Le décalage inscrit dans la destination du discours vient aussi compliquer l’énonciation au niveau temporel et spatial. En fait, le je de Habel s’adresse parfois à un autre personnage, le Frère, qui se trouve loin du lieu d’énonciation et sert de pont permettant au protagoniste d’évoquer d’autres faits encore plus lointains dans le temps et dans l’espace. Cette faille énonciative établit une tension entre le là-bas du destinataire et l’ici de l’énonciation. Le décalage temporel se trouve ainsi dédoublé dans son amplitude par le décalage spatial : le présent de la narration énonce des faits passés, en constant décalage avec l’ici et maintenant et raconte à quelqu’un là-bas, resté dans le temps d’avant le départ, et plus loin encore. En fait, l’insertion de la citation de la réponse de Caïn interrogé par Dieu sur le meurtre du frère – « Suis-je le gardien de mon frère ? », (60) – inscrit le roman dans le mythe de Caïn et Abel, et vient refouler le temps de l’histoire dans un illo tempore mythique 28 .
Le discours du frère est rapporté dans le style indirect libre par Habel ou le narrateur. La citation est la seule interaction avec le monologue de Habel à s’installer dans le présent de la narration. Par la forme sous laquelle elle se présente, elle laisse voir un geste de l’auteur. La phrase occupe toute seule la page blanche et crée une interruption visuelle et narrative. Elle signale une prise de possession de l’espace textuel et un geste de « reterritorialisation » encore une fois sous la forme syncopée du décalage.
La fin seulement aplanira ce double bind entre énonciateur et destinataire par le moyen d’un trompe l’œil plus grand encore : ce qu’on croyait le présent était déjà passé, et le passé n’était peut-être que l’invention du Vieux racoleur et non la vraie vie de Habel. Après l’expérience du carrefour, avec tout ce qu’elle a comporté, Habel résout la tension qui le partageait entre l’ici et le là-bas et met fin à ses attentes au carrefour en choisissant de côtoyer la folie.
La destination ouverte, ménagée à travers le discours au Frère, pratique un jeu d’écho sur la demande d’écoute adressée non plus seulement à un simple lecteur, mais à un lecteur questionné dans son lien de sang à l’humain. L’instabilité du je de Habel qui ne peut pas se fixer dans la certitude d’un seul destinataire fait ainsi du discours au Frère un instrument dialogique d’investigation, à travers lequel interroger la vérité de l’homme et les sombres retranchements de sa sociabilité. Mais la modalité de l’énonciation de ce discours, et son agencement aux autres, met à jour la complexité attachée à l’universel de l’homme qui s’est inscrite dans les couches de l’histoire entre la France et le Maghreb et plus en général dans la dynamique du colonialisme et du postcolonialisme. Le mot « frère » porte les traces du discours humaniste invoqué avant et pendant la guerre d’Indépendance pour réaliser une cohabitation fraternelle. Mais il est aussi le réfèrent utilisé par le discours de résistance anticoloniale et celui de la communauté islamique 29 . Qui est le Frère ? Si le référent le plus immédiat est le frère algérien, la fraternité éveillée et questionnée dans le hic et nunc de la première personne de Habel retentit dans les époques et rejoint un modèle archétypal de toute relation sociale, passant par les affres des différents modèles nationaux et anti-nationaux qui se sont imposés dans les différentes époques (République française, Empire colonial, Monde arabe, Maghreb, nations indépendantes postcoloniales, Tiers-monde).
Par cette destination élargie, depuis le point d’énonciation du carrefour et dans la construction d’un sens toujours décalé, échappant, incomplet : non fermé, on peut entrevoir aussi le positionnement spatial anti-nationaliste de l’auteur. Ce type d’énonciation construit un sens qui, selon H. Bhabha, définit une « narration transnationale ».
‘« L’effet de la "signifiance incomplète" est une transformation des frontières et des limites dans les espaces de l’entre-deux (in-between) à travers lesquels sont négociés les signifiés de l’autorité culturelle et politique. (…) La dimension internationale, entre les marges de l’espace-nation et dans les bords entre nations et peuples [peut être résumée dans] la figure chiasmatique de la différence culturelle, dans laquelle l’espace-nation anti-nationaliste et ambivalent devient le carrefour pointant vers une nouvelle culture transnationale ». 30 ’Ce point, qui rejoint aussi la pensée nomade de Deleuze, sert de trait d’union entre la dimension politique du roman, habituellement minimisée 31 – à travers le thème du frère et tous les sous-thèmes qui y sont liés – et le type de narration qui pratique un engagement actif de déstabilisation par les lignes de fuites, les décalages, les contradictions.
Baudelaire, Charles, « Au lecteur », Les fleurs du mal, (1861), Paris, Gallimard, 1965, p. 16.
Voir infra, chapitre 3.
Dans une des références majeures de l’engagement anticolonial telle que Les damnés de la terre de Franz Fanon, (Paris, Maspero, 1961) le destinataire ou narrataire intradiégétique est désigné par le mot frère.
Bhabha, Homi, op. cit , p. 38. « L’effetto della “significazione incompleta” è una trasformazione di confini e limiti negli spazi inter-medi [in-between] attraverso i quali sono negoziati i significati dell’autorità culturale e politica. (…). La dimensione internazionale, presente sia entro i margini dello spazio-nazione che nei confini fra nazioni e popoli [ puo’ essere riassunta nella ] figura chiasmatica della differenza culturale, nella quale lo spazio-nazione anti-nazionalista e ambivalente diviene il crocevia in direzione di una nuova cultura transnazionale”.
Si Khair-Eddine voit dans le Frère l’élément politique du roman, il affirme que cette dimension reste très marginale : « Par ce biais et seulement par là ce texte est politique mais il reste en rade, il tourne rapidement à l’interrogation mystique. Au mieux on pourrait dire que ce livre est mystique et uniquement cela, mais il s’agit d’une mystique de soufi sans doute où la quête de l’absolu, de Dieu devient une quête amoureuse. », Khair-Eddine, Mohammed, « Une folie sans nom », Les Nouvelles littéraires, 23-30 juin 1977.