1.6.2. Le présent du carrefour : effacement de la chronologie et attestation du « je ».

Avec Sabine, Habel vit dans un état d’étonnement où la communication avec l’autre se passe uniquement par le corps. Dans cette impossibilité de la parole, Habel est à la recherche, et dans l’attente, de la survenue des noms qui lui diraient sa propre histoire. Le premier de ces noms inconnus est Eric Merrain, alias la Dame de la Merci, (le Vieux) dont il apprend la mort par un journal. Donc au moment où il est avec Sabine, le Vieux est mort, mais nous ne savons pas depuis quand Habel ne le rencontre plus, ni à quelle époque de la relation avec Sabine Habel apprend son suicide. L’effacement de la chronologie laisse la place au temps d’un présent continu du je. La nouvelle de la mort de l’écrivain engendre en fait le surgissement du je de Habel qui énonce sa nouvelle position de pure voix au milieu d’un carrefour, où il se rend pour attendre pendant dix soirs le re-surgissement des événements qui ont décidé de sa vie.

Bien qu’au début des chapitres Habel donne des indications temporelles, à partir du premier souvenir les marques du temps s’inscrivent dans une logique sauvage où le sens est enfoui dans la stratification des événements. Le resurgissement du moment où il a manqué sa mort est le premier de la suite de flash-back qu’il va avoir au carrefour. La construction narrative de cet épisode est emblématique de ce procédé de mise en abîme des événements. Le temps de la narration passe du présent au passé simple, pour revenir au présent quand des mots du vieil écrivain affleurent à la surface de l’esprit de Habel tout en superposant ainsi l’effet de son discours sur le protagoniste au récit de l’accident. Ce présent affirme la permanence des discours de l’écrivain, mais aussi de l’événement qui est doublement emboîté dans le passé. Habel revit en fait l’épisode de la voiture qui a failli le tuer, se souvient des mots de l’écrivain et il ressent l’arrivée du choc de l’accident, qui n’a pas eu lieu dans son passé, comme s’il s’agissait de l’arrivée de l’effet des mots du Vieux sur lui.

‘« Il se disait, Habel, il était en train de répéter : ce n’est qu’un salaud (…). Et soudain tout s’ébranla en lui. Soudain tout se cogna comme si cette bête de voiture s’était finalement décidée à lui rentrer dedans. Tout se heurta comme si le choc qu’il n’avait pas éprouvé quelques secondes plus tôt, retardé, venait de l’atteindre. Il le crut vraiment. Il se dit : je l’encaisse maintenant ; il n’aura pas été perdu », (25-26).’

Dans la phrase « Tout s’ébranla en lui » le passé simple laisse croire que cette perception arrive dans le moment où il a failli trouver la mort – inscrit dans son passé – et qu’il est en train de revivre. Donc si le choc correspond plus à l’effet des mots du Vieux qu’à l’accident, cet effet aussi est inscrit dans un passé lointain qui empêche de situer le « maintenant », le moment dans lequel Habel assume l’événement (ce que lui est arrivé), toujours inscrit dans un décalage : quelques secondes plus tôt, ou un moment avant. 35 Ce temps « sans place » renvoie au contexte historique dans lequel la migration de Habel est inscrite. Dans l’épisode de l’accident Khair-Eddine a vu la possible exemplification d’un acte de racisme : « s’est-il agi d’un acte gratuit de raciste ? Cela n’est pas dit mais cela est presque perceptible ». 36 Au début des années 70 la France a connu un nombre considérable de meurtres ou actes de violence gratuite contre les immigrés maghrébins. L’effet des mots du Vieux vient se greffer sur ce renvoi contextuel faisant passer la dimension « épisodique » à une dimension historique postcoloniale. Le roman énonce ainsi l’Histoire sous la forme d’un temps qui n’arrive pas à trouver sa place et, comme tout migrant, erre dans la narration. Le souvenir de chacun des épisodes qui constitue l’histoire, ressurgit en fait à plusieurs moments dans le récit ainsi que les décalages entre l’ordre de l’histoire et celui du récit 37 .

Si « ce qui s’est passé » est aussi la mort effleurée, qui renvoie au contexte de violence raciste, son récit n’est possible qu’après la mort du vieil écrivain, un récit qui atteste de l’existence d’un « je » qui a vécu cet événement.

Notes
35.

On verra de plus près la construction du temps de l’événement dans le chapitre 4. Il faut noter ici que soudain - marque qui fait apparaître l’événement - ne suffit pas à contenir tous les événements qui se superposent.

36.

Khair-Eddine, Mohammed, op. cit.

37.

Nous renvoyons pour une meilleur visibilité aux grilles en annexe : « grille épisode » et « grille segments ».