Parmi les décalages que nous avons mentionnés, on va observer de plus près celui qui touche à la structure profonde et établit une dynamique interne de la narration. Cette dynamique exprime la force de la narration, l’énergie de laquelle elle prend vie et qui est à son tour mobilisée dans la lecture :
‘« La dynamique romanesque est ce qui fait progresser une histoire et nous pousse à continuer la lecture cherchant dans le déroulement du récit les lignes porteuses d’une qualité relative au projet et d’une intentionnalité à même de tenir la promesse de nous conduire vers un signifié ». 4 ’La tension vers un point, ou telos, dans Habel fonctionne paradoxalement comme une marche manquante et établit la lecture comme expérience d’un saut troublant qui rejoint celle de la migration même dans son essence de perte de repères et angoisse existentielle.
Quelle est la conformation de la fonction connective de la trame où chercher la spécificité de la tension narrative du roman ? A-t-elle un emplacement et où il se trouve ? 5 L’idée de trame comme tissu conjonctif résonne dans le dernier mot du roman – réparation – qui, sur la fin, ouvre l’histoire sur un futur qui ne peut se construire qu’à travers une expérience dépaysante et toujours en faille du passé. Parmi ses différents signifiés, le terme « réparation » évoque la régénération et la cicatrisation. 6
Si nous assumons le terme de « réparation » comme le point vers lequel tend toute la narration, et dans celui-ci le territoire où s’inscrit l’intention de l’auteur, plusieurs considérations s’ouvrent quant à son importance dans une lecture de la dimension testimoniale du roman. Ce terme, pris avec le premier - « comme » - inscrit la représentation romanesque, son « comme si », dans le double temps du mythe et dans le souci qui caractérise le récit testimonial. L’histoire narrée est celle d’un jeune qui a quitté son pays et qui, une fois établi à Paris, vit plusieurs expériences, dont celle d’avoir échappé de peu à la mort.
Cet événement est relaté selon deux modalités qui convoquent d’un côté une dimension mémorielle et de l’autre une dimension mystique et mythique. La première donne lieu à une narration à la première personne, la deuxième à celle de la tradition romanesque. D’un côté donc, l’événement de la mort manquée de peu ressurgit dans la mémoire de Habel et de l’autre il est représenté par l’apparition de l’ange de la mort. Dans la tradition religieuse, quand Azraïl se montre avant le temps il octroie un nouveau regard :
‘« Quand il vient avant son heure, l’Ange de la mort vous octroie, dit-on, une des nombreuses paires d’yeux dont son corps est revêtu et vous voyez alors ce qui échappe à la vision des autres. Portait-il, depuis, un nouveau regard sur les êtres et les choses ? Lui. Habel. Qu’était ce regard ? » (152) ’Sa condition toute particulière d’être un survivant est inscrite dès lors dans un registre où le mythe se confond avec le récit sacré pour souligner fondamentalement comment le fait d’avoir été proche de la mort confère un regard plus aigu, le pouvoir de voir « ce qui échappe à la vision des autres ». Parallèlement, la recherche de définir « ce qui s’est passé » donne lieu au récit à la première personne qui essaie de dire l’expérience, qui est avant tout celle d’avoir survécu pour le raconter. Ce discours d’attestation donne forme à une écriture de l’événement qui se superpose à une réécriture du mythe d’un Abel qui a survécu à la mort, un Abel qui a été chassé par son frère et qui fait l’expérience de la migration. Dans ce sens, l’expérience de la migration se configure comme l’expérience de la mort manquée, qui confère une autre connaissance sur la réalité qui investit le sujet de la nécessité de raconter à la première personne, d’en faire part aux autres « en réparation ».
Si on met en relation le premier et le dernier mot du roman, « comme » et « réparation », Habel pourrait se présenter comme une sorte d’offrande posée aux pieds de l’Ange de la mort : un geste qui plonge l’écriture du contemporain et du temps actuel de la migration dans une dimension rituelle au temps suspendu. La cicatrice nous renvoie aussi à un épisode de la vie d’un migrant de l’Antiquité, Ulysse (perçu d’habitude comme voyageur). Mais si dans le récit homérique l’interruption, qui se condense dans l’image de la cicatrice, laisse apercevoir une logique narrative qui fonctionne par saturation 7 – la logique de Habel tend plutôt vers l’évidement à travers des ellipses et des syncopes qui, comme en musique, mettent en évidence la pause, le blanc, le saut et par là la distance de toute épique.
Le croisement du temps actuel avec le temps enfoui - caractéristique des dimensions sacrée, mystique et mythique - crée un « double temps » dans lequel Homi Bhabha reconnaît un trait caractéristique d’un inconscient culturel où l’archaïque émerge dans le milieu ou dans les marges de la modernité « comme résultat d’une ambivalence psychique ou d’une indétermination intellectuelle associable à un procès de trouble, de division et d’échange de soi » 8 .
Tout en étant inscrite dans une problématique éthique, la réparation dont il est question fait apparaître un souci propre à la logique de la narration de Habel, une tension qui se trouve au cœur de la construction narrative et qui s’inscrit dans la problématique testimoniale. Réparer une faute renvoie en fait à la culpabilité du survivant qui ne peut trouver de soulagement que dans le récit. Le choix final du protagoniste de s’enfermer dans une maison de santé et son projet de vouloir raconter jusqu’à la mort montre bien qu’il s’agit ici d’un récit installé dans la paradoxale « santé » de la folie, où le récit veille au retour de l’humain. Mais quelle faute réparer quand toute erreur a été balayée ? Comme le dit le Vieux : « Il n’y a pas d’erreur, ni de vérité. Ici ni ailleurs. En dépit des tourments, en dépit du pardon », (25). L’erreur est un enjeu central dans la caractérisation de Habel. Si Habel accuse son Frère de l’erreur de l’avoir chassé, il se sent responsable de la folie de Lily et, de façon plus générale, coupable d’une erreur qu’il synthétise dans le leitmotiv de l’attente de la mort au carrefour.
L’effacement contraint de la faute contenu dans le discours du Vieux écrivain, sur le plan de l’écriture, mène à un questionnement du discours éthique : balayer l’erreur revient-il à un gommage de tout engagement de l’écriture ? La narration déstabilisante rend bien compte de ce décalage entre la recherche artistique et son appel interne à l’éthique. La faute devient un objet aux contours multiples évoqué par plusieurs voix ; il prend le semblant monstrueux du mal qui se répand dans le monde, représenté dans sa banalité. Et finalement, comme dans les témoignages de camps, la faute de la victime est paradoxalement celle d’avoir survécu à la mort : « L’erreur que je n’ai pas su éviter huit soirs de suite. Elle [la mort] ne revient pas deux fois au même endroit », (58).
Cette réfraction de l’objet « erreur », à notre avis, ne correspond pas à sa dissolution - qui coïnciderait avec une destruction du sens, comme le veut le discours du Vieux - mais à mieux le rendre présent. Cet outil créatif participe avec les autres qu’on va explorer - parmi lesquels une réécriture du mythe de Caïn et Abel - à une redéfinition de la possibilité de l’écriture de dire le mal quand les chemins par où s’engager semblent tous obstrués.
Brooks, Peter, op. cit. p. IX. « la dinamica della narrativa, [è] ciò che fa andare avanti una vicenda e ci spinge a continuare la lettura cercando nello svolgersi del racconto le linee portanti di una progettualità e di un’intenzionalità tali da mantenere la promessa di condurci verso un significato».
« Une histoire est constituée d’événements dans le sens que la trame fait rentrer les événements dans l’histoire. La trame, en ce sens, se situe dans le point où se croisent narration et temporalité ».
« Una storia è costituita da eventi nel senso che la trama fa entrare gli eventi dentro la storia. La trama in questo senso si situa al punto in cui si intersecano narrazione e temporalità », Brooks, op. cit., p. 15.
« Réparation : le fait de se régénérer, cicatrisation ; action de réparer une faute, une offense : expiation, en réparation du mal fait ; réparation civile : dédommagement, indemnité pour la victime pour le préjudice subi par elle », Le Nouveau Petit Robert.
C’est le propos de Auerbach qui dit que la raison de ce type de narration est à rechercher dans l’essence même du style homérique « qui est de présentifier les phénomènes sous une forme complètement extériorisée, de les rendre visibles et tangibles dans toutes leurs parties, de les déterminer exactement dans leurs relations temporelles et spatiales. (…) Il en résulte un flux ininterrompu et rythmé de phénomènes, où n’apparaît nulle part une forme restée à l’état de fragment ou seulement à demi éclairée, ou une lacune, une fracture. » Auerbach, Erich, Mimésis, (Bern, Verlag, 1946) Paris, Gallimard, 1968, (trad. par Cornelius Heim), p. 14-15.
Bhabha, Homi, Nation and narration, Routledge, London-New York, 1990 ; Nazione e narrazione,Roma, Meltemi, 1997, (trad. A. Perri) p. 475. Ce texte n’ayant pas été traduit en français, les citations correspondent à mes traductions depuis le texte italien. « L’arcaico emerge in mezzo – o ai margini – della modernità come risultato di un’ambivalenza psichica o di un’indeterminatezza intellettuale (…) associabile a un processo di turbamento, divisione, scambio del sé ».