Depuis sa position immobile au carrefour, Habel commence une errance dans le passé. Le récit qui se charge de le faire ressurgir, gouverné par l’arrivée imprévisible d’images sonores ou visuelles affleurant à la conscience, parsème les fragments de chaque épisode à différentes hauteurs du récit. Parallèlement à l’errance dans la mémoire, Habel entreprend une errance physique dans la ville qui est perçue de manière différente selon les « époques » où elle s’accomplit. Par exemple, la ville que traverse Habel aux commencements de sa recherche de Lily disparue, (S17, 20-24 : 97-117) 38 est un lieu où il lui arrive de rencontrer des personnes caractérisées par une humanité touchante - « Sa voix était celle d’une personne aimante », (108) ce qui disparaît complètement dans la ville d’après, 39 « sabbat où les passants cessent d’être quelque chose d’humain pour devenir des marionnettes et aller avec des mouvements cassés », (15).
Ses marches à bout de souffle sont souvent emboîtées dans d’autres temps et narrées dans le présent de son action, ce qui fait de sa marche en arrière dans le temps une action physiquement présente. L’immobilisme nécessaire à la résurgence du passé est annoncé préalablement par Habel et continué par le narrateur qui observe son action. Après la survenue du premier souvenir, le monde présent où il se trouve et ses mouvements physiques dans ce monde-ci, se font métaphore de son action mentale. Se trouvant au carrefour, au feu rouge, il serait logique qu’il traverse la route, et s’unisse ainsi à la foule qui reste indifférente à ce qu’il lui arrive. Mais, dans l’impossibilité physique et mentale à mettre son pas dans le monde, il est incapable d’accomplir tout mouvement en avant : par ses mouvements, présents mais en arrière, il rencontre ainsi des figures surgies du passé, comme le monstre ailé de la mort.
‘« [Habel] qui pensait : ils n’ont même pas remarqué ce qui est arrivé ou ça les a laissés froids. Qui se disait ça et refusait de suivre le mouvement. Ayant décidé plutôt de rebrousser chemin, lui. Préférant ça ; jusqu’à son point de départ (…). Et revenu en arrière : voyant toujours à son volant l’aile de corbeau, mais une aile qui avait cessé de battre à la fin, retombée, et toujours la face molle, enfarinée, maintenant une face éteinte. (…) Il était incapable d’aller. », (34-35).’L’entrecroisement des plans spatio-temporels qui investit le récit de l’action de Habel ne permet pas de savoir si ses mouvements ont lieu mentalement ou physiquement. Quand il se souvient de sa première visite dans l’appartement du Vieux, où il le découvre dédoublé en « Dame de la Merci », le chemin pour y arriver est narré comme une marche physique, ce qui donne un statut corporel au souvenir, le met en présence :
‘« Puis ayant fini par y parvenir. Ayant pas mal marché, pas mal traîné, tournaillé, mais ayant fini par y arriver, à cet appartement, tout cet appartement où ils pénétrèrent, où on aurait cherché en vain un coin sombre mais où l’éclairage projetait une ombre, paraissait veiller sur elle et ne faire qu’attendre. Attendre quoi, maintenant que nous sommes ici ? Songeait Habel. », (38).’Le passé s’installe dans le présent du « maintenant », et les pensées rapportées par le narrateur à l’imparfait s’entrecroisent avec celles qui envahissent Habel dans le temps suspendu du carrefour où ressurgissent les épisodes (48). L’image de la ville se construit ainsi par strates temporelles, différentes et presque imperceptibles, qui fragmentent l’unité du récit en cours, à son tour brisée aussi par le croisement avec d’autres souvenirs. Le récit de la rencontre de la Dame, par exemple, est interrompu par des visions urbaines qui défilent dans le souvenir (les derviches, 45-47) et dans le présent (description de la ville « insolente et belle » au coucher du soleil, 43-44). La ville devient la matière sombre où se cache l’histoire de Habel, qu’il est obligé de fouiller jusqu’au dernier recoin, de parcourir dans tous les sens jusqu’à la dernière descente où son passé pourrait se trouver. Le désir de retrouver l’objet perdu, « recouvrer sa propre histoire (…) Et remonter encore, et retomber si loin que possible » (44) le font sombrer dans l’espace obscur de l’oubli, « une chute à travers les âges », où son temps individuel se confond à – et se perd dans – l’espace de la ville « une chute dans l’abîme (…). Il descend il continue de descendre, il plonge vers le creux du désir où se couche toute cette ville. (…) un creux, une blessure entrouverte où lambeau de ténèbres aussi sabré de rayons, il se. Se prépare aussi à. », (44). Le désir de son histoire personnelle construit un monde et se fusionne au monde qu’il perçoit. La ville, le monde qui résulte de la stratification temporelle, du resurgissement de son vécu et de l’expérience actuelle, est « sa seule patrie » installée dans la contradiction de s’y être fixé tout en tournant sans cesse :
‘« Sa vie ; ce coin de ville à présent, ce morceau de sauvagerie apprivoisée où il ne sait déjà plus depuis combien de temps il a jeté l’encre, où il ne peut plus dire depuis combien de temps déjà il tourne, ne fait que ça. Ce quartier, toutes ces rues l’une après l’autre, sa seule patrie. Là, et plus nulle part où aller», (118).’L’absence d’histoire, la disparition du vécu, la perte du passé obligent Habel à s’installer au carrefour et dans une quête conduite dans la ville qu’il arpente plusieurs fois. Ce chemin mental qui se fait physique et vice versa le conduira à se perdre dans la ville et à parcourir la perdition – seule chose qui se trouve dans les profondeurs de la ville – pour trouver grâce à l’initiation du carrefour sa propre « vérité » : une prise de position.
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Il nous semble que cette logique du non-emplacement ne correspond en rien à un geste de désengagement de l’écriture qui renoncerait à trouver un sens à la représentation de la migration. On peut voir au contraire surgir de l’errance du récit (où les épisodes non pas d’emplacement ni de hiérarchie) un discours qui fait résistance à la localisation. Si la localisation est une prérogative du pouvoir et si, d’après Foucault, celui-ci est avant tout pouvoir étatique 40 , ce désordre apparent relève d’une stratégie de corrosion plus générale du discours qui vise une mise en crise de l’ordre du lieu où il s’énonce.
Voir grille segments.
Après dans l’histoire, mais avant dans le récit : S5A, 7 : 33-37.
« Postulat de la localisation, le pouvoir serait pouvoir d’Etat, il serait lui-même localisé dans un appareil d’Etat », Deleuze, Gilles, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 33.