Le récit de la relation Habel-Sabine est construit sur un décalage important qui fait ensuite vaciller toute l’architecture temporelle de la narration. Comme on a dit, leur histoire occupe les quatre premiers chapitres, après quoi une interruption en suspend le récit jusqu’à la moitié du roman. Le commencement du récit au moment où Habel est engagé dans la relation avec Sabine – et le temps verbal utilisé – donnent l’illusion de se trouver dans le présent de la narration, focalisé sur leur histoire d’amour. Illusion aussi d’un début classique de la narration in media res. 34 Cependant, la longue interruption – pendant laquelle ressurgissent différents épisodes et discours flottant autour de la relation avec le Vieux-Dame de la Merci, de la mort manquée et de la relation au Frère – déstabilise la perception de la succession des événements de la vie de Habel et fait perdre de vue le présent englouti par le carrefour. Le lecteur est amené ainsi à ressentir la même sensation que Habel perdu, errant dans la ville étrangère, attendant que la compréhension arrive. Quand le récit de la relation Habel-Sabine reprend, le questionnement de Sabine à Habel sur son absence, mime une interrogation adressée à la narration. La demande d’explication de Sabine « Où étais-tu pendant que je faisais le poireau comme une idiote à ce café ? Si c’est quelque chose que tu peux dire, (…) Si c’est quelque chose que tu peux raconter ? », (77) fait écho à la question légitime du lecteur : Que s’est-t-il passé dans cet autre récit au carrefour, duré dix jours et qui a pris plus de place que le récit avec Sabine qu’on pensait être le récit premier ? Et surtout, quelle sorte d’histoire raconte ce récit ne faisant que répéter que rien n’arrive, rien ne se passe ? Mais le récit continue davantage à détruire tous les repères pour montrer la béance de leur absence ou leur essence illusoire et périssable dans le chaos du monde déchu qui fait douter de la possibilité même de pouvoir le raconter. La question de Sabine pointe en effet l’attention sur la « narrabilité » de ce qui est arrivé à Habel.
‘« Mais ce qui a commencé n’avait pas commencé à ce moment-là. N’avait commencé ni au moment où cette bagnole avait voulu lui passer dessus, ni avant, quand il avait suivi le Vieux chez lui et fait la connaissance de la Dame de la Merci. (…). Ni même longtemps avant, quand il avait rencontré Lily. Ni plus près, bien après, dans ce troquet où ils vont tous les soirs. (…) Mais avant. Il ne peut pas dire quand, mais avant, un moment dont il n’a aucune idée. (…) Parce que le satané phaéton, ou le Vieux, alias la Dame de la Merci, avant, ou Lily à une époque encore plus reculée, ou Sabine après, sans parler du reste, sans parler des autres, avant et après, qu’il a oubliés : tout est descendu dans le même courant. (77-78).’La relation avec Sabine qu’on croyait au présent se trouve prise elle aussi dans le passé et diffractée sur plusieurs plans temporels où s’entrecroisent aussi les deux autres relations, qui semblent ainsi se passer en même temps.
Sabine savait depuis le premier jour qui était Lily : « elle avait tout su le premier jour. Dès cette minute, interrogé par elle, il avait tout raconté, et même avoué à la fin qu’il l’avait mangée, la nommée Lily », (80). Mais le retour de Lily dans le présent l’empêche de comprendre ce qu’il s’est passé entre elle et Habel pendant leur séparation « elle ne comprend plus. La même Sabine. Elle ne voit pas comment il aurait rencontré Lily cinq jours ou cinq nuits plus tôt, ou trois, ou deux, ou neuf, il ne sait plus au juste combien à la fin. La même Sabine qui naguère avait trouvé normal qu’il eut mangé ladite Lily», (80). L’histoire entre Habel et Sabine vient ainsi à être dévorée par le temps - cannibale lui aussi comme les personnages - et glisse dans le passé, ce qui permet à Habel de comprendre la vraie nature de la jeune fille « aujourd’hui il comprend », (83), « La raison il la voit clairement à présent », (83). Il comprend la manière d’apprivoiser les mots de Sabine, le fait d’être de la même race, « créatures dues chacune à la création de l’autre », (85), la façon d’être de Sabine qui est quelqu’un qui sait tout mais avec « sa manière de ne pas savoir ». Bref, Habel comprend ce qui était raconté au début du roman, quand les deux jeunes amants donnaient congé au monde, « ne vivant que de leur faim dévorante l’un pour l’autre », vivant entre la suspension et la chute dans l’inconscience.
La tension vers le présent continue à être frustrée par un mouvement en arrière, vers des épisodes plus anciens que la relation avec Sabine, comme le récit de l’histoire avec Lily, avant et après son entrée dans la maison de santé, et le dialogue avec le Frère. Le présent avec Sabine revient au chapitre 26, où l’on voit les relations Habel-Lily et Habel-Sabine progresser parallèlement, après l’entrée de Lily en maison de santé. Le récit suivant, relatant les épisodes cruciaux de sa relation avec le Vieux, replonge la narration dans un autre temps, différé du présent par des marques telles que : « Aujourd’hui non plus », « Aujourd’hui encore » (135). C’est au chapitre 32 que Habel annonce son projet, formulé au futur, de quitter Sabine – je te laisserai, (163) – qu’il réalisera encore une fois dans un autre temps, après la lecture du manuscrit volé au Vieux. Le resurgissement des événements importants du passé ramène à zéro le temps de la narration dans un commencement toujours déplacé et projeté dans le futur, comme le moment de la scène d’émasculation ou de prostitution :
‘« Je raconterai, je raconterai, et je recommencerai. Je redirai comment toutes ces choses étaient arrivées : depuis le début, depuis ce moment-là. Et ce qui allait suivre, toutes ces heures qui avaient été plus que des heures, toutes ces minutes qui avaient été plus que des minutes. Jusqu’au moment où un pauvre imbécile avait cru se rendre intéressant en se mutilant, en se démolissant, et au moment où j’avais dégueulé devant ce spectacle, puis au moment où le Vieux m’avait ramené chez-lui. », (164).’Le temps du récit avec un présent qui recommence sans cesse, pratique l’image poétique du présent inépuisable, condensée dans l’élément aquatique du fleuve. L’idée du temps de la migration ainsi représentée par l’architecture narrative atteint les mailles profondes du potentiel même de la narration. La tension vers le présent de la narration est étirée jusqu’à la fin, quand à nouveau le temps bascule dans la faille que le trompe-l’œil du « roman dans le roman » provoque au récit. Dans l’avant-dernier chapitre, Habel interrompant la lecture du manuscrit du Vieux, insinue le doute : ce qu’on a lu jusque-là pourrait être en effet, l’histoire du roman d’Eric Merrain, où l’« on ne savait pas qui disait je », (184). Le décalage finit par s’aplanir seulement dans le tout dernier chapitre, où le temps de l’histoire rejoint celui du récit, dans le lieu hors de la ville et de sa ratio. Là, la logique de Lily ne sait pas non plus qui dit je, ce qui n’empêche pas aux deux personnages de continuer à s’aimer et espérer le retour de l’humain, dans un mouvement en devenir qui ne se referme pas sur une cicatrice close, mais qui suit les ouvertures d’une logique sauvage du récits-soin de Habel tendant vers la réparation. Celle-ci tend à sa réalisation à travers le moment cognitif de la lecture, spéculaire au tissu conjonctif de la narration globale du roman, de l’action du héros qui est plongé, à son tour, dans une lecture hypothétique.
« On sait que ce début in media res suivi d’un retour en arrière explicatif deviendra l’un des topoï formels du genre épique, et aussi combien le style de la narration romanesque est resté sur ce point fidèle à celui du lointain ancêtre, et ce jusqu’en plein XIXe siècle réaliste » Genette, Gérard, Figures III, p. 79.