Pour Ben Jelloun, l’utilisation de l’expression « écrivain public » est exposée à une plus grande visibilité du fait qu’elle constitue le titre de son autobiographie fictionnelle, L’écrivain public, parue six ans après La plus haute des Solitudes 76 , qui ne constitue cependant pas le seul texte où cette notion prend forme à travers le récit. 77 La polysémie de ce concept chez Ben Jelloun ne saurait pas se limiter à l’image de l’écrivain qui écrit pour ceux qui ne savent pas écrire ni à un rôle réducteur de l’écrivain maghrébin francophone chargé de faire connaître les sociétés traditionnelles des ex-colonies, comme l’annonce la quatrième de couverture de L’écrivain public. 78 Cette image est plutôt à retenir comme un palimpseste d’une construction plus complexe où gravitent d’autres fonctions qui interpellent l’écrivain qui les réélabore tout au long de son œuvre littéraire. Celle-ci est en effet parsemée de personnages qui revêtent les différents habits du lettré maghrébin : le fqih, le meddah et le marabout sont des présences-témoin de la culture maghrébine qui posent le double problème de la préservation de la disparition la culture traditionnelle, et du destin de son héritage dans l’entrecroisement avec la culture occidentale. Si cette préoccupation était latente dans son premier roman, Harrouda, où la question de donner la parole à la femme primait sur le reste, dans LPHS le problème de la disparition de la culture est analysé à partir d’une donnée plus radicale : quelle culture quand il n’y a plus d’hommes ? L’image du déboisement humain renvoie en effet à considérer l’effacement culturel dans les termes tragiques de l’ethnocide à l’intérieur duquel Ben Jelloun inscrit le phénomène migratoire postcoloniale.
La posture de l’écrivain public constitue le prototype de la scène d’interpellation : sa fonction est d’être à disposition des autres pour transcrire leur parole et matérialiser ainsi un message qui autrement resterait confiné dans son lieu de provenance. Il est celui qui existe pour être interpellé. Quelle est la nature de l’interpellation chez Ben Jelloun, et quel type d’énonciation entraîne-elle ?
A l’intérieur de son œuvre nous pouvons reconnaître deux voies parallèles le long desquelles l’idée d’écrivain public s’élabore : une personnelle qui touche l’image que l’auteur a construit de lui-même et l’autre qui structure la technique narrative. Les deux se renvoient mutuellement une source énonciative multiple. L’écrivain public peut recouvrir l’image d’un scribe, d’un conteur ou de l’écrivain tout en créant une pluralité de sujets énonciateurs qui se reflète dans un éclatement générique et dans une polyphonie des voix qui caractérise la technique narrative. Les trois figures (scribe, conteur, écrivain) entretiennent aussi un rapport différent avec le factuel et le fictionnel, la vérité et le mensonge de l’invention.
Ben Jelloun incarne en lui-même la figure de l’écrivain public. Si la place publique, comme on va le voir, est le lieu métaphorique de la parole publique du récit oral, cet écrivain n’a jamais cessé de fréquenter tout type de transposition occidentale de ce lieu : celle de quelques grands quotidiens européens (Le Monde, El Pays, La Repubblica), des grand éditeurs, des festivals littéraires, des émissions radiophoniques, pour y rapporter inlassablement une parole individuelle et collective à la fois. Cette énonciation multiple articule la même problématique du terstis (du traducteur et du truchement, du porte-parole) que nous venons d’analyser pour Dib :
« Ce qui est valorisant, c’est de faire partie de cette foule qui vous fait confiance (…) L’écrivain ne peut se laisser aller ; il y a obligation de traduire les autres (…) d’être à l’écoute et de transmettre (…) Même s’il ne l’a pas voulu ou décidé, il (l’écrivain) est considéré comme un porte-parole, celui qui rapporte les paroles de ceux qui n’ont pas accès à l’expression » 79
Comme nous l’avons vu pour Dib, dans le cas de Ben Jelloun aussi les interpellations sont multiples. L’analphabétisme n’est que l’une des nombreuses formes d’un silence qui est pour l’écrivain « linceul qui enterre les gens vivants ». 80 Parmi les interpellations, la principale pourrait être reconnue dans le lieu douloureux où les conflits de pouvoirs sont à l’origine de l’injustice, dans un différend qui le met en position de terstis. Comme tant d’autres écrivains postcoloniaux, pour Ben Jelloun ce lieu est réactivé tout particulièrement dans le territoire du langage et dans la prise de parole. Dès son premier roman, sa réaction face à l’interpellation du silence est fortement marquée par le ton agonique de la lutte 81 :

« La prise de la parole, l’initiative du discours (même si elle est provoquée) est un manifeste politique, une réelle contestation de l’immuable. Dans un contexte où la parole est chose courante, le silence peut être une prise de position. Mais dans le contexte précis où la parole n’est jamais donnée, le silence perd de sa qualité. » 82
Si cette affirmation programmatique de l’œuvre à venir semble définir l’impraticabilité du silence comme forme littéraire telle qu’on la retrouve dans le nouveau roman 83 , il y a cependant dans le rapport à l’oralité une irréductibilité de la parole qui la rapproche du mystère qui pourrait caractériser une façon positive d’appréhender le silence. L’écrivain public est en effet aussi le palimpseste d’une forme particulière de récit de soi, celle qui tient pour nous du secret public. Bien que ce trait spécifique puisse apporter des éléments nouveaux à l’élaboration de l’autobiographie postcoloniale – au sujet du récit à la première personne de Ben Jelloun, les critiques ont parlé d’autobiographie collective - ce trait spécifique caractérise selon notre point de vue moins le genre autobiographique que celui du témoignage.
L’oralité à laquelle l’écrivain public est confronté - le récit qu’il reçoit est une parole orale qu’il traduit dans un autre langage et dans une autre langue - chez Ben Jelloun est investie de plusieurs valeurs symboliques. Elles tiennent tout particulièrement de la culture traditionnelle, synthèse de la différence de la culture maghrébine et de sa spécificité par rapport à celle occidentale. On sait la place importante que l’oralité tient dans la littérature maghrébine - comme l’affirme Robert Elbaz, « la relation essentielle entre l’oralité et l’écriture gère toute la production littéraire du Maghreb » 84 - ou plus spécifiquement dans le roman de Ben Jelloun : « Le texte de Ben Jelloun n’a de signification qu’en rapport avec l’oralité » 85 . Sans sa prise en compte, le double mouvement dont parle Dib emblématisant la nature hybride du texte maghrébin, serait effacé. Or, ce qui est intéressant dans la perspective testimoniale, est que ce trait spécifique du rapport de l’écriture à l’oralité tient précisément du secret et de l’indicible qui sont rendus publics tout en gardant leur énigme. Nous sommes confronté là à la spécificité de la parole testimoniale déclinée dans la technique narrative.
La structure typique de l’énonciation publique chez Ben Jelloun se fait selon le mouvement du témoin auriculaire qui écoute et accueille dans son corps le récit oral : la parole reçue est en quelques sorte incorporée. L’écoute devient la métaphore d’une incorporation qui métamorphose le personnage, au point que le conteur, qui a reçu l’histoire d’ailleurs, devient l’histoire même, ou le livre où elle est écrite. C’est le cas de Sindibad dans La prière de l’absent qui se définit comme « un livre inachevé » ou d’autres personnages de La Nuit Sacrée qui affirment : « Prenez-moi je suis une histoire d’amour ; elle se termine mal ; c’est la vie » ; « Je suis Risalat al-Ghufran, Epitre du pardon, un livre fondamental que peu de gens ont lu, j’ai été écrit en l’an 1033 » 86 ; ou encore dans L’enfant de sable : « je suis ce livre ». 87 La parole à l’origine silencieuse, puisqu’elle émane de ceux qui n’y ont pas accès, se fait corps. Ensuite, ce mouvement d’introjection se renverse dans l’extériorisation radicale du « tout extérieur » d’une place publique qui, comme le décrit Ruth Amar, est « le lieu de la scène, le théâtre de l’assemblée rurale de la foule des gens simples venus sur la place non seulement écouter mais aussi participer à la formation de l’histoire ». 88 Dans la place publique s’inscrit donc aussi une fonction participative à l’intérieur de laquelle l’écrivain public est chargé d’enregistrer les variantes des récits que s’y produisent. Dans la halqa, le cercle des auditeurs de la place publique, chaque conteur apporte une version différente d’une histoire ; le récit, qui prend ainsi une forme plurielle, se construit par le passage de témoin entre conteurs différents qui appuient leurs versions sur leur statut de témoins (qui ont vu, entendu, ou vécu la chose narrée) garant de la bonne qualité du récit apporté.
Le plus souvent le mandat que l’écrivain public benjellounien reçoit est « une parole secrète » d’un côté parce qu’elle représente l’emblème d’un héritage culturel qui ne peut pas être dévoilé dans la langue de l’autre, et d’autre côté elle incarne ce qui reste indicible à l’autre culture. Etant une parole orale elle est « ce qui ne peut pas s’écrire », comme l’affirme Ben Jelloun dans son premier roman : « C’est un discours qui au fond ne s’écrit pas et ne peut pas s’écrire. Et pourtant cette parole est devenue écriture : elle a changé d’espace. Elle a perdu quelque chose dans le passage ». 89
Dans le passage de l’oral à l’écrit quelque chose se perd irrémédiablement et donne forme à un récit qui ne se termine jamais et qui génère un désir qui, selon les termes de Robert Elbaz, se caractérise par l’inassouvissement. C’est ce qui arrive à l’héroïne-narratrice dans Les Yeux baissés, 90 protagoniste d’une histoire d’immigration en France « dépositaire du secret, gardienne des mots et des chemins, protectrice de cet héritage jamais nommé, parole donnée et gardée intacte, rapportée et transmise dans le silence de la confession » 91 . Cette parole secrète est transmise sous la forme d’un don à un(e) élu(e) dont la garde, à laquelle il (elle) est préposé(e), coïncide avec l’action de la rendre publique par le récit oral qui a lieu sur la place publique. C’est dans ce lieu que, comme tant d’autres narrateurs benjellouniens, Zahara dans La Nuit Sacrée raconte l’histoire de sa vie qui « n’est pas un conte. J’ai tenu à rétablir les faits et à vous livrer le secret gardé sous une pierre noire » 92 .
Dans L’écrivain public nous pouvons retrouver différents exemples de notions croisées d’écrivain (le scribe, l’écrivain public, le conteur) et d’une parole dont l’interpellation et le processus de mandat deviennent un thème portant.
Nous allons utiliser maintenant l’abréviation LPHS.
Ben Jelloun, Tahar, L’écrivain public, Paris, Seuil, 1983.
« L’écrivain public, dans les sociétés traditionnelles, est celui qui rédige lettres, requêtes et formulaires, en lieu et place de ceux qui ne savent pas écrire. Pour Tahar Ben Jelloun, c’est aussi celui qui prête sa plume et sa voix à tous ceux qui n’ont pas la parole. », Ibid., quatrième de couverture.
Ben Jelloun, Tahar, « Le rôle de l’écrivain dans le tiers-monde », Le Monde, 18 décembre 1992, Le monde des livres, p. 26.
« L’exclusion de la parole est pire que la misère économique et politique. Le silence auquel est acculée une partie de la société est vécu comme un stade de la destruction. Ben Jelloun avait déjà dit que « le silence est un linceul qui enterre les gens vivants », Mouzouni, Lahcen, Le roman marocain de langue française, Paris, Publisud, 1987, p. 51.
Au sens de l’étymon grec , « lutte dans les jeux » dictionnaire Le Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/

Ben Jelloun, Tahar, Harrouda, Paris, Denoël, 1973, p. 184. L’appellation de roman, pour Harrouda, n’est qu’un détour confortable pour éviter le problème générique présent depuis cette première œuvre. Voir à ce propos Elbaz, op. cit, p. 79-80.
Un topos de la littérature européenne du XXe siècle, d’après Brigitte Galtier, est identifiable dans la figure du « témoin muet » : « Les littératures mettent volontiers en scène le témoin sans témoignage, le témoin muet : objet silencieux, animal sans parole ou enfant d’un age en deçà des mots ou du discours adulte comme la Maisie du roman d’Henry James. C’est notamment ce qui a fait la pionnière du nouveau roman et du nouveau théâtre, Nathalie Sarraute ; entre autres dans sa première pièce, le silence. », Galtier, Brigitte, « Silences du témoin, écrits de Nathalie Sarraute », in : Galtier, Brigitte et alii, Arts littéraires, arts cliniques. Voix Témoins. Séminaire, vol. 2. Paris, CER/FDP de l’Université de Cergy-Pontoise, 2006.
Elbaz, Robert, Ben Jelloun ou l’inassouvissement du désir narratif, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 10.
Amar,Ruth, Tahar Ben Jelloun : Les stratégies narratives, (pref. Hélène Stafford) Edwin Mellen Press, New New York/ Wales, 2005, p. 43.
Ben Jelloun, Tahar, La nuit sacrée, Paris, Seuil, 1987, p.97 et 198.
Ben Jelloun, Tahar, L’enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 13.
Amar, Ruth, op. cit., p. 42.
Ben Jelloun, Tahar, Harrouda, Paris, Denoël, 1973, p. 185.
Paris, Seuil, 1991.
Ibid., p. 12.
Ben Jelloun, Tahar, La nuit Sacrée, Paris, Seuil, 1987.