Les relations de Habel avec les différents personnages donnent lieu à plusieurs histoires superposées racontées par un narrateur hétérodiégétique. Au récit du narrateur s’ajoute celui de Habel – adressé de temps en temps à un frère sans nom, le Frère – qui se différencie par un autre caractère typographique. Cette imbrication des voix, et le problème conséquent de la focalisation du discours, traduisent les conflits autour du pouvoir du langage : un thème au cœur du roman. L’embrayage de la voix de l’œuvre et le positionnement de la voix énonciative sont pour J.-M. Moura une « donnée avérée » et un « élément crucial » des littératures postcoloniales :
‘« L’embrayage de la voix de l’œuvre, donc les éléments participant à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle se définit l’auteur, est un élément crucial pour les littératures francophones. Le lieu d’où l’on parle, où l’œuvre situe la voix, se caractérise souvent par un retrait par rapport aux contraintes sociales ordinaires. Ce retrait procède d’un mode d’insertion particulier à l’écrivain en langue europhone dans une société caractérisée par la coexistence des langues et des cultures. » 13 ’Mais là où la théorie postcoloniale met l’accent sur l’embrayage de la voix de l’œuvre dans un contexte où chaque élément trouve une explication, il nous semble important de faire apparaître au sein de l’œuvre même une situation qui trouve bien sûr son correspondant dans la réalité contextuelle, mais qui est dit selon sa logique narrative propre. C’est Dib qui nous y convie : « la logique après ». Cela nous permet aussi de concilier des notions narratologiques avec la notion de scénographie en essayant moins d’en souligner les limitations que de les mettre à contribution 14 .
La narration construite sur l’oscillation entre la voix du narrateur et celle de Habel, établit d’un côté un positionnement “anarchiste”, une narration que, l’on pourrait appeler « sauvage », rejoignant un des contenus du roman, de laquelle une logique hiérarchisante est exclue. Dans ce cas concret, cela traduit une impossibilité à établir un récit principal dominant les autres, ou ce que Genette appelle une « position-clé stratégiquement dominante ». 15 De l’autre côté ce brouillage rejoint ce qu’observe Habel dans le manuscrit du Vieux : « on ne savait pas qui disait je dans cette histoire, si c’était le Vieux ou si c’était cet homme d’affaires, à supposer qu’il eût jamais vécu », (184) tout en introduisant aussi les problématiques de l’emplacement de la voix de l’auteur et du rapport entre récit fictionnel et factuel. Cette superposition – auteur, narrateur, protagoniste – reste une apparition rare et flottante comme une impression jamais fixée, mais qui est cependant présente, comme la « probabilité de migration » qui évoque en sourdine le thème de la migration. Cette superposition probable amène à interroger le récit de l’expérience insaisissable aussi comme récit d’un vécu attesté par un « je » tout autant insaisissable.
Dans cette « narration sauvage » l’histoire progresse moins par la logique de la temporalité – sans cesse brouillée - que par celle de la spatialité et de l’entrecroisement avec les dimensions mythique, sacrée et onirique.
Le chapitre 15 constitue un exemple éclairant de l’incursion du rêve dans la narration et de son fonctionnement 16 . Le dixième soir au carrefour arrive : nous sommes quasiment à la moitié du roman et Habel, résumant en lui la condition de l’histoire et du récit, vient d’affirmer l’impossibilité d’apprivoiser les événements survenus et le réel d’une ville labyrinthique - « métamorphosée en une vaste et solitaire ruée de méduses », (71). A ce moment l’action de Habel, marchant dans Paris pendant la nuit à la recherche de Lily, se transfigure en un acheminement dans le mystère de l’obscurité de la nuit. Ses pas se confondent avec d’autres gestes accomplis dans un rêve, le même qui sera repris plus tard dans la narration. Il entre dans le rêve et le rêve entre dans son histoire et dans le roman, comme un passage d’état qui atteint la matière de la narration : « Une passerelle ? Juste une passerellevers une autre ville ? Non, pas une ville, pas une ruée de méduses et son irréalité. Mais autre chose», (71). Le recours au rêve ouvre une nouvelle dimension du récit qui trouve dans les éléments oniriques des ouvertures pour faire progresser l’histoire : à partir de ce moment celle-ci s’ouvre sur le récit de la relation Habel-Lily. La dimension onirique intervient et ouvre paradoxalement un passage vers différents degrés de réel. La dimension fictionnelle, emphatisée par le rêve, rejoint la réalité du texte traversant le pont visionnaire : les lignes noires étalées sur le blanc et la fiction de l’histoire de Habel progressent ensemble franchissant des obstacles invisibles :« Il va poursuivre son chemin, et là, il stoppe net, une porte de verre contre laquelle on se tape le front. Il éprouve la même impression, et cette porte, c’est un rêve. Ça lui rappelle son rêve. Le rêve qu’il a fait l’avant-veille. Il se trouvait ici… », (71).
Si un récit principal n’est pas précisément délimitable, une charpente s’élève autour du récit de Habel au carrefour, qui souligne d’ailleurs l’importance du je du protagoniste dans le roman. Ici, les resurgissements qui y ont lieu commandent la plus grande partie du récit, mais pas la totalité. C’est justement là, dans cette presque totalité, que la faille - ou décalage - évoquée plus haut se manifeste. Dans cette étrange architecture - qui prend forme après les quatre premiers chapitres (5 :23, S3) 17 –, la voix de Habel dit son attente de la survenue des choses déjà passées et ouvre le récit au narrateur qui prend le relais sur le même sujet annoncé par Habel. La narration éclate ensuite dans l’instabilité des voix et des objets racontés. Cela crée une interdépendance entre les deux récits qui se noue et nourrit le thème du couple, de la relation à l’autre, du même et du différent. Ce lien n’est cependant pas une constante. En fait, d’autres segments narratifs se présentent détachés du récit de l’autre, ou inversés, comme dans le cas du chapitre 11 où Habel raconte comme s’il était le narrateur. Normalement en fait le récit de Habel occupe quelques lignes de la page d’ouverture d’un nouveau chapitre, et dans certains cas peut se prolonger. Dans ce cas, l’inversion de rôles prépare le récit adressé au Frère où il dévoile les circonstances de son départ.
« Habel au carrefour » traduit aussi une problématisation de l’essence de l’action. Ce que le héros accomplit est une action paradoxale, antithétique : la contradiction de faire quelque chose qui se fait sans rien faire, « Rien n’arrive, rien ne se passe », (43) et de dire dans l’impossibilité de dire dans « une désolation incommunicable », (17), projeté vers « un horizon qui cherche un nom » (11). On entend là l’écho d’une contradiction performative à l’origine même de l’énonciation de l’œuvre qui se dit depuis une langue qui, par un rapport de force, est la seule dans laquelle l’écrivain puisse dire. Une situation qui se trouve synthétisée dans le leitmotiv de Le monolinguisme de l’autre : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité » 18 . Même si les histoires personnelles de Dib et Derrida diffèrent sensiblement, 19 le rapport à la langue dans les différentes situations atteintes par le phénomène colonial - dont les deux écrivains constituent des exemples incarnés - perpétue son inscription dans une contradiction logique augmentée d’une contradiction pragmatique ou performative : « Le geste performatif de [cette] énonciation viendrait en effet prouver, en acte, le contraire de ce que prétend déclarer (…) : celui qui parle, le sujet de langue française on l’entend faire le contraire de ce qu’il dit. » 20
L’enfermement que cette situation produit se réfléchit à travers l’action du héros qui est encerclée dans l’impuissance d’un dire qui contredit le propos qu’il énonce : témoigner de ce qu’il fait, de ce qu’il lui est arrivé, est faussé par le mensonge originel de la langue, avoué par son utilisation même. L’action qui prend forme dans l’immobilité 21 de Habel au carrefour renvoie – dans un jeu de miroir qui rend incertaine l’identification du statut de l’auteur de Habel – à l’activité de l’écriture tout court. Le voisinage entre la figure de Habel et celle d’un écrivain est établie depuis les premiers chapitres où la condition de laquelle dépend son existence même est centrée sur l’activité et l’effort de la nomination :
‘«Mais il parle à tout ce qu’il voit, rencontre, touche. Il parle tout le temps de crainte justement que les choses ne se ferment à son approche, ne se changent en Dieu sait quoi ou en bien pis encore. Chaque chose. Toutes ces choses qui se dressent partout, étranges et terrifiantes, qui lui demandent elles-mêmes de les nommer, de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. (…) Sinon, s’il ne gardait qu’une seconde leur visage scellé, anonyme, devant les yeux, c’en serait fait de lui. Lui-même ne serait plus rien, un fantôme. » (12)’Le roman montre bien que la possibilité de la narration et, par l’histoire racontée, de l’écriture elle-même, est installée dans la faille de la contradiction. Une contradiction qui est aussi celle d’une double tension insoluble entre oralité et écriture. Le désir de raconter de Habel, par la forme « incantatoire » et de la transe mystique – selon Khadda, Habel est envahi par le rythme du dhikr soufi 22 – fait penser à une tension expressive plus proche de l’oralité qu’à celle de l’écriture sous sa forme contemporaine incarnée dans le style du Vieux. Si Habel refuse cette dernière dans un geste sans équivoque en détruisant le manuscrit, il décide en revanche d’aller soigner Lily avec ses récits.
Le héros arrive à raconter et à faire raconter en se « plantant » au carrefour, croisement littéral et métaphorique (des temps, des cultures, des identités) mais qui tient des caractères en commun avec la place, lieu traditionnellement désigné pour le témoignage. On pourrait voir dans le carrefour une sorte d’agorà contemporaine
Dans l’immobilité qui précède et succède l’errance du héros, Dib réalise une écriture de mise en abyme des différentes voix (de Habel, du narrateur, de l’écrivain Eric Merrain, du Vieux) qui brouillent la notion d’auteur et questionnent la spécificité de l’activité d’écriture : comment écrire l’événement inscrit dans la fracture du temps, de l’identité, de la langue ? Par l’action paradoxale de Habel, Dib engage aussi le lecteur dans une responsabilité active. L’activité d’écriture à laquelle renvoie la situation du héros par cette représentation d’ « anti-action » fait émerger son lien constitutif et nécessaire à l’activité de lecture. Elle aussi fait appel à une idée d’action non active dans laquelle Marcel Proust avait déjà fermement souligné toute la force du potentiel de l’agir. 23
Dans ce sens, la lecture s’engage en action et tend au « tissu conjonctif » de la narration (p. 5) l’image de son double constitutif et spéculaire : ce « mince liseré », selon l’expression de Proust, à travers lequel le lecteur reconstruit un monde 24 .
Un autre élément déstabilisant est entretenu par le brouillage des repères visuels du texte : la voix de Habel est en fait distincte de celle du narrateur par l’italique, mais il arrive souvent que ce caractère typographique soit utilisé pour la voix du narrateur, ou pour Habel prenant la place du narrateur, ou pour une voix autre : une voix off où l’on pourrait entendre l’auteur. Comme il est dit à propos de l’écrivain Eric Merrain, les mots de son œuvre se détachent du sujet qui les a pensés et flottent dans un réel où un nom ne suffirait pas à les contenir, 25 ils sont « voix sans origine », (90), « paroles échappant d’un plus sombre foyer, surgissant d’un point d’émission plus reculé » (49), « parole qui ne trouvait, ne puisait son obstination qu’en elle-même », (150) 26 . Est-ce que c’est à ce discours que la voix de l’auteur adhère ?
Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p.124
Il nous semble que Moura souligne un certain aveuglement de la critique qui n’a su voir dans les relations énonciatives que la formulation d’une « identité intangible » : « Contre une critique européenne percevant volontiers les œuvres postcoloniales comme tournées vers un passé traditionnel, il faut donc affirmer que la scénographie des écrits francophones ne correspond pas uniquement à la recherche d’une identité intangible qui se retrouverait dans les rapports qu’elles se construisent à la vocalité, à l’espace et au temps de l’énonciation. Elle relève d’un « rêve d’unité » (D. Combe) voulant concilier des univers symboliques différents. », Moura, Jean-Marc, ibid. p.138.
Dans son analyse de La Recherche de Proust, Genette la localise dans l’insomnie du Narrateur qui est « centrale quoique excentrique puisque ultérieure », Genette, Gérard, Figure III, Paris, Seuil, p. 87.
Le roman est scandé par une succession de chapitres non numérotés. Pour faciliter l’orientation dans les différents moments du récit nous avons attribué une numérotation de 1 à 38.
Voir grille des segments narratifs dans les annexes.
Derrida, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
L’écart que Derrida souligne dans le partage du statut de « franco-maghrébin » - dialoguant avec un autre auteur maghrébin, Abdelkebir Khatibi - est celui de l’histoire des juifs d’Algérie qui ont connu un autre parcours d’oscillation dans l’attribution de la nationalité : nationalisés français avec le décret Crémieux en 1870, ils en ont été privés pendant « l’occupation allemande », c'est-à-dire pendant le gouvernement de Pétain.
Derrida, Jacques, op.cit., p. 15.
« Incapable d’aller (…) une espèce de nausée l’accablait », (35).
Khadda, Naget, Mohammed Dib, cette intempestive voix recluse, Aix-en-Provence, Edisud, 2003, p.99.
« Mon repos qui supportait pareil au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité. » Proust, Marcel, Du coté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 82.
La membrane entre le lecteur et le monde que ce mince liséré signifie, peut être pensée comme un instrument de compréhension qui entraîne une connaissance de l’oscillation et de l’illusion d’une synthèse totalisante.
Ces mots sont pourtant à la recherche d’une destination. « Des papiers ? (…) Même s’ils avaient l’air maintenant de surgir, de déborder de l’inconnu aussi librement, inévitablement et péremptoirement que la voix et les paroles qui s’en échappaient, cette voix, ces paroles émises par un mort, et Habel les avait volées, elles ne connaissent plus que lui ». (180) Elles (les paroles) s’emparent de Habel et s’imposent sur lui, exerçant une pression.
Sur la problématique du nom Dib revient plusieurs fois, d’une façon métaphorique par exemple dans Le désert sans détour (Paris, Sindbad, 1992), et plus directe dans Simorgh, où il dit : “J’ai changé, je ne dis pas non. Mais je serai toujours le SNP que je suis. Je suis un SNP. (…) Sans Nom Patronymique. Un bâtard d’enfoiré. C’est ça mon nom », p.15.