2.5. « Si je n’avais pas vécu ces journées je n’aurais jamais écrit. »

Ben Jelloun explore un inventaire de toutes les variations possibles autour de la figure complexe de l’écrivain public qui centralise à la fois deux traits génériques du témoignage : un type d’énonciation structurée sur le passage de témoin « je t’ai confié ces histoires » et celle d’une voix inlassablement multiple et individuelle, qui par là devient exemplaire : c’est l’histoire « d’un homme parmi les hommes, interchangeable ». 93 Comme sur la place des villes marocaines, il existe plusieurs écrivains publics, mais chacun a sa propre histoire qui l’a conduit à exercer ce métier et sa façon propre de le pratiquer dont cependant le trait constant est la falsifiabilité de la parole orale reçue. Ainsi pour le récit de la vie de Ben Jelloun, un dédoublement entre le scribe et l’écrivain annonce la prise en compte de ce « cambriolage du réel », tel que Bourguerra a défini le rapport que l’auteur entretient avec l’écriture. 94 Le scribe détient le pouvoir de cambrioler le réel par la fiction, d’inventer, de trafiquer « Je lui ai avoué que j’avais des tendances à l’affabulation » 95 qui lui est octroyé par son « employeur », l’écrivain qui lui a commandé le texte. Ainsi il n’est pas responsable de défendre la réalité des faits : « ne te sens pas obligé de les défendre auprès des personnes intéressées ». 96 Si le scribe prend le relais énonciatif de l’écrivain protagoniste de l’histoire raconté (il prend sa voix), l’autorité auctoriale se trouve fissurée entre les deux figures qui se détachent : le scribe qui n’est pas tenu de répondre de son récit et l’écrivain qui le dispense de ce devoir du moment que lui aussi se sent impuissant face à cette tâche : « je ne me cache pas, je m’oublie. (…) Toutes les vérités sont contre nous ». 97

Le rôle qu’assume le scribe, ancien écrivain public de la médina de Marrakech, est celui de l’écoute : « je ne démissionne pas de mon poste de scribe, mais je me fais simple narrateur et même si ma main tremble, je reste assis et j’écoute » (12). Ben Jelloun confie le récit de sa vie à un personnage de fiction qui a été un « vrai » écrivain public. A partir de ce mandat initial, une mise en abîme se met en place où le scribe raconte comment l’écrivain protagoniste est devenu « écrivain public » dans un camp de correction militaire 98 . Dans ce lieu où effectivement (du moins à partir de la récurrence dans d’autres déclarations) Tahar Ben Jelloun s’initie à l’activité d’écrivain, sa venue à l’écriture est à la fois celle d’un écrivain public traditionnel qui écrit des lettres pour ses compagnons de réclusion et celle du poète que l’on connaîtra plus tard. C’est là que Ben Jelloun compose son premier poème « Aube des dalles », publié dans la revue Souffle en 1968. 99

‘« J’écrivis l’Aube des dalles, mon premier texte, dans la fébrilité du corps oppressé. Je me sentais mal. J’avais peur (…) de suffoquer. (…) Il fallait sortir les mots, un par un. (…) Le fait d’être reclus dans un camp (…) pressait les mots de sortir écorchés » 100

Dans la fiction qui reconstruit ce moment d’initiation Ben Jelloun recourt à nouveau à l’élément magique qui rajoute à la mise en abîme des différentes voix un passage de témoin supplémentaire. C’est ainsi qu’une sorte d’investiture est mise en scène dans l’épisode de la rencontre d’un inconnu dans le train qui conduit le protagoniste au camp de correction. Ce personnage est d’abord présenté comme un soldat qui s’avère avoir été un écrivain public itinérant à la recherche d’une formule magique libératrice. Il lui confie une phrase au pouvoir magique, dans une langue inconnue par le protagoniste, probablement tamazigh : l’homme lui demande en fait s’il parle le berbère. Sans l’avoir demandé, « le soldat voulait quelque chose. Il me fit signe de sortir dans le couloir, se leva et attendit. D’un geste je lui fit savoir que j’étais coincé » ; 101 le futur écrivain public se retrouve ainsi à recevoir une parole au pouvoir mystérieux tout en se trouvant dans le même décalage que le lecteur occidental face à une traduction fragmentaire.

Nfel-n gim tamadunt (nous te laissons la maladie)’ ‘ Nfel-n gim zzeld (nous te laissons la misère)’ ‘ Nfel-n gim taula (nous te laissons la fièvre)’ ‘ Nfel-n gim tilkin (nous te laissons nos poux)’ ‘ Nfel-n gim taykra (nous te laissons le mal) 102

Pour une raison tout autant mystérieuse, l’écrivain est cependant choisi pour recevoir le secret, « voilà, tu sais tout », lui dit le personnage mystérieux. Cette phrase secrète est confiée au futur écrivain qui portera sur la place publique « ce qui ne peut pas s’écrire », elle est passée comme on passe un témoin dans une course pour en faire continuer le mouvement. C’est aussi une sorte de testament visible dans la formule « nous te laissons », un legs dont le futur écrivain hérite, qui le met dans la condition d’écrivain public errant à la recherche de la parole apte à libérer la collectivité (le « nous » de la phrase confiée) et l’écrivain même, qui pour ce faire part à sa recherche. Le pouvoir de cette parole alchimique vise en particulier la libération des différentes formes du mal : la maladie, la misère, etc.

Sa venue à l’écriture s’est décidée par l’expérience d’être présent et impliqué dans un événement dont il fallait témoigner pour qu’il puisse être su, dénoncé, dit d’une façon apte à changer le cours des choses. Il s’agit des émeutes de Casablanca en mars 1965 suite auxquelles l’écrivain fut interné dans un camp de correction, événement qui selon Mohamed Ridha Bouguerra, fonctionne comme une sorte de « métaphore obsédante dans l’œuvre de Ben Jelloun ». 103

‘« Mes premières phrases ont surgi d’une blessure. Avec maladresse et mélancolie. Des morceaux de poème se sont imprimés dans ma tête, sur mon front en ce jour de mars 1965 où des gamins, des hommes et des femmes sans travail, sont descendus dans les rues de Casablanca. Un soulèvement spontané, arrêté par la mitraille. Je n’en pouvais plus d’être le dépôt de mots pleins de terre et de sang réfugiés comme des balles dans ma cage thoracique. A défaut d’avoir agi, il fallait dire, rapporter la clameur populaire.’ ‘J’ai essayé de témoigner sur ce que j’avais vu, entendu, senti en ces journées de mars où nous suivions, à partir de Rabat, l’état de fièvre qui régnait à Casablanca.’ ‘Peut-être que si je n’avais pas vécu ces journées de terreur et d’angoisse où se révélait à moi le visage banal, ordinaire, brutal de l’ordre et de l’injustice, peut-être que je n’aurais jamais écrit. » 104

Comme pour l’écrivain public errant qui lui passe le témoin du même rôle par nécessité : « je me sens inondé de mots, de phrases, de paraboles » 105 - dit l’inconnu du train -, l’écrivain que Ben Jelloun est devenu décrit la nécessité de raconter ce qui s’est passé comme une exigence physique : « Je n’en pouvais plus d’être le dépôt de mots pleins de terre et de sang réfugiés comme des balles dans ma cage thoracique ».

La représentation de l’investiture sert de pré-texte au récit factuel de la venue à l’écriture de Ben Jelloun et crée une superposition des genres où différentes formes énonciatives donnent lieu à une structure complexe de témoignage. Comme Dib, Ben Jelloun n’est pas un simple témoin puisque tous deux sont écrivains et que différents rôles s’entrecroisent et concourent à la formation polymorphe de ce qu’est un écrivain. Celui-ci est d’abord le témoin hanté par le devenir littéraire du témoignage, chez qui le terstis et le superstes se confondent et vont structurer l’œuvre à venir. Il est l’homme « parmi les hommes, interchangeable » 106 qui ressent le besoin individuel d’extérioriser sur la place publique ce qu’il sait et ce dont il a hérité (la misère et le mal), il est ainsi un superstes, au sens de légataire du testament culturel, tel que le définit Derrida : « superstes au sens de tiers survivant, héritier, gardien, garant, légataire du testament, de ce qui a été et qui a disparu » 107 . Dans ce sens il est l’écrivain public de la place qui écrit pour ceux qui ne peuvent pas produire une littérature selon les canons dominants avec un décalage irréductible entre l’écrit et l’oral où se cache l’indicible et le secret ; il est l’héritier illégitime puisque souvent son autorité n’est pas reconnue. Il est le scribe à l’écoute et le conteur sur la place qui reçoit le témoin pour apporter sa version et réélaborer ainsi l’héritage du récit oral et de l’écriture publique. Il est inventeur et témoin de la réalité vécue.

Notes
93.

Ibid., p. 9.

94.

Bouguerra, Mohamed Ridha, « Tahar Ben Jelloun ou le cambrioleur du réel : L’écrivain public et l’Homme rompu entre fiction et réalité », in : Ecrire le Maghreb, Tunis, Cérès Editions, 1997, pp. 9-26.

95.

Ben Jelloun, Tahar, L’Ecrivain public, op. cit., p. 11.

96.

Ibid., p. 10.

97.

Ibid.

98.

Voici comment Ben Jelloun décrit dans sa « biographie officielle » l’épisode du camp disciplinaire : « Juillet 1966 : Mes études de philosophie sont interrompues ; je suis envoyé dans un camp disciplinaire de l'armée (à El Hajeb puis à Ahermemou dans l'Est du Maroc) avec 94 autres étudiants soupçonnés d'avoir organisé les manifestations de mars 65. Je suis libéré en janvier 1968 et reprends mes études. », www.taharbenjelloun.org . Après le diplôme, il enseigne la philosophie au Maroc, pendant quelques années ; il abandonnera suite à l’arabisation de l’enseignement de la philosophie. La loi sonne comme la trompette du bannissement pour Ben Jelloun : il est obligé d’abdiquer de son poste et de migrer en France.

«  Juin 1971 , un communiqué du ministère de l'intérieur annonce qu'à partir de la rentrée de 71, l'enseignement de la philo sera arabisé. N'étant pas formé pour cela je demande une mise en disponibilité au ministère et décide de venir à Paris pour faire une thèse de troisième cycle en psychologie. Une association caritative française me donne une bourse de 500 FF par mois. », ibid.

99.

Souffles, n. 12, quatrième trimestre 1968.

100.

Ben Jelloun, Tahar, L’écrivain public, op. cit., p. 109.

101.

Ibid. p. 85.

102.

Ibid. p. 87.

103.

Bouguerra, Mohamed Ridha, op. cit., p. 13.

104.

Ben Jelloun, Tahar, L’écrivain public, op. cit., p. 108.

105.

Ibid. p. 88.

106.

Ibid., p. 9.

107.

Derrida, Jacques, Poétique et politique du témoignage, op. cit., p. 28.