dépasse les idéologies et tient aujourd’hui de la vérité historique. Vu dans la perspective de la dimension testimoniale, tout le différend entre les détracteurs et le promoteurs des jeunes écrivains algériens des années 50 se situe moins dans l’idéologie – avec les marquages des prise de positions respectives – que dans une lutte de pouvoir autour de la possibilité ou non d’une parole.

La presse de l’époque montre indéniablement combien la guerre d’Indépendance, avant d’éclater, était une présence bien importante dans les différents domaines du social. Le rêve de coexistence pacifique des communautés, partagé par plusieurs intellectuels dont Dib, se montre alors comme une prise de position courageuse et de profonde foi dans l’humain, surtout quand tout, autour, ne fait que signifier l’impossibilité de cette coexistence pacifique. Ce rêve est aujourd’hui archivé comme une idéologie parmi d’autres et perçu comme illusoire. Anne Roche parle en effet d’« illusion communautaire », qui pourrait masquer une certaine naïveté dans laquelle beaucoup de personnes se seraient abritées pour ne pas voir une réalité bien plus cruelle : « la coexistence pacifique des communautés, après les violences de la colonisation, après surtout les massacres de 1945, n’était sans doute plus possible. » 67 Cependant Dib, qui signe en 1955 avec 200 autres français et algériens le manifeste « Fraternité algérienne », nourrissait profondément cet espoir qui était aussi une confiance dans la possibilité de faire émerger la vérité. Témoigner de la vérité coloniale et accueillir ce témoignage devient alors l’enjeu central pour une solution pacifique.

Un article paru dans Les nouvelles littéraires montre combien le domaine littéraire est investi dans ce contexte où le différend se situe au niveau de la vérité, de comment l’attester et quelles preuves sont demandées à la littérature. Robert Kemp recense ici le recueil Au café que, pendant plusieurs mois après sa publication (1955), les libraires refusent de distribuer. L’argument de Kemp pour justifier le terme d’ « abomination », qu’il utilise à propos de l’œuvre de Dib, est « d’affirmer sans preuves » :

‘« Je crois qu’on n’aperçoit que trop bien les « pourquoi » des nouvelles de M. Mohammed Dib, dont la première « Au café » intitule le recueil. Il s’agit de prouver que l’occupation de l’Algérie par les Français est tyrannique, cruelle, usurpatrice et que le droit de vote, hypocritement accordé, ne s’exerce que sous la contrainte la plus brutale, etc. Pendant plus d’un siècle on a haussé le niveau de vie, les connaissances, l’état sanitaire des compatriotes de M. Mohammed Dib. On leur a appris à écrire. Et ils se servent de leur plume pour le pire. J’ai déjà dit que cette sorte de romans m’est abominable. On y affirme sans preuves. Certaine histoire de tuberculeuse chassée de l’hôpital, qui m’a bouleversé, aurait vraisemblablement besoin d’un contrôle, car elle est une insulte à tout le personnel hospitalier. Publication néfaste. C’est ici qu’est l’hypocrisie, dans ces produits unilatéraux de la haine. » 68

Le même magazine refuse de publier la réponse de Dib, qui est par contre accueillie par Les lettres françaises dirigées par Aragon (qui, quelques années plus tard, en 1961, signera la préface du premier recueil poétique de Dib, Ombre Gardienne). 69

Cet article de Dib, « La vérité, ce scandale », est éclairant à plus d’un titre. D’abord on y voit bien à quel mécanisme pervers de mise à nu la non-réception de la parole testimoniale peut entraîner. Cette nudité, nous la retrouvons dramatiquement intacte dans Habel. Tout en gardant sa mesure habituelle, l’écrivain est forcé de donner à travers sa vie personnelle d’autres exemples pour prouver le bien-fondé des propos tenus dans Au café. Il s’expose ainsi en première personne, se mettant à nu, pour être cru et donc légitimé en tant qu’écrivain.

Son discours est encadré dans un processus de légitimation littéraire entièrement inscrit dans la problématique testimoniale. En présentant l’article, Aragon parle de censure à propos de l’attitude en littérature qui devient le théâtre où sont amenées de nouvelles raisons pour appuyer le conflit, qui ne tardera pas à se déclencher. C’est qui est le plus intéressant dans la brève présentation d’Aragon est que l’article de Dib est mis en résonance avec un autre article signé par Jean Cayrol qui commente le film d’Alain Resnais « Nuit et brouillard » :

‘« L’article de Mohammed Dib que nous publions a été écrit avant même que ne soit formé l’actuel gouvernement français. (…) Cette même semaine, un écrivain qui a été déporté, médite sur le commentaire qu’il a écrit pour le film d’Alain Resnais sur les camps de concentration : « Nuit et brouillard ». C’est la première fois, dans notre pays que la vérité est ainsi dite avec un courage, un tact, une justesse qu’il faut saluer, sur les camps, les femmes et les hommes qui y furent et y luttèrent. Ce n’est pas seulement un rapprochement fortuit, hélas, qui joint les réflexions de Mohammed Dib à celles de Jean Cayrol, mais la question même qui pose à la conscience des spectateurs le film « Nuit et brouillard » 70

La « question que pose à la conscience » le film cité par Aragon (pour qui le problème du témoignage dans la création littéraire était central 71 ) est sur une ligne générale le problème du témoignage quand il demande de recevoir une vérité qui ne peut pas être crue et qui génère un scandale ou même une abomination. C’est dans ces termes que Dib met en relief comment la vérité est doublement scandaleuse, dans ce qui tient de la réalité et dans l’impossibilité de la dire :

‘« Dans l’étrange logique du journal en question (qui refuse de publier la recension de Au café qui au lieu de rapprocher aurait divisé davantage la population) la vérité est un scandale, le scandale vient de ceux qui la montrent et non pas des auteurs de ce scandale que sont la misère algérienne, les horreurs sanglantes dont on a longtemps abreuvé les Algériens, et le racisme et la terreur policière… » 72

Dib termine son argumentation sur la nécessité de faire connaître la vérité pour affronter le problème algérien : « nous voyons des gens qui prétendent « apaiser et rapprocher » et qui récusent le témoignage apporté sur la réalité algérienne. (…) Est-ce en voilant la vérité qu’on espère arriver à résoudre le problème algérien, à apaiser et rapprocher ? Cela ne se pourra jamais. Il faut au contraire que toute la vérité éclate. » 73

Dans la suite, la réception de la trilogie « Algérie » a connu des phases alternées. Sa dimension testimoniale est d’abord contestée comme apportant une fausse vérité, « vulgaire » et déguisée sous une forme de propagande. Ensuite elle connaît une « époque d’or » pour avoir fait connaître une vérité. Puis, elle n’est qu’un accident de parcours, une sorte de passage obligé auquel tout écrivain maghrébin de l’époque ne pouvait pas échapper.

Pendant l’ « époque d’or » a eu lieu une sorte de sacralisation de l’écrivain engagé dans la lutte pour l’Indépendance, après quoi a suivi une sorte de mouvement inverse auquel l’écrivain même participe afin de se « déshabiller » de cette sacralisation et garder son regard critique sur la réalité tout en étant « à l’écoute ».

‘« j’estime que les écrivains algériens ont encore vis-à-vis de leur pays des devoirs à remplir, dont ils ne peuvent se dispenser, et qui consistent à donner aux Algériens, bien sûr, le sentiment qu’un de leurs écrivains ne les « lâche » pas, mais aussi à leur renvoyer leur image. Lucide, il doit être à l’écoute de son pays. » 74

L’enfermement de la sacralisation correspond à ce que Agamben explique très bien à propos du pouvoir souverain. La souveraineté conquise par l’Algérie est aussi la souveraineté de l’écrivain à condition qu’il soit « écrivain d’état » : dès qu’il ne l’est pas, il subit une sorte de mise au ban très bien illustrée par le personnage de Wassem, « l’écrivain public qu’on fait attendre à la porte d’un palais, qu’on déshabille ». La mise au ban a lieu aussi, et surtout dans le cas de l’expérience vécue par Dib, dans l’ordre contradictoire que nous retrouvons dans Habel : « désobéis nous et pars ».

‘« Je n’ai pas choisi de vivre en France. J’ai été expulsé peu avant la fin de la guerre d’Algérie, à peu près au moment de l’assassinat de Mouloud Feraoun par l’O.A.S. » 75

Le refus de la parole testimoniale qui a caractérisé une partie du premier accueil est sans doute à prendre en compte dans la recherche obsessionnelle pour l’auteur d’une parole qui puisse être reçue, avec des conséquences importantes sur la forme que va prendre le témoignage, en particulier au sujet du silence et de ses implications. Dans cette non-réception du témoignage nous pouvons en effet reconnaître le basculement de la responsabilité du dominant sur celle du dominé, qui devient coupable de son silence et de ne pas parler assez. Un autre cas de figure se produit dans la réception algérienne où Dib est accusé d’illisibilité : « banni » alternativement il se repliera dans un exil radical où les interventions publiques dans la presse se feront de plus en plus rares. Dans Habel, l’aspect du silence et de la recherche d’une autre forme de communication est particulièrement mis en valeur ; les dynamiques de surgissement du « je » le montrent aux prises avec différentes pressions parmi lesquelles celle de l’accusation de ne pas parler et une notion de témoignage qui bannit.

Notes
63.

Kamm, M., Le courrier lu, 24 mars 1953.

64.

Dib, Mohammed, « Toute vérité est multiple », Dernières nouvelles d’Alsace, n. 263, 8 novembre 1992. Dans Habel,comme nous le verrons, cette vérité multiple est celle de différentes facettes de l’humanité.

65.

Brune, Jean, La Dépêche quotidienne, 7 février 1953, cité par Bryson, Josette, « Mohammed Dib : La Grande Maison et sa réception critique dans la presse », Œuvres et Critique, Revue internationale d’Etude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française, IV, 2, 1980.

66.

Quotidien catholique publié de 1951 à 1956 qui a publié des extraits de La Grande Maison et Le Fils du Pauvre de Mouloud Feraoun.

67.

Roche, Anne, « Maurice Monnoyer et l’hebdomadaire L’effort algérien (1951-1956) ou l’illusion communautaire », in : Philippe Baudorre (dir.) La plume dans la plaie. Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 78. Elle fait référence aux massacres de Sétif et Guelma de mai 1945.

68.

Kemp, Robert, Les nouvelles littéraires, n. 1480, 12 janvier 1956. (Nous soulignons).

69.

Sur ce refus voir : Siblot, Paul, « Entre mêmes et autres, l’œuvre elle-même », Europe, n. hors série, « Algérie, littérature et arts. Mohammed Dib », 2003, note n. 5, p. 201.

70.

Dib, Mohammed, « La vérité, ce scandale », Les lettres Françaises, n. 606, 9-15 février 1956. Jean Cayrol avait introduit Mohammed Dib aux éditions du Seuil, voir à ce propos G. Dugas, art. cité, Europe,2003, p. 188.

71.

Nous renvoyons à ce propos à la thèse de Luc Vigier que nous avons déjà abondamment cité dans la Ie partie : La voix du témoin dans les œuvres en prose de Louis Aragon, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, 2000.

72.

Dib, Mohammed, « La vérité, ce scandale », art. cité.

73.

Ibidem.

74.

Acs, Claudine, « Mohammed Dib », L’Afrique littéraire et artistique, n. 18, août 1971, p. 12.

75.

Ibid. p. 14.