Dès les premières pages, le narrateur lance un avertissement qui retentira à plusieurs reprises dans la narration. Il s’agit d’une ingérence qui s’offre comme une clé de lecture et, en même temps, d’une étrange indication qui se renverse en demande adressée au lecteur d’abandonner « la logique » : « Aucune logique, pas de suite. Contrairement aux autres qui ont toujours une raison pour tout », (13). On entend là, derrière le narrateur la voix de l’auteur qui dans des années précédentes la publication de Habel avait exprimé une demande d’engagement adressée à son lecteur :
‘« Pas de dénouement (…) qui libérerait le lecteur, le laisserait s’en retourner à ses affaires, l’esprit en repos, repu de catharsis. Le rendre bien au contraire attentif à l’ « évolution » qu’entraîne pour chaque acteur sa part prise aux événements narrés, à son corps défendant le plus souvent. (…) C’est alors que le lecteur est invité à exercer son esprit critique en espérant de lui que, ce faisant, il assumera ses responsabilités : on lui demande de faire preuve de lucidité pour eux ». 41 ’Cet effacement de la logique demandé par le narrateur, sa mise entre parenthèses qui déroute le lecteur tout au long de la narration et qui va acquérir son sens plein dans le choix final de la folie, ne serait-il pas plus proche d’une logique autre, que de l’effacement de sens qu’on a si souvent vu dans ce roman ? Quelle logique Habel refuse-t-il, qu’est-ce qui est sacrifié et, par cette cérémonie, quelle autre logique se met en place ?
Le recours fréquent dans le roman au terme « sauvage » tient le lecteur en état de veille constante et, comme dans l’attente du dénouement que l’auteur ne veut pas délivrer, le sens du terme est renvoyé itérativement par la traversée des différents signifiés qui visent des problématiques centrales de la question postcoloniale.
Comme dans l’œuvre de Lévi-Strauss La pensée sauvage (1962), dans Habel le terme, dans ses multiples acceptions et par le foisonnement même de sens qu’il évoque, renvoie à la pensée humaine. « Lévi-Strauss s’écarte d’une glorieuse mais douteuse généalogie par le terme même de « sauvage » : la pensée sauvage, ce n’est pas la pensée des sociétés primitives », c’est la pensée à l’état sauvage, c'est-à-dire toute pensée en tant qu’elle apparaît non domestiquée, non soumise aux objectifs de rendement » 42 . Cette nouvelle approche « de penser la pensée » ouverte par l’anthropologie contient aussi le noyau de tout le problème naissant (après les Indépendances) de la prise de distance de l’écriture codifiée selon les principes de l’engagement sartrien. L’engagement moulé dans ce modèle présuppose une idée de l’histoire dont l’expérience coloniale et post-coloniale a mis à jour l’impraticabilité du fondement évolutionniste du progrès. C’est sur ce point même que les positions de Lévi-Strauss et de Sartre se heurtent et que la pensée sauvage se montre d’une vive actualité – même si les études postcoloniales n’y font pas spécialement référence – pour « dépister » un positionnement éthique et une dimension politique sous d’autres formes 43 .
« C’est dans une ligne de réflexion philosophique sur l’histoire qu’il faut replacer La pensée sauvage. L’anthropologie évolutionniste implique une philosophie de l’histoire sous-jacente selon laquelle le progrès humain fait passer d’une pensée non réflexive à une pensée réflexive, de l’en-soi au pour-soi, selon les termes que Sartre reprend à Hegel. C’est pourquoi Lévi-Strauss s’oppose à Sartre, qui représente pour lui la résurgence de cette pensée évolutionniste ». 44
L’approche de l’autre pour Lévi-Strauss se fait selon des catégories logiques « irréductibles à l’activité d’une conscience ». C’est ce que pratique aussi notre héros, – interprété cependant le plus souvent comme aliéné et schizophrène, ou transparent (Bonn) au point de devoir douter de son existence même – pour qui l’expérience n’aboutit pas à une réélaboration par la conscience, à un pour-soi, mais à l’entreprise d’une réactualisation de l’histoire ouverte par les resurgissements des événements, qui installent la narration dans un apparent désordre. De ce même mouvement procède l’inscription du personnage dans un topos littéraire, le sauvage, qui d’un côté, par la réactualisation dans un contexte défini, renvoie à une pluralité de significations, et de l’autre, à travers la construction narrative, offre une inversion créative de la « sauvagerie » sur laquelle Habel bâtit « sa » vérité. Celle-ci est aussi le fruit d’un discours à la première personne qui par la mise en présence de son être-là, nuance toute caractérisation de Habel comme être transparent.
Raconter selon cette logique replace aussi le travail d’écriture au croisement entre geste de culture et geste de nature. Ecrire « sauvagement » s’inscrit dans un prolongement du mouvement créateur différencié, installé dans la séparation entre nature et culture 45 , d’où procède un mouvement narratif par écarts différentiels de deux cultures. On peut voir ainsi dans la séparation du pays et des siens (à l’origine de l’histoire de Habel) un effet multiplicateur. Le recours au temps immémorial du mythe comme du rêve, la définition de soi par l’animal (auquel renvoie le nom même de Dib – loup en arabe) fait retentir l’écho de cette séparation d’où s’est générée l’écriture. L’image de la bestialité fonctionne aussi comme élément d’inscription extratextuelle parmi les romans de migration maghrébins. Habel ouvre d’autres signifiés et détourne les termes associés à la bestialité en la faisant sortir du strict cercle raciste. 46
Afin de développer les caractéristiques de cette écriture sauvage, nous allons voir son inscription dans l’histoire littéraire (1.4.1.) pour analyser ensuite comment de la dynamique de confrontation se met en place la logique sauvage de Habel (désordre de la narration, récit prédictif du narrateur et récit itératif).
Dib, Mohammed, Qui se souvient de la mer, Paris, Seuil, 1962, p. III-IV.
Keck, Frédéric, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, Puf, 2004, p. 11.
C’est sous cet angle qu’on pourrait aussi redire que le changement de style radical dans l’oeuvre de Dib traduit plusieurs facteurs intéressants. Le premier, qui a ses racines dans le vécu de l’auteur qui a fait la connaissance du déracinement et de l’exil, revient à une écriture correspondant à un changement de regard idéologique sur la nation. Sa narration fragmentée et ambiguë va vers une idée d’anti-nation. Le deuxième qui s’ensuit est une autre forme d’engagement qu’une certaine critique, en particulier celle maghrébine, a nié dans l’éloignement de l’écriture réaliste.
Keck, Frédéric, op.cit., p.11.
« La notion de pensée chez Lévi-Strauss implique une dynamique de création par son inscription dans la nature, et une contradiction fondamentale entre nature et culture, qui fait prendre à cette pensée des formes complexes et inversées. Elle n’est donc nullement primitive, terme qui renvoie à la simplicité, mais, en un sens fort, « sauvage ». Ibid., p. 17.
Les images du monde naturel détiennent dans le roman un rôle important non seulement au niveau symbolique mais qui s’inscrit dans la structure narrative : le commencement et la fin sont caractérisés par un changement de l’aspect du ciel. Cf. infra, chapitre 4.
Voir Les Boucs, de Driss Chraïbi, par exemple. En français les arabes sont définis d’une façon dépréciative par des substantifs venant du monde animal.