1.6. Désordre créatif

Comme on l’a dit plus haut, les marques temporelles les plus fréquentes qui jalonnent le récit suivent plus une logique spatiale de positionnement qu’une chronologie, ce qui donne au temps du récit une figuration toujours changeante et à la recherche d’emplacement.

L’ordre du récit est formé par un processus de fragmentation et dissémination des épisodes composant une histoire qui ne veut pas avancer tout en avançant, où l’annonce du telos de la part du narrateur « Puis recouvrer sa propre histoire, si oubliée qu’elle soit », (44), ne tarde d’être contredit par le protagoniste « je ne veux pas savoir le reste de l’histoire », (79) 32 . Les marques de positionnement de chaque épisode sèment de fait des « faux » repères – puisque jamais fixés - qui viennent orienter l’ordre des événements, comme celle-ci : « Et le Vieux aussi. A cet endroit aussi. L’endroit du maudit véhicule. Mais bien avant. », (29). Ici, « avant » nous signale que la rencontre du Vieux est plus ancienne que l’épisode de la mort manquée. Mais, comme pour les autres événements qui effleurent du passé, la portée de l’anachronie dans l’écriture de la migration (ce qui indique la distance séparant le fait dont elle parle du moment présent où le récit s’interrompt pour lui faire place) n’est jamais mesurable : il y a des « avant » et « après » qui errent dans la ville étrangère à la recherche d’un emplacement et flottent dans un « présent inépuisable » : 33

‘« De même qu’elle s’ouvre à mesure qu’on y avance (…) ville où l’on s’égare, se referme sur vous. Ni passé ni futur, il semble qu’on n’y puisse parcourir qu’un présent inépuisable, connaître qu’une frénésie, une hostilité réitérées. » (57)’

Encore plus incertaine reste la durée de l’histoire contenue dans l’anachronie (amplitude). Combien de temps a duré la relation avec Lily avant qu’elle entre dans la maison de santé ? Et celle avec le Vieux avant qu’il se suicide ? La succession des épisodes est fragmentée et syncopée par des ellipses. Que Lily soit la première rencontre de Habel à Paris n’est jamais dit clairement, mais l’incipit de la longue analepse sur l’histoire des deux jeunes amants le laisse pressentir : Habel ne connaît personne et il a peu de familiarité avec les noms étrangers.

‘« Il n’était déjà plus, ne vivait déjà plus que comme quelqu’un de presque oublié (…). Dans une ville, dans une foule où il ne connaissait personne, où il n’était lui-même personne. (…) Il ne savait même pas son nom, ne savait même pas que ça pouvait exister, un nom pareil. », (97).’

Un autre indice de l’antériorité de la relation avec Lily sur les autres est donné vers la fin du roman, où Habel, déclarant son projet de raconter comment toute chose était arrivée, affirme que le Vieux lui barre le chemin vers le retour à Lily.

‘« Il avait mis une éternité à comprendre qu’il ne libérerait pas sa route vers Lily, ne la dégagerait pas, tant qu’il ne se délivrerait pas lui-même. Cette sirène, la Dame de la Merci, la lui avait enlevée. Un salaud qui était en même temps une femme ou Dieu sait quoi, et Lily entre ses mains comme gage », (165).’

Ou encore, quand Habel va voir Lily à la maison de soins, des comparaisons entre les deux filles font penser à une antériorité de la rencontre de Lily : « Ce que je fais aujourd’hui avec Sabine, pensait-il, je l’ai fait, ou à peu près, avec Lily. Rien ne se passe jamais exactement de la même façon, sans doute. Mais nous ne faisions pas moins longtemps l’amour (…) pas moins longtemps qu’avec Sabine aujourd’hui, nous n’allions pas moins loin non plus. », (120).

En réalité, comme dans tout le roman, ces passages soulignent moins un ordre chronologique que l’ambiguïté du présent et l’impossibilité de fixer la vérité. Comme elle, Lily se dérobe à Habel dans des fugues répétées, et dans un jeu de miroirs – où le contenu se reflète dans la forme – le présent de la narration échappe sans cesse de l’emplacement où l’on croyait le voir. Lily quitte Habel à plusieurs reprises, en l’obligeant à partir à sa recherche pendant des semaines et à finir par vivre dans la rue.

De la rencontre avec Sabine, il nous est donné de savoir seulement qu’elle a eu lieu au même endroit que tous les autres événements, comme si le moment initial était à jamais perdu dans l’effacement du temps par l’œuvre de l’espace :

‘« Elle [Sabine] avait appris de lui qui est Lily dès la minute où dans le même quartier, sur le même boulevard, ils s’étaient adressé la parole. Sabine aussi. Les mêmes choses aux mêmes endroits. Oui. Oui. Sûr et certain » (80). ’

Notes
32.

« Un fleuve qui coule sans en avoir l’air, sans bouger, une cathédrale qui se dresse en face : je ne veux pas savoir le reste de l’histoire », (79)

« Puis recouvrer sa propre histoire, si oubliée qu’elle soit, en épeler les premiers mots. Et remonter encore, et retomber aussi loin que possible. Une chute à travers les âges, à travers ces lumières, ces avenues, ces culs-de-sac vaginaux. », (44).

33.

Dans ce type de temporalité on pourrait voir une réactualisation du temps de la parenthèse de Feraoun dans La Terre et le sang.