PARTIE III. Habel, de Mohammed Dib

CHAPITRE 1. Construction narrative

1.1. Tension narrative.

L’histoire de Habel se présente comme une suite de rencontres enchevêtrées, dont les récits du narrateur et d’Habel décomposent sans cesse l’ordre et traduisent le désir d’un objet impossible qui donnerait un sens à l’histoire. Cet objet pourrait être le moment originaire, le commencement et la fin, ou même le sujet de l’histoire qui est évoqué de façon aérienne comme une « probabilité de migration » (136) 1 .

Un décalage structural, qui affecte la temporalité, l’identité du protagoniste et des voix énonciatrices, empêche en fait de circonscrire le sujet de l’histoire qui se fragmente en « toutes ces histoires » (154), préparatoires à la vraie histoire qui reste toujours plus éloignée, dans une circularité où la fin se confond avec le commencement.

Dans cette structure, qui se nie et se construit en même temps, l’histoire du protagoniste n’est « qu’une entre ces histoires » (154), emboîtée et en cage dans une autre histoire : celle du manuscrit d’un écrivain – mort – qui raconte la même histoire de Habel et contre laquelle Habel s’insurge avec une fougue destructrice.

Toute la tension du roman va vers « une espèce de seconde, une fracture du temps » qui, tout comme le protagoniste, n’a de place nulle part (172). Dans cette faille se trouve le moment de la compréhension, où Habel, comme le lecteur, a l’impression de se rendre compte de ce qui arrive dans un instant vacillant, qui dure le temps d’une apparition. Ce moment est cependant destiné à s’évanouir dans la masse informe du temps exprimé par l’image persistante d’une eau « qui arrive de plus loin », qui « coule sans couler », (78) et qui emporte dans l’indistinct tout ce qui s’est passé. Dans la faille, l’apparition est surgissement, sursaut inapprivoisable contenu dans le mystère de l’image et la survenue de l’événement.

La compréhension de l’histoire - qui se propose ainsi comme expérience d’altérité - passe par la prise de conscience d’un décalage irréductible et diffracté sur une multitude de plans : décalage entre le mot et son référent (linguistique), entre l’actualité de l’événement et son re-surgissement ultérieur (événementiel ou historico-philosophique), entre le sujet d’avant et celui d’après l’événement (identitaire : thématique), entre le bien et le mal (éthique) ; entre récit et histoire, personnage et auteur (narratologique). Il s’agit d’une connaissance insoutenable pour l’humain : Habel vomit, recrache, tremble, se tord (après le happening, après la vue de l’homme abandonné), et finit par la refuser en décidant de s’enfermer dans la maison de soins où est hébergée sa bien-aimée Lily. Il s’agit de la connaissance du mal qui, même connu, ne sert qu’à infliger une plus grande souffrance. « A quoi servait de raconter tout ça ? » (184), se demande Habel alors que son projet – formulé juste un moment avant – est de raconter, dire tout ce qui s’était passé : « Je le répéterai à celui qui me mettra. Qui me déposera dans ma tombe » (170), jusqu’à la mort, ou mieux, jusque dans la mort. Raconter le mal se projette ainsi vers un lieu d’énonciation impossible auquel tend toute narration :

‘« Je suis convaincu que la narration romanesque a quelque chose à voir avec les contraintes du temps et que le plot n’est que la logique interne au discours de la mortalité. W. Benjamin l’a observé : ce qu’on recherche dans les constructions narratives est cette connaissance de la mort qui nous est niée dans la vie. La mort, dit Benjamin, est la sanction de tout ce qu’un narrateur peut raconter. » 2

Le discours sur la migration est tissé dans les mailles profondes de cette construction paradoxale qui en aboutissant n’aboutit nulle part. On ne peut le considérer ni comme un thème – marginal ou central – du roman, ni comme un cadre diégétique, qui resterait périphérique, puisque c’est sur l’image même du bord, de la faille susmentionnée, que la tension du roman trouve sa force 3 . Il est au contraire le principe chaotique qui fragmente la narration et confond le commencement avec la fin : partir revient à choisir de côtoyer la folie, à suivre l’ordre de quitter son pays, à s’installer dans le désordre.

‘« Sans savoir où il est, où il va. Sans savoir où sa marche le conduit. (…)Aussi loin, aussi profondément qu’il aille, ce ne sera pas assez, il y aura toujours quelqu’un, quelque chose pour lui courir aux trousses, l’appeler par derrière. » (131)’

L’histoire se trouve ainsi brouillée, tendue comme Habel vers une fixation (« Habel pense une place, se répète une place, et puis quelle qu’elle soit, il se dit ça, mais il a déjà stoppé, il s’est déjà retourné », 132) mais qui se trouve dans l’impossibilité de se fixer, les points de repère n’étant que des semblants qui investissent jusqu’à l’identité de l’auteur : Dib ne nous fait-t-il pas croire que Habel n’est peut-être que l’invention d’un écrivain français homosexuel et racoleur ?

Notes
1.

Toutes les indications de pages de Habel sont reportées à côté sur la même ligne. Les citations en italique sont celles du texte originel qui utilise les deux polices.

2.

Brooks, Peter, Reading for the plot: design and intention in narrative, New York, Alfred Knopf, 1984 ; Trame. Intenzionalità e progetto nel discorso narrativo, Torino, Einaudi, 1995, (trad. Daniela Fink), p. 24. Ce livre n’étant pas disponible en version française, je traduis de l’italien : « Sono convinto che la narrativa abbia qualcosa a che fare con le costrizioni del tempo, e che il plot altro non sia che la logica interna del discorso della mortalità. Walter Benjamin ha osservato che quel che cerchiamo nelle costruzioni narrative è quella conoscenza della morte che ci viene negata in vita. La morte, dice Benjamin, è la sanzione di tutto quello che un narratore possa narrare». Pour le propos de W. Benjamin voir Der Erzahler, dans Angelus Novus (en français : « Le narrateur », in : Ecrits Français, Paris, Gallimard, 1991, p. 278). Plus précisément, Benjamin parle ici de l’Inoubliable, une autorité de celui qui est en train de mourir qui serait pour lui l’origine du récit.

3.

Charles Bonn soulève justement une critique acérée sur la lecture réductrice du premier accueil de Habel : « L’accueil de Habel par la critique journalistique est peut-être l’illustration la plus flagrante de la déformation d’un texte au nom des clichés d’un discours idéologique étranger à ce texte même, et dans lequel malgré tout ce texte est lu. Il faut dire que le « prière d’insérer » de la couverture est, pour qui a lu le roman, le clin d’œil le plus éhonté d’un éditeur à la réduction du texte par la lecture idéologique à un contenu descriptif univoque : l’émigration ». Bonn, Charles, Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, E.N.A.L., 1988, p. 191.

Cependant le discours sur la migration et tout le foisonnement de sens qui lui est lié, ne se limite pas à servir de « cadre diégétique », comme d’ailleurs le reste de l’article « Habel ou l’écriture dans la limite » (disponible en ligne sur www.limag.com ) le montre très clairement. Pourtant « l’ambiguïté de la Parole », « la parole séparée », prise en elle-même et détachée du contexte - pour la soustraire à tout danger, en particulier à celui de la lecture idéologique - court un autre risque : ne montrer qu’un énorme vide annihilant qui n’affirmerait que l’impossible représentation de la migration.