La construction de Habel est extrêmement complexe à tous points de vue, puisque chaque objet observé (qui parle, de quoi on parle, comment on parle, etc.) se dérobe à tout enfermement dans un sens. L’histoire se développe autour de plusieurs relations que le protagoniste, Habel, entretient à différents moments de sa vie, où ni la durée ni l’incipit et la fin ne sont toujours bien discernables les uns des autres. Cela laisse transparaître une idée de la relation à l’autre comme retentissement de l’événement de la rencontre, dont l’impact dans l’expérience est moins évaluable sur la précision de la durée que sur le mouvement sinusoïdal de son resurgissement dans la réalité du vécu individuel. La présence de l’autre flotte à l’intérieur du protagoniste et affleure en surface sous forme de mots dont le pouvoir sonore et visuel leur confère un statut indépendant. L’altérité est ainsi une présence dotée d’action comme les personnages, s’insinuant dans chaque recoin du langage. Elle envahit le protagoniste qui, à la fin du récit, découvre l’autre en lui-même – un autre qui lui empêche le retour de celui qu’il était – et rencontre la mort traversée pour le rejoindre.
L’ordre de l’histoire que nous avons pu reconstruire – et qui nous sera utile pour observer comment il se fragmente dans le récit – est le suivant :
Départ de Habel
Relation Habel – Lily
Relation Habel – Vieux/Dame de la Merci/ Eric Merrain
Mort manquée
Relation Habel – Sabine
Habel au carrefour
Relation Habel – Frère
Errance en Ville
Entrée dans la maison de soins
Suite à l’ordre reçu de son frère, Habel, un jeune homme de 19 ans, a quitté son pays et sa famille. Il a pris un train puis un bateau, pour aller « encore plus loin » (56) 9 , dépassant probablement la première destination prévue, « assez loin en tout cas pour être harcelé de prémonitions singulières, pour nourrir des certitudes de rencontres, peut-être d’épreuves, sans pareilles aussi et qui ne seraient pas seulement de hasard. » (56). Il est arrivé ainsi dans l’immense métropole parisienne, où effectivement les rencontres et les séparations, les visions mystiques et les initiations remplissent et vident tour à tour son existence.
Probablement peu de temps après son arrivée, Habel a fait la connaissance de Lily, une jeune fille du nord d’une rare beauté avec laquelle une relation d’entente parfaite se réalise miraculeusement. Comme la vérité, qui fait des apparitions par mouvements éclairs saisissables seulement après coup, Lily se dérobe à Habel dans des fugues répétées. Elle le quitte à plusieurs reprises, en l’obligeant à partir à sa recherche pendant des semaines, pour la retrouver cachée sous différents déguisements. Mais Lily devient de plus en plus étrangère, absente, radicalement distante : « à l’autre bout du monde » (111) et, dominée par une puissance qui la change en quelqu’un d’autre, elle part vers l’ailleurs extrême de la folie. Habel la suit même dans la maison de santé – où elle finit par être enfermée – et après tout le parcours initiatique et orphique, il choisit de rester avec elle, manifestation vivante de l’intermittence de la vérité, « Lily ou l’impression de vérité qui éclatait (…) par moments. », (184). C’est à travers elle – « une raison, une chaleur, une blancheur où convergent, où se découvrent toutes les réponses », (94), « connaissance où l’on se touche, l’on s’atteint soi-même », (116) – que la vérité de l’exil et de l’être étranger se dévoile à la conscience de Habel : « il se voyait enfin comme il était : un inconnu en face d’une inconnue, et plus étranger encore. (…) Il avait le sentiment de se quitter soi-même.» (111) ; « Ainsi à chaque visite. Il redécouvre à chacune d’elles combien désarmé il est, combien nu, solitaire, en exil » (123).
Dans ses errances à la recherche de Lily, Habel traverse la ville immense, « grande comme une planète », (56) et fait la rencontre du Vieux, l’écrivain Eric Merrain, alias la Dame de la Merci. Ce dernier est un personnage incarnant les multiples aspects de l’apparence qui fissure la réalité, une sorte de trinité désacralisée et vide de la modernité. Il est en effet, en même temps, homme, femme et un être entre-les-deux sans âge. L’approche entre celui-ci et Habel se fait de la même façon qu’avec Lily : le Vieux, comme la jeune fille, lui prend la main et marche avec lui dans la rue. Il s’agit d’un homme de la quarantaine, un homosexuel cultivé. Dans l’espace fermé de sa demeure, il se présente à Habel aussi dans l’apparat féminin de la Dame de la Merci. Seulement vers la fin de l’histoire, mais bien avant dans le récit, on saura que le Vieux est un écrivain suicidaire. Il entraîne Habel dans le Paris de l’homosexualité aristocratique où l’art contemporain se lie aux derniers cris des happenings extrêmes. Dans une villa luxueuse après un vernissage, Habel assiste avec lui au spectacle d’une émasculation. Ensuite, l’accompagnant chez-lui, Habel fera l’expérience du rapport homosexuel. Découvrant que là où il pensait rencontrer la vérité de l’autre (« ayant à présent toutes les chances de (…) se trouver devant quelqu’un et, il ou elle, de le reconnaître, et ce serait le seul - ou la seule vraie. », 168) il n’y a que la bassesse de la prostitution, Habel sent monter en lui le désir du meurtre. Les deux expériences de la cérémonie de castration et de la prostitution, sont de quelque façon assimilables à celle de la mort manquée. Le récit de cet épisode donne le départ à toute la reconstruction de « ce qui s’est passé », le fait d’avoir survécu à mort rend tout événement possible : « une voix prophétisa : tout peut arriver maintenant » (23). La mort manquée est racontée comme un épisode détaché de tous les autres et insituable dans le temps. Peut-être survenant après la rencontre du Vieux : « Et le Vieux aussi. A cet endroit aussi. L’endroit du maudit véhicule. Mais bien avant » (29). Le meurtre, comme sa propre mort, aussi est seulement effleuré : revenant sur ses pas, Habel ne tue pas le Vieux, il rentre dans une autre pièce et vole un manuscrit gisant sur le sol. Quand, après la mort de l’écrivain et après toute sa longue recherche intérieure, Habel se décide à lire son contenu, son choix de vie se précise dans les contours de l’absurde : « Le Vieux était arrivé quelque part qui n’était nulle part. Moi, je ne vais pas de ce côté-là, se dit Habel. Mieux valait encore consacrer sa vie aux détournements d’avions. A chacun sa vérité, et à Habel la sienne », (184). Le roman du Vieux n’est – apparemment – d’aucune utilité, puisqu’il ne contient pas de réponse 10 et surtout c’est une façon pour continuer à emprisonner Habel dans « sa parole ». Le meurtre se déplace ainsi vers le manuscrit que Habel décide de détruire.
Sans que l’on sache combien de temps après la rencontre du Vieux ou si tout se passe en même temps, Habel fait la connaissance de Sabine. Avec elle il noue une autre histoire d’amour, successive et parallèle – au moins à partir de la maison de santé – à celle avec Lily. Leur relation, comme celle avec le Vieux, exprime à travers la tension érotique un rapport de domination de l’autre, de sa pensée, de son corps comme de son langage. Mais Sabine, à différence du Vieux, est en attente des mots de Habel et elle lui montre comment les apprivoiser. Si dans le Vieux on pourrait reconnaître une représentation de la culture occidentale et l’influence d’un discours dont on ne peut se libérer - «fine écharde plantée dedans à présent, un aiguillon de guêpe dont on n’a pas pu expulser le venin », (52) – Sabine, « belle comme une orientale », « cheveux de Maure », (16) fait penser à l’attente de lecture du Maghreb. Le langage apprivoisé qu’elle détient renverrait alors au nouvel ordre politique post-indépendance et à un renfermement dans des formes préétablies. Dans l’attente des mots de Habel, retournée par Sabine en accusation de folie et de sauvagerie on pourrait voir le refus au nom de son obscurité supposée, d’une certaine littérature ne répondant pas au canon du réalisme engagé. 11
Dans le rapport avec Sabine, des éléments communs aux autres relations se proposent à nouveau créant un jeu d’écho qui rejoint une autre phrase leitmotiv du roman : « les mêmes choses au même endroit ». Comme Lily le fit avec Habel auparavant, ce dernier abandonne Sabine à son attente. Pendant leur relation il ressent l’appel irrépressible de connaître son histoire qui l’entraîne dans une aventure intense de recherche intérieure jouée entre l’immobilité et l’errance. Il ne se rend plus à leurs rendez-vous et s’installe pendant dix jours au carrefour où toutes les rencontres sont survenues, dans l’attente qu’elles resurgissent pour être comprises. Si Lily devait « coûte que coûte ressaisir quelque chose, rattraper un temps perdu, ou pas même perdu, pas même écoulé, ni passé mais demeuré là-bas, pétrifié au milieu de son origine », (111), Habel se voit à son tour pris par une force qui l’immobilise à attendre au carrefour. Après toute l’errance dans laquelle l’entraîne l’expérience du carrefour, Habel décide de quitter Sabine pour se consacrer uniquement à Lily.
Le thème de l’attente et du retour se trouve ainsi au centre de l’histoire, touchant l’action de tous les personnages (Habel après toutes les autres attentes, attend que Lily revienne à la raison), jusqu’aux papiers du manuscrit du Vieux qui « avaient attendu. Et les voici maintenant qui revenaient, ressuscitaient », (180).
Depuis son lieu d’expérimentation immobile au carrefour, Habel fait surgir un autre personnage – le Frère – celui qui en donnant l’ordre à Habel de quitter son pays, a marqué le tournant de sa vie. Habel s’adresse à lui, en le vouvoyant, comme dans une sorte de longue missive sans cesse interrompue et reprise, pour témoigner des connaissances qu’il est en train de faire en tant qu’émigré. Cette « relation » est une ouverture ultérieure à d’autres thèmes, comme celui du frère chassé qui se trouve, comme Habel dans l’histoire, au croisement entre Maghreb et Occident. Le Frère est un destinataire dans lequel on peut reconnaître la désignation d’un là-bas/Maghreb – et le relatif discours entretenu d’un ici/France – mais en même temps il signifie la fraternité universelle invoquée par le mythe sous-jacent, attentée par le mal extrême de la division 12 . La relation entre les deux, très conflictuelle pendant toute l’histoire, s’apaise à la fin vers la conciliation par la reconnaissance de l’effet double qu’a sur le protagoniste le propos du Frère :
‘Il ne croyait certainement pas davantage au mot dont il avait gratifié Habel qu’à tous ceux qu’il semait d’ordinaire autour de lui. Noix creuses : lui-même savait que ce genre de propos ne valait guère plus (…). Il n’empêche que le malheur avec lui, son malheur, est d’avoir raison en dépit de soi, en dépit de tout. Ce jour là aussi, son frère eut raison – comme les autres jours, comme toujours. Et Habel n’avait pas oublié la formule. Fais de ton existence quelque chose qui te ressemblera. C’était encore, tout compte fait, ce qui lui convenait le mieux. (183).’Le carrefour, ce lieu de croisement où Habel attend que les choses arrivent, est à l’origine d’une mise à l’épreuve de la mémoire qui engendre moins un récit mnémonique fondé sur le temps qu’une errance physique de Habel, dans un présent obsessionnel de l’espace métropolitain et du lecteur entre les lignes du texte. La dernière relation est en fait celle que le protagoniste entretient avec le monde, incarné dans l’espace labyrinthique de la ville et dans la foule inhumaine qui l’occupe, où Habel se perd au sens le plus large du terme. La relation au monde de Habel synthétise le triptyque de la migration où le détachement et la perte qui s’ensuivent investissent le sujet et le monde en tant qu’espace social et physique : « un monde perdu, des hommes perdus, un Habel perdu », (69). Le thème de la perte retentit dans tout le roman et trace dans ses acceptions multiples la condition de la migration comme perte des repères et perdition, où errance et erreur finissent par se confondre et montrent la tension créatrice des récits mythiques entre le haut d’une dimension sacrée, représentant le monde idéal, et le bas de la dimension prosaïque du monde déchu.
« Habel suivit ses conseils. Moins d’une semaine plus tard un train l’emportait, puis un bateau. (…) Habel s’en fut plus loin. Il pénétra dans une ville grande comme une planète », (56).
Le récit de Habel au carrefour commence par une question : « Les mêmes choses arrivent-elles aux mêmes endroits ? », (23). La quête de Habel est tendue vers la recherche de réponses que par contre le Vieux veut résoudre posant des questions au pouvoir spécial d’annuler tout autre question.
L’oeuvre de Dib postérieure à la Trilogie (1952-1957) a eu un accueil très difficile en Algérie et dans le reste du Maghreb à cause de son style plus « obscur » où l’engagement n’était plus reconnaissable.
Voir infra, 2.6 « Double bind, double interpellation, ou l’autre réponse à l’ambiguïté ».