Contrairement à La plus haute des solitudes, Habel a fait l’objet de quelques analyses littéraires, dont deux, en particulier, qui explorent le roman d’une façon approfondie, celles de Charles Bonn et de Naget Khadda 129 . Il est vrai qu’après ces lectures trouver un autre regard et la place pour apporter une contribution différente n’est pas une tâche si simple, d’un côté du fait du caractère exhaustif des analyses et de l’autre de l’autorité de leurs auteurs. Il faut d’abord signaler un certain décalage entre ces lectures et la nôtre du fait du point d’observation choisi qui, dans les deux cas de Bonn et de Khadda, correspond à une approche de l’œuvre complète de l’écrivain, alors que pour nous il s’agissait d’interpréter un livre à l’aune de l’écriture de la migration. Cependant, si cet aspect est minimisé par les lectures de Bonn et, de façon plus nuancée, par Khadda, ce n’est pas qu’en raison de l’approche globale de deux critiques. Du fait de son contexte 130 , l’analyse de Bonn est tournée en effet vers une exaltation des qualités d’une écriture dont la littérarité, d’une certaine façon, passe par le sacrifice de son ancrage au réel. Cette démarche s’inscrit dans un moment (l’analyse est de 1988) où la critique littéraire maghrébine était engagée, d’une façon générale, dans une entreprise de légitimation de l’épaisseur littéraire d’œuvres qui souvent n’étaient approchées que pour confirmer des thèses idéologiques ou pour un intérêt « sociologique ». La qualité littéraire est ainsi mesurée à l’aune de la distance avec tout mode de référence factuelle, comme nous pouvons le lire dans une autre lecture contemporaine à la sortie du roman : « Habel est un livre dont la ligne mélodique n’est parasitée par aucune (…) récurrence de factivité. » 131
Dans le cadre actuel (des années 2000), où le phénomène de la migration persiste dans une actualité qui nie son épaisseur historique, la prise en compte de l’encrage du roman dans le contexte, où le « fait » de la dimension factuelle est plutôt à voir dans les termes d’ « événement », devient pour nous une confrontation nécessaire à l’Histoire. Pour soustraire la lecture du roman au danger « idéologisant », danger qui aujourd’hui s’inscrit plutôt dans le vide de toute idéologie en même de faire face à l’usure des nationalismes, la lecture de Bonn se tient à distance de l’ancrage contextuel et minimise la place que l’événement de la migration et la portée politique et éthique de son expression tiennent dans la littérarité du texte.
‘« Il faut dire que le « prière d’insérer » de la couverture est, pour qui a lu le roman, le clin d’œil le plus éhonté d’un éditeur à la réduction du texte par la lecture idéologique à un contenu descriptif univoque : l’émigration » 132 ’Le discours sur la migration et tout le foisonnement de sens qui lui est lié en termes de bannissement et de désubjectivation, ne se limitent ni à une « description univoque » ni à servir de « cadre diégétique », comme d’ailleurs la complexité et l’épaisseur de l’analyse incontournable de Bonn le montrent très clairement. Pourtant ses principes-guide, qui formulent une « ambiguïté de la Parole » et une « parole séparée » à prendre en elle-même dans une autonomie qui la soustrait à tout danger, courent ainsi le risque de ne montrer qu’un énorme vide annihilant qui n’affirmerait que l’impossibilité de représenter la migration. Cette impossibilité est bien présente dans le texte, mais elle n’aboutit pas à une représentation impossible. Il s’agit bien de migration.
S’il est vrai que le texte se tient distant de la description de l’événement, dans son innommable, les liaisons sont aussi laissées à la responsabilité du lecteur. Le cadre générique de la « modernité romanesque » occidentale peut-il être séparé du contexte socio-historique de la migration dans lequel Habel se trouve indéniablement inscrit ? L’événement, pour être reconnu, doit-il se conformer à un canon descriptif ? En tant que roman de la migration maghrébine, le réseau sémantique des correspondances que Habel dégage devient plus spécifique et ne saurait pas créer les mêmes liens que s’il n’était appréhendé que dans le cadre de la modernité romanesque. La lecture qui en fait Pierrette Renard, dans le dernier recueil dédié à l’œuvre de Dib, 133 est à ce propos très éclairante : la Seine, pour elle, ne signifie que l’inscription intertextuelle à Apollinaire, quand, s’agissant de l’impossibilité de dire l’événement et ce qui en reste, un questionnement sur celui-ci est peut-être nécessaire. Dans l’image de l’eau qui coule, s’il y a certes, pour le lecteur français, un écho du « Pont Mirabeau », il y a aussi l’affirmation d’un mouvement qui est celui de l’Histoire qui ne fait que « passer comme si rien ne s’était passé, voulant dire comme si rien n’avait commencé » (78). Dans l’image de cette eau aussi « anodine et innocente qu’elle se montre » (78) il y a surtout l’expression de « l’indicibilité » d’un événement qui « demeure et continue à passer ». Comment alors ne pas penser à l’évènement resté dans un non-dit trente ans durant, qui vit des centaines d’Algériens jetés dans la Seine par la police de Papon le 17 octobre 1961 134 ? Cela à d’autant plus forte raison que la ratonnade de 61 est interprétée aujourd’hui par les historiens comme l’évènement fondateur dans la constitution de l’image de l’immigré :
‘« Aux origines de l’apparition de l’immigration dans l’espace public sous la Ve République, trois moments constituent les premiers signes d’une prise de conscience, par l’opinion publique, de la présence étrangère en France. Les deux premiers, événements majeurs de la vie politique française, amorcent le cheminement vers la connaissance collective des réalités de l’immigration et révèlent la nécessaire prise en charge de cette population : il s’agit de la guerre d’Algérie, à travers les événements du 17 octobre 1961, et des journées de mai-juin 1968. (…) En plein cœur de Paris, dans le cadre du conflit, les autorités se livrèrent à des exactions à l’encontre de la population algérienne. A Paris, la police a torturé, lynché et assassiné des Algériens. (…) ’ ‘Les ratonnades occasionnèrent quelques enquêtes médiatiques sur la situation de la communauté algérienne en France. (…) Ces reportages suscitèrent des articles plus approfondis sur les conditions de vie des Algériens. (…) Ces enquêtes incitèrent les Français à prendre conscience d’un autre aspect de l’immigration algérienne lié au travail et non au conflit armé » 135 ’A partir d’une intervention auctoriale du narrateur, placée au début du roman, qui définit le rapport du sujet à l’événement (« Il sait que tout ce qu’il lui arrive n’a pas la moindre raison de lui arriver. Pas plus d’ailleurs que ce qu’il ne lui arrive pas. Aucune logique, pas de suite. Contrairement aux autres qui ont toujours une raison pour tout », 13) nous nous sommes demandé si cette « mise entre parenthèses » de la logique, qui participe à un processus plus général de l’ordre du différer, dans le sens du renvoi et d’un geste scriptural qui éloigne l’accomplissement, ne va pas construire une logique autre, justement différente de ce qu’on peut apercevoir normalement comme l’accomplissement du sens. Si le sens s’accomplit dans la différance (au sens de Derrida), qui met l’accent sur « l’avoir lieu » des choses plus que sur leur causalité, l’effacement du sens qui caractérise les lectures précédentes nécessite alors une remise en question.
Dans sa dernière monographie sur l’œuvre de Mohammed Dib, Naget Khadda parle de « signifiance » et indirectement de vide du sens : « Pas plus que les précédents, le roman Habel ne livre un sens plein. L’écriture y est, avec des procédures toujours renouvelées le lieu d’élaboration d’une signifiance ». 136 Charles Bonn montre – à travers le principe cardinal de l’ambiguïté auquel est soumis le roman – le sacrifice du sens qui commande la représentation de la migration :
‘« Qu’importe que le sens soit mutilation, perte ? Le sacrifice seul donne ce sens déceptif qui échappera toujours à la vérité barricadée du Frère. Donné dans les trois lieux ultimes de la limite (…) le sens est cette perte qui ne peut vous reconnaître que dans ce triple non-lieu. Mais il ne peut y avoir de reconnaissance que dans cette absence du sens comme du lieu ». 137 ’Ailleurs, dans son analyse de l’écriture de Dib, l’ambiguïté va désigner pour Bonn plus radicalement l’absence du sens : « L’ambiguïté ne désigne plus un sens autre, mais bel et bien l’absence du sens dans cet autre côté où pourtant l’écriture a élu domicile – pour sa propre perte ? ». 138 Cette perte du sens mène Bonn à considérer que la question centrale de Habel est celle de l’écriture et de son au-delà :
‘« On l’aura compris : la vraie question de Habel, plus encore que des précédents romans de Dib dont elle était pourtant déjà le centre, est celle de l’écriture, et, au-delà, de la parole et du silence. » 139 ’Finalement, le concept d’écriture s’inscrit ici dans une immanence, dans la nature de l’écriture en elle-même mais aussi dans une transcendance (son au-delà) qui est cependant toujours séparée du sujet. De cette façon, la dimension éthique se suspend d’elle-même dans l’idée d’une indépendance absolue de l’écriture qui ne peut être soumise à aucun terme de définition.
Nous avons vu autour du concept de « sauvagerie », qui revient souvent dans le roman, un autre forme de positionnement éthique et politique à la lumière duquel relire aussi le changement de style radical dans l’oeuvre de Dib. La toute première lecture de Dib (Déjeux et Arnaud) avait en effet classé la production de l’écrivain sous le sceau d’un réalisme engagé et d’un symbolisme désengagé. Cette réduction a été nuancée par les analyses suivantes de Khadda et de Bonn qui, dans l’effort pour construire une lecture d’ensemble plus profonde de l’œuvre, et tout en soulignant son unité, continuent pourtant à véhiculer une idée de désengagement dans le haut niveau de « littérarité » d’une parole à la recherche du sens.
Il nous semble que dans la « perte du lieu » évoquée par Bonn, il s’agit moins d’une perte de sens généralisée que d’une perte d’un certain sens connu de ce lieu qui se révèle décalé par rapport au réel du migrant. L’écriture de la migration qui se montre dans Habel est une écriture qui met en avant la perte des repères spatio-temporels tout autant que l’urgence de reconstruire par le récit « ce qui s’est passé » par une narration qui se trouve « ruinée » par la même perte de repères. Cette expérience si dure à dire est, entre autre, celle du bannissement qui met en scène une critique importante de l’idéologie nationaliste. Habel n’a plus la patrie du sens commun, sa seule patrie est installée dans la contradiction d’être fixé dans un lieu où il ne fait que tourner, sa seule patrie est le lieu extrême du « nulle part où aller », dans l’exclusion généralisée par l’indifférence violente des autres.
‘« Sa vie ; ce coin de ville à présent, ce morceau de sauvagerie apprivoisée où il ne sait déjà plus depuis combien de temps il a jeté l’ancre, où il ne peut plus dire depuis combien de temps déjà il tourne, ne fait que ça. Ce quartier, toutes ces rues l’une après l’autre, sa seule patrie. Là, et plus nulle part où aller. (…) Un endroit où chacun pourtant n’a qu’un souci, qu’une hâte, se détourner des autres et ne plus les voir.» (118).’Si Habel est incapable de « mettre son pas dans le monde », de se sentir appartenir au lieu où il vit, c’est aussi à cause de l’indifférence que les autres manifestent, leur insouciance face à l’événement, qui est ici le meurtre effleuré : « Ils n’ont même pas remarqué ce qui est arrivé » (34).
L’histoire de Habel n’est pas cependant celle de la victime. Il est un personnage actif qui réalise une subversion que l’on ne peut pas définir silencieuse. Contrairement aux travailleurs immigrés de LPHS mais conformément à l’intention de l’écrivain témoin qui en rapporte la parole, le discours de Habel au carrefour a une intention testimoniale qui vient contredire les discours dominants des autres voix. Habel ne se définit pas seulement par un « silence éloquent ». 140 Si le début du roman affirme la recherche des mots, activité niée par les reproches de Sabine, dès l’annonce de la mort du vieil écrivain français, il entreprend un discours à la première personne. Ce discours est testimonial dans la mesure où le point vers lequel il tend est de dire « ce qui s’est passé » en vue de la possibilité d’une « réparation », se confrontant ainsi à l’indicible de l’évènement et à sa cicatrisation. 141 La conformation de cette énonciation testimoniale nous semble emblématique de la condition de la voix de l’écrivain maghrébin. Même si elle est bien reconnaissable dans la narration, elle se trouve emboîtée dans un arrangement (au sens musical) des voix qui donne vie à une construction complexe de l’énonciation. Nous pouvons observer que le différend qui compose ici la scène d’interpellation est double. Si d’un côté la voix de Habel surgit dans l’entrecroisement avec la parole du Vieux, et assume globalement la forme d’une lutte pour s’en libérer, de l’autre le discours de Habel compose la réponse au Frère dans laquelle lire l’attestation de son bannissement et celle de la nouvelle connaissance de soi, où l’expérience de la migration se parfait et se rend intelligible par l’expérience du dire testimonial.
Bonn évoque plusieurs éléments qui font allusion à un dire testimonial, comme l’idée du « devoir de dire » inscrite dans l’ « être même de Habel » (même si dans sa lecture Habel reste un être silencieux) ; surtout, entre deux parenthèses, il lance l’hypothèse que le sujet du texte est « sa propre possibilité de dire » 142 . Pour nous, il est bien sûr question de la possibilité de dire mais d’un dire « incarné » dans un « je » qui retentit dans l’écriture et non pas le contraire. L’écriture, tant après Auschwitz qu’après la colonisation, est pour nous inséparable du sujet, qui, même vidé par une représentation « anti-factuelle », est inscrit dans son dire. Le roman de Dib n’affirme-t-il pas qu’il s’agit de faire résistance exactement à cette scission impensable au cœur de l’humain (qui s’appelle désubjectivation) par la domination « des paroles de vérité » sur les autres ?
‘« Une parole comme toutes vos paroles, que vous n’adressez, n’appliquez qu’aux autres, oubliant votre personne » (174)’L’humain sans la personne n’est qu’une « caricature » de l’humain :
‘« Je vous souhaite pourtant d’avoir entendu (…) vous aurez su à quoi ressemblent des paroles de vérité. La seule. La vérité comme il n’en est qu’une, et qui s’appelle l’homme. Mais tout l’homme, Frère, tout l’homme ; c’est la différence. Une condition sans laquelle il ne pourrait être que sa caricature. Une vérité qui cesse d’en être une s’il y manque une rognure d’ongle. » (174)’La question du témoin dans l’œuvre de Dib est abordée dans la thèse de doctorat de Hervé Sanson axée sur le dispositif du témoin littéraire et les processus de réécriture. 143 Même si Habel ni la problématique migratoire n’y sont presque pas analysés 144 , elle nous a beaucoup aidé à développer certains aspects de la question testimoniale, à partir en particulier de ceux qu’elle semble laisser de côté. Dans le cadre général de déni vis-à-vis du témoignage en littérature maghrébine, le travail de découverte, dans le sens de « dévoilement » et de mise en valeur de la figure du « témoin littéraire », est remarquable. Ce concept est appréhendé dans un mouvement dynamique et dans le devenir de l’écriture dibienne ; il est défini comme « un dispositif non univoque, mais sans cesse à adapter au matériau usité, à l’objet évoqué » 145 ou, de façon plus développée, comme :
‘« Un dispositif textuel, pluriel en ses déclinaisons, qui prenant le contre-pied des attendus, ménage d’autres temps, re-joue les textes en leurs non-dits, renouvelle la conception même du témoin et pose la question : quel témoin quand la fiction s’en mêle ? » 146 ’La définition de « témoin littéraire » se structurant sur la fiction comme moyen justifiant la littérarité nous semble aller encore une fois vers l’exaltation d’un panfictionnisme garant de la légitimité. Or, bien sûr, chez Dib la fiction est indéniable mais elle ne suffit pas à rendre compte d’une dimension testimoniale plus complexe où différents registres sont convoqués. La définition que Sanson propose prend encore une fois pour départ l’impensé dont nous avons traité en première partie (la fiction comme légitimant littéraire), ce qui l’amène à une analyse minée au départ par un parti pris face à la littérarité qui ne remet pas en question les enjeux que la convocation du concept de témoin implique à son intérieur. En lisant l’ensemble de sa recherche, il apparaît assez clair que, même défini ainsi, le « témoin littéraire » n’est pas qu’un dispositif textuel. Dans la mesure où ce dispositif est le résultat d’une énonciation qui prend vie dans un différend qui concerne la personne de l’écrivain investie par l’histoire coloniale, le « témoin littéraire » ne peut pas être conçu dans la séparation de la personne, comme l’affirme Sanson : « Une structure généreuse mise en place par Dib qui rompt avec la personne du témoin ». 147
Pour nous, le « je » de Habel est incontestablement lié à une problématisation éthique de la personne dans le conflit de pouvoirs auxquels ce même « je » est soumis.
Si pour d’autres écrivains Sanson évoque un événement fondateur de la venue à l’écriture, (il parle à ce propos de schibboleth), ceci est paradoxalement tu à propos de Dib. Pourtant, dans Habel le rapport à l’évènement est une des préoccupations centrales du discours à la première personne dont nous avons esquissé le trait d’union dans le chapitre précédent. C’est justement parce qu’il n’existe pas, comme chez Ben Jelloun par exemple, un discours auctorial explicitant les évènements contextuels, qu’il faut à plus forte raison s’interroger sur le rôle de ceux-ci dans la production littéraire de Dib. 148 L’écriture évènementielle, même quand elle se montre obscure et insaisissable, ne signifie pas que l’évènement y soit effacé. C’est là que nos efforts se sont concentrés le plus dans le but de comprendre, sans enfermer l’événement dans une « factualité » étrangère au roman, mais justement en mettant en relief comment le roman élaborant le fait en évènement, donne une plus vaste portée au phénomène de la migration pris dans son événementialité.
Quant à la lecture de Habel, l’analyse qu’en fait Sanson est moins orientée vers la problématique testimoniale que vers une définition des processus de « réécriture » focalisée sur le mythe et non pas sur la répétition comme construction du discours événementiel. Ainsi, tout élément de définition de la dimension testimoniale du roman est absent d’une analyse qui s’arrête où elle commence à être intéressante du point de vue du témoignage. A travers l’approche de la réécriture du mythe biblique, Sanson voit dans Habel la représentation de « l’exilé irrémédiable, inassimilable, le déraciné culturel sans espoir de réenracinement possible », 149 en particulier par le renversement que Dib réalise concernant la représentation de la ville. Si dans l’écriture biblique la ville est un attribut de Caïn, dans Habel elle sert de lieu de représentation du « paumé des grandes cités urbaines, le déraciné culturel que tout agresse et pousse au meurtre ». 150 Il a incontestablement raison de voir dans l’oscillation entre la victime et le meurtrier (164) la position intermédiaire de Habel ; à travers le détournement de la garde (l’un des aspects centraux du mythe sur lequel nous reviendrons) qui passe de Caïn à Habel, Sanson évoque aussi l’idée d’une poétique de la mégarde dans le sens d’un « garder mais autrement » : « une tenue du regard qui ne pourrait garder que dans une parole diffractée, une différence des discours ». 151 Tous ces éléments appellent pour nous précisément à être déclinés dans une perspective testimoniale. L’importance du regard s’articule pour nous à la problématique du testis : celui qui a vu et qui, comme le narrateur l’affirme, reçoit ainsi un regard qui est une connaissance supplémentaire. Dans la réécriture du mythe cet aspect nous semble essentiel : Habel est l’invention de celui qui devait mourir (Abel) et qui a survécu au meurtre. Mais le regard du terstis est aussi lié à la compréhension de l’événement : dans son resurgissement répété, la « chose qui arrive », (vue-à-nouveau : nouvelle vue du migrant) apparaît dans sa portée exemplaire. Si Habel vit une condition intermédiaire, entre la victime et l’assassin comme le fait remarquer Sanson, celle-ci se résout dans un choix final qui détourne l’impossibilité de veiller sur l’humain (la garde) affirmée par Caïn. Par ailleurs, l’état d’entre-deux duquel jaillit son récit du carrefour est une situation qui nécessite bien plus que deux termes (victime et meurtrier) pour être analysée : c’est une condition où l’entre-deux ne peut pas être séparé du concept de différend que la critique a oublié avec la mise au ban du témoignage. Le dénouement de l’histoire montre que cette condition ne laisse pas le récit suspendu à un monologue solipsiste : le discours de Habel, même s’il s’y entrecroise, n’est pas la parole « qui se parle toute seule » du Vieux. Sa parole s’adresse au frère en tant que semblable mais aussi à la femme aimée et absente (Lily). La recherche de reconstruction de « ce qui s’est passé » amène le protagoniste à finaliser son récit pour soigner l’autre, pour veiller le retour de sa parole qui n’est pas conçue comme séparée de la personne de Lily. Ce qui manque à Habel n’est pas que la parole de Lily, c’est une présence au monde qui ne se parfait que par une totalité inscrite dans la personne.
* * *
Dans cette partie nous avons essayé de mettre au jour des éléments qui participent à l’interpellation de l’écrivain structurant une énonciation testimoniale. Parmi les pressions qui constituent la sommation du contexte, l’écrivain maghrébin est interpellé aussi par des figures d’écrivain qui restent cachées dans l’ombre de son énonciation.
Nous avons vu que ces rôles ne sont pas qu’un contrepoids d’autres influences, mais qu’ils tiennent une part importante dans une perspective testimoniale. Ce que nous pouvons identifier comme le terstis postcolonial descend en ligne directe de la figure du traducteur et médiateur de l’époque coloniale mais aussi d’autres figures de la culture maghrébine où, dans la médiation entre le sacré et le monde de l’ici-bas, se mêlent le soin et la magie. Si ces notions différentes s’entrecroisent dans une écriture qui est fondamentalement de médiation, de garde et de transmission, ce réseau compose aussi une définition plus complexe du dire public. Ses composantes fondamentales : silence, secret et dédoublement du « je » public et individuel qui structure l’exemplarité, sont assumées par la subjectivité de l’écrivain qui les articule entre un dicible et un indicible. Même quand l’impuissance est déjouée par le récit, le silence de la langue première reste, il constitue une trace, la marque de domination, où l’on peut entendre toute l’impossibilité de dire jusqu’au bout. Mais paradoxalement il va constituer, avec le secret de la subjectivité prise dans le différend et le dédoublement pour l’exprimer, le superlatif du témoignage, le « plus » indiqué par Dib.
Nous allons voir maintenant comment ce dire de l’agorà se déploie dans les structures narratives, énonciatives et figuratives qui caractérisent Habel et La plus haute des Solitudes.
Khadda, Naget, Mohammed Dib, cette intempestive voix recluse, Aix-en-Provence, Edisud, 2003 et Bonn, Charles, Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, Enal, 1988.
Il faut aussi souligner que dans le cas de Bonn ce contexte se compose aussi d’une scène d’interpellation spécifique aux conflits franco-algériens. Une phrase en est particulièrement évocatrice dans cet essai : « Le rapport avec l’écriture, que ce soit pour la produire ou pour la déchiffrer, est un rapport mortel, car quel est celui qui produit ou tue, libère ou enferme l’autre ? », Bonn, Charles, op. cit., p. 20. Il revient sur le même problème dans un autre texte : « Quelle que soit ma prétention bien réelle à l'objectivité et à la rigueur, je suis à la fois sujet et objet de mon dire sur une parole qui me dit autant que je la dis. Mon propos n'évitera pas le parti pris, car celui-ci est la seule manière, en ce domaine, de respecter les paroles que je décris sans tomber dans le paternalisme d'un discours « scientifique » qui est aussi discours de pouvoir. Réponse au meurtre et à la séduction que lui propose son objet, ma parole se voudra donc également meurtre et séduction. », Bonn, Charles, Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ?, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 6.
Jay, Salim. « Habel, roman bouéede Mohammed Dib », L'Afrique littéraire et artistique, n. 45, 3e trimestre 1977, p. 39.
Bonn, Charles, op.cit., p. 191.
Renard, Pierrette, « Habel ou la métaphore de la modernité », in : Khadda, Naget, (sous la dir. de) Mohammed Dib. 50 ans d’écriture, Montpellier, Publications Montpellier 3 Université Paul Valéry, 2002, p. 161.
Cet événement sera rappelé en plusieurs étapes, des années 60 aux années 80, mais les faits furent occultés dans la mémoire collective nationale, à part quelques voix isolées (Pierre Vidal-Naquet dans La torture dans le République, Paris, Minuit, 1972 et le film des frères de Sédouy, Français si vous saviez, en 1973). La vérité sur cet événement sera rétablie par Jean-Luc Einaudi dans La bataille de Paris, Paris, Seuil, 1991. Voir à ce propos : Gastaut, Yvan, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 17-36.
Gastaut, Yvan, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 17 et 28.
Khadda, Naget, Mohammed Dib, cette intempestive voix recluse, Aix-en-Provence, Edisud, 2003.
Bonn, op.cit., p. 215.
Ibidem, p. 168.
Ibidem, p. 205.
« L’être même de Habel, que manifeste son silence éloquent, est ce devoir de dire, de nommer. Habel n’existe que par la nomination que profère son silence. », Bonn, Charles, op.cit., p. 206.
Le roman se clôt par cette phrase : « il fallait qu’il y eût possibilité de réparation » (189).
« (…) Habel parle pour la première fois à la première personne, en italique, le deuxième soir, après l’annonce du suicide d’Eric Merrain, suicide qui n’est à tout prendre que la réalisation du meurtre symbolique de sa parole que constituait le vol de ses feuillets (vol qui ne nous sera narré qu’à la fin du roman, laquelle répond ainsi à ce début et encadre donc un texte dont le sujet sera sa propre possibilité de dire). »,Bonn, Charles, op.cit., p. 206.
Sanson, Hervé, Le témoin littéraire : réécriture chez Mohammed Dib, Thèse de doctorat, (dir.) M. Calle-Gruber, Paris VIII, 2005.
Sur Habel, « Abel et Caïn : une poétique de la mégarde », p. 162-166.
Ibid., p. 346.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 346.
Nous n’avons trouvé aucun témoignage de l’auteur relatif à ses premières années d’installation en France.
Ibid., p. 162.
Ibid., p. 163.
Ibid., p. 166.