Le sauvage, ou sylvus, « l’homme de la forêt » en rapport quotidien avec la nature, représente un topos romanesque de la relation à l’altérité dont on peut retrouver les premiers exemples dans Tempest de W. Shakespeare et Robinson Crusoe de Daniel Defoe. 48 La sauvagerie de Habel s’inscrit dans la lignée de Caliban et dans le discours sur l’hégémonie culturelle auquel il renvoie. Le nom donné à l’indigène habitant l’île déserte sur laquelle débarque Prospère – le maître de Caliban – selon Fernandez Retamar serait l’anagramme de cannibale :
‘« L’image du "primitif", ou indigène, est résumée dans celle de Caliban, le cannibale mythique de Shakespeare, modèle parfait pour chercher à connaître la dynamique de la colonisation. (…). Le nom "Caliban" n’est qu’un anagramme du terme "cannibale", qui à son tour vient de caribe, nom sous lequel étaient connus les habitants des îles où avait abordé Cristoforo Colombo, et qu’on tenait pour des cannibales, c'est-à-dire des dévoreurs d’hommes redoutables. » 49 ’Le rejet du cannibalisme est aussi un des préceptes civilisateurs transmis par Robinson à Vendredi, à qui il apprend de surcroît à couvrir sa nudité et à parler quelque peu de sa langue. Les trois termes formant le palimpseste de la figure du sauvage – cannibalisme, nudité et langage – sont bien présents aussi dans Habel.
Comme son lointain prototype, Habel est apparenté à l’idée de l’esclavage : son bannissement de la part du frère aîné est raconté par le protagoniste comme l’acte qui donne lieu à sa vente « comme un esclave » :
‘« Pour fonder la cité nouvelle, vous ne pouviez faire autrement que sacrifier le frère cadet. (…) Pour vous approprier le sceptre et régner sur cette ville, votre tâche était de déclarer le plus jeune indigne (…) puis de le revendre comme esclave. » (160)’L’inscription de l’image de l’esclave dans la lignée du topos du sauvage se trouve en plus doublée par l’inscription dans une dimension mystique qui renforce l’intensité du discours postcoloniale. Dans le récit biblique et coranique, l’éloignement forcé pour la conquête du pouvoir est relaté dans l’épisode de la vente de Joseph/Yūsuf, vendu par ses frères comme esclave.
‘« Et ils le vendirent à vil prix : pour quelques dirhams comptés. Ils le considéraient comme indésirable. 50 ’Dans le Coran, ce bannissement prend une valeur positive puisque c’est le moyen pour Yūsuf d’acquérir le pouvoir d’interpréter la parole obscure et secrète (ou, selon les traductions, d’interpréter les rêves). Sur cet aspect, l’entrecroisement des deux inscriptions complexifie la représentation de l’immigré : banni, Habel cherche la connaissance que cette condition peut lui offrir, même si au prix d’un vécu qui lui appartient et le différencie de son frère.
Comme Yūsuf, Habel aussi subit la séduction de son hôtesse, mais le dénouement de leur relation l’apparente davantage à l’idée d’exploitation du corps dans un rapport de domination qui montre le mal à l’œuvre dans le monde (contrairement à Yūsuf qui bénéficie de l’élection de Dieu qui éloigne de lui le mal et la turpitude, v.24). La relation avec le Vieux, marquée par le retour obsédant de sa parole, se termine par un épisode de prostitution. Des deux abus, celui du langage et celui du corps, il est difficile d’identifier le plus destructeur.
Le contexte dans lequel la narration est plongée, Paris dans les années 70, éloigne Habel des anciennes représentations et à travers le renversement du cadre classique du « sauvage » ouvre à de nouvelles significations. Dans les romans de migration, le lieu de rencontre des altérités se déplace des lieux utopiques de découverte – devenus des colonies et aujourd’hui des périphéries (Tiers Monde) opposées au centre (Occident) – vers le centre des capitales occidentales. Comme se le demande Abdelkebir Khatibi à la même époque : « Quelle île, Occident as-tu trouvé pour tes sauvages ? », 51 Habel pose la même question du sauvage dans la modernité de la ville de l’ex-colonisateur. Le cadre de la situation est renversé : Habel, ex-sauvage de la colonie, doit faire face dans sa nudité (« tout nu affronte de nouveau la solitude, la férocité », 38) à la férocité de la ville où « tout peut arriver ».
L’explication du nom de « Dame de la Merci » illustre bien ce renversement spatial qui traduit des enjeux historiques. Le souvenir du signifié du nom affleure d’une zone sombre de Habel, qui à travers sa mémoire fait émerger un écho de l’Histoire et sa saisie dans la fragilité du souvenir individuel 52 :
‘Habel remit la main sur l’idée qu’il croyait avoir perdue à jamais. A proprement parler un souvenir plus qu’une idée. A proprement parler une ombre, une réminiscence de souvenir qui avait réussi à s’esquiver jusque-là, et qui se faisait soudain reprendre. (51)’Habel se trouve en face d’un personnage ambigu, ni homme ni femme, qui se présente sous le nom de l’institution qui rachetait autrefois les chrétiens prisonniers des musulmans, souvent revendus comme esclaves. L’ordre militaire de « Notre Dame de la Merci » lié à l’église catholique était actif en Espagne pendant la domination arabe.
« Mais je ne suis pas très sûr de bien me rappeler, dit-il.
Vous rappeler de quoi ?
Il nous avait parlé de quelque chose où il était question aussi d’une Dame de la Merci, un ordre institué autrefois pour racheter les captifs tombés aux mains des infidèles. (…) Je ne suis pas sûr que ce soit exactement ce qu’il avait dit. C’était mon ancien professeur d’histoire. » (51)
Ce rapprochement complique encore davantage l’appréhension que Habel a de lui-même et de son positionnement perceptif : « une explication qui laissait les choses obscures aussi obscures ». Dans un moment de profonde défaillance, pendant ses errances nocturnes, le protagoniste fait appel dans son esprit à La Dame espérant recevoir une réponse qui apaise les doutes torturants :
« Je suis aussi perdu que ce mec, là-bas, Dame de la Merci. Je cherche et Dieu sait ce que je cherche. Ce qui me poursuit ? Mais qu’est-ce qui me poursuit ? Le trouverai-je ? Me trouvera-t-il ? Qui finira pour rattraper l’autre ? Tu dois le savoir, ou devrais. Toi spécialement. Tu rachètes les captifs des mains des infidèles : je suis aux mains d’infidèles, et tu sais ce que ça veut dire ! » (69)
Habel se sent prisonnier des infidèles : mais de son point de vu, culturellement, l’infidélité devrait se trouver auprès des occidentaux ; en même temps, sa situation de « nouvel esclave » il la doit en bonne partie au Frère qui, l’obligeant à migrer, l’a trahi en le vendant aux infidèles.
La Dame de la merci alors est là, dans un décor renversé, pour trahir la rencontre de l’autre dans la prostitution : « qu’on se prostitue soi-même et contemple ça d’un œil surpris, peut-être fasciné même, pourquoi pas ? » (89) pour autoriser la trahison de soi-même : « On n’entend aucune voix intérieure se récrier, jeter l’anathème. Il n’y a pas de voix du tout ; il n’y a pas de honte, pas de remords. » (90)
Dans ce décor renversé, « ce qui s’est passé » est annulé : « Là où l’on se trouve, se croit arrivé, tout est déjà brûlé, sec. Il faut chercher autre chose » (49) ; d’un coup, il n’y a rien eu, rien ne s’est passé : « on n’a rien vu, on n’a rien su, il n’y a rien eu » (48).
Le réel, en ce qu’il est ouverture au possible, lui aussi est trahi par l’idée de l’inéluctabilité : « Parce qu’il n’est pas vrai qu’à un moment quelconque autre chose aurait été possible, ce n’est encore qu’une de nos illusions. » (151). Mais, comme le vieux le dit lui-même, c’est seulement depuis un autre décor renversé que cette trahison pourra se rendre visible (avec Lily et son temps hors du temps) : « C’est seulement après, quand on se découvre dans un décor pour ainsi dire renversé, tandis qu’on l’apprend de façon irrécusable et sans recours. » (48)
Toutes ces trahisons vers lesquelles tend le discours du Vieux sont cependant énoncée par une parole qui ne peux être trahie : « Des papiers ; une voix. Des paroles. Une alliance qu’il avait contractée et qu’il ne pouvait plus rompre. Ni rompre, ni trahir, ni modifier. » (180).
De la même façon, Habel ne peut pas trahir son frère, il ne sera jamais séparé de lui :
« Quelqu’un d’autre, non celui que vous avez congédié, rôde désormais dans l’ombre de cette ville. Quelqu’un d’autre, et il a rencontré Lily. Ma trahison envers vous a dès lors été consommée. Dans une minute je détournerai les yeux, et vous aurez disparu, vous aurez cessé d’exister, je serai de nouveau séparé de vous. (Non, je ne serai jamais séparé de vous, Frère, c’est une chose qui n’arrivera pas car elle ne dépend ni de vous ni de moi ; nous ne pouvons pas échapper l’un à l’autre.) » (57)
De fait Habel n’est prisonnier que de cet enchevêtrement, obscur et sans solution s’il est abordé dans une perspective d’oppositions binomiales. La critique a vu en Habel la tragédie de l’écriture de la trahison : « ce roman est donc la mise en œuvre directe du drame de l’écriture trahie » 53 . Cette trahison elle est cependant impossible et soumise à une double contrainte.
Habel apprend à dépasser les limites, tout en subissant une appréhension obligée de la trahison de deux cotés, du frère et du Vieux, qui lui est ordonné par une double contrainte qui demande de trahir (dépasser les limites ou partir) sans trahir. Ce parcours n’est pas sans danger, il mène à côtoyer la mort et la folie.
Si le cadre du racolage dans la rue peut n’évoquer que de loin une des séquelles les plus glauques du colonialisme (la prostitution dans les pays du « Tiers Monde ») la métaphore du rapport de séduction dans la relation dominant/dominé n’est sûrement pas laissée entre les lignes. 54
Le problème de la question éthique est introduit par le discours du Vieux, qui cependant le renverse pour en faire un faux problème. Le vrai problème se qualifie pour lui celui de l’existence du mal, dont l’immanence l’autorise à le pratiquer à son tour. C’est en fait par ce discours où il affirme son inéluctabilité, qu’il le banalise par son racolage.
‘« J’espère que vous voyez ce que je veux dire. Que cette question, une fois posée, élimine toutes les autres. Qu’il devient sans importance, en d’autres termes, de savoir si l’on a bien ou mal agi, s’il y a eu des victimes sacrifiées. Et je ne parle pas du mal qu’une victime est capable de vous faire rien qu’en se prêtant à votre jeu, laissons ça pour le moment. Il devient égal de savoir si l’on a détruit chez elles le goût de la vie, si on les a démoralisées, si on les a précipitées dans une géhenne où elles ne trouvent plus aucune paix…Mais puisque c’est par cette voie-là, et seulement par elle, qu’il faut passer, et payer, et qu’il n’y en a pas d’autre ! » Là-dessus, sa main chercha celle d’Habel. Pour sentir une présence, une chaleur ? Pour une autre raison ? (150)’Le rapport de séduction s’opère tant par le Vieux que par le Frère, envers lequel Habel ressent la tentation de céder : « L’entend-il souvent cette voix ! Est-il souvent près de succomber à ses perfides séductions ! Tenté par elle comme par un sortilège, ne se revoit-il pas bien devant la maison familiale et ne lui semble-t-il pas qu’elle va s’ouvrir pour le recevoir ! », (161). L’homosexualité du Vieux faisant allusion à la coutume de toute une lignée d’écrivains, – de Gide à Montherlant – se fait aussi métaphore des rapports entre écrivains français et maghrébins, où le défi des limites, rappelé d’une façon obsédante dans les discours du Vieux, revient à une imposition du type de limite à franchir. 55
‘« Arrive le moment où l’on se trouve avoir passé la limite. Ou la mesure. On hésite sur le nom à lui donner, on ne sait déjà plus de quoi il s’agit. Et en fait on n’a rien vu, on n’a rien su, il n’y a rien eu. (…) Là où l’on se trouve, se croit arrivé tout est déjà brûlé, sec. Il faut chercher autre chose, ailleurs et en dépit de ce qu’il peut en coûter. (…) Sans se demander si on fait mal en s’y engageant, sans perdre de vue qu’on ne revient pas, ne revient jamais de ces incursions. (…)Et bien que ce ne soit pas la question. Bien qu’il ne s’agisse plus depuis longtemps de cette question, de cette vieille confrontation entre le bien et le mal, de cette vieille histoire, mais d’autre chose, mais rien que de l’homme et de la voie, de la trace presque impersonnelle qu’il se trouve être seul à pouvoir suivre et combler, cet espace, ou quel que soit son nom, ouvert et désolé, vaste comme une catastrophe et en même temps aussi étroit que le fil d’un rasoir, qu’on est, qu’on a toujours été seul à pouvoir habiter et de l’impossibilité à l’habiter, à le remplir. » (49)’La façon de parler « se parlant tout seul » pratiquée par le Vieux – on voudrait que la parole se parle elle-même, (31) – n’est qu’une manière détournée de désigner Habel comme destinataire pour projeter sur l’autre ses obsessions et l’obliger à en recueillir l’héritage après sa mort : « Tu m’as choisi et trouvé pour imprimer, même mort, ta marque sur ma peau », (181). Cet héritage devient ainsi un tatouage, et si la mémoire est langage, 56 elle en sera tatouée, comme l’a écrit Khatibi 57 . La marque sur la peau c’est aussi celle de la langue, puisque cette autre parole, du vieil écrivain français, est en français. Ce tatouage indique un partage possible et impossible à la fois.
La limite à dépasser évoqué par le Vieux, qui pourrait indiquer le dépassement de cette séparation au cœur de la langue, coïncide par contre avec la négation de tout événement, de toute responsabilité, et même de l’idée de sauvagerie qui a partagé les hommes entre les deux catégories nous/autres :
‘« il n’y a pas d’erreur, ni de vérité. Ni ici ni ailleurs. (…) Il n’y a pas de cauchemar. Pas plus qu’il n’y a de sauvagerie. Pas plus qu’il n’y a d’imposture, ou de sacrilège. Il n’a jamais rien eu de pareil. Il n’a jamais rien eu » (25). ’Si le Vieux nie, entre autres, la sauvagerie, celle-ci est bien présente dans le texte et fait résistance à la démarche négationniste de son discours. Le récit de soi que Habel lui offre en réponse est sauvage aussi par la contradiction performative qui le hante, où l’attestation se réalise dans la langue de l’autre. Mais, dans le décor renversé de la demeure de l’écrivain français, l’autre et le moi se confondent dans « une eau de vieux miroir ».
p. 114.
Voir à ce propos : Gorlier, Claudio, « Il discorso dell’altro nelle letterature del post-colonialismo », in : Orlando, Francesco, (sous la dir.), L’altro che è in noi. Arte e nazionalità, Torino, Bollati Boringhieri, 1996. Gorlier reprend au sujet de Caliban et de Vendredi la lecture de Abdul JanMohamed, (Manichean Aesthetics, The University of Massachussetts Press, Amherst, 1983). Sur les réécritures de Robinson voir aussi Biondi, Carminella, « Defoe et Tournier: de Robinson à Vendredi », in : Transhumances culturelles, saggi a cura di Rosso, Corrado, Pisa, La Goliardica, 1985, pp. 243-251 ; Phillips, Richard, Mapping Man & Empire. A Geography of Adventure, Routledge, London, 1997 ; Albertazzi, Silvia, Lo sguardo dell’altro, Roma, Carocci, 2000, en particulier le chapitre: « Modelli testuali coloniali ».
« L’immagine del primitivo, del nativo, é riassunta in quella di Calibano, il mitico cannibale shakespeariano, perfetto modello per indagare le dinamiche perverse della colonizzazione. (...). Il nome "Calibano" non sarebbe che un anagramma del termine "cannibale", che a sua volta proviene da caribe, nome con cui erano conosciuti gli abitanti delle isole su cui era approddato Cristoforo Colombo, e che si riteneva fossero appunto, cannibali, ossia temibili divoratori di uomini », De Chiara, Marina, Oltre la gabbia. Ordine coloniale e arte di confine, Roma, Meltemi, 2005, p. 58. Elle cite : Retamar, F. R., Caliban and other essays, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989.
Sourate de Yūsuf, XII, 12.20, voir aussi 20-21, http://www.coran.cc.
Khatibi, Abdelkebir, La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971, p. 186.
On analysera de plus près le fonctionnement du resurgissement dans le § de l’événement dans la dimension testimoniale.
Chikhi, Beida, Problématique de l’écriture dans l’œuvre romanesque de M. Dib, Alger, Opu, 1989, p. 236.
La liste d’insultes qualifiant le Vieux est assez longue : « vieux dégoûtant », « ta jolie gueule bien soignée, ta sale gueule »(182) ; « pauvre con », (21) ; « salaud », « enfant de putain », (25) ; « cette sirène, un salaud », 165. S’il y a des constructions adjectivales antinomiques, dans ce cas la contradiction souligne moins une ouverture de sens par le contraste des niveaux de langage qu’une modalité d’expression du sarcasme.
« Quand notre monde façonné par les hommes se révèle être un tel échec, quand le monde voulu par l’homme est cette abominable souille, cette déconfiture, cette misère…Oui. Quand certaines choses deviennent évidentes. Il faut peut-être commencer à…à les voir autrement…à chercher autre chose, ailleurs. Emprunter une voie… » (52) ; « Du mal ? Il en faut au monde. (…) La question serait plutôt de savoir quelle voie nous mène (…) quelle est cette voie qui nous mène comme elle nous mène… », (148)
« Si l’individu est mémoire, la mémoire, elle, est langage », Vercier, Bruno, « Le Mythe du premier souvenir », Revue de l’Histoire littéraire de la France, Paris, Armand Colin, 1975, p. 1031, cité par Sedera, Noha Ahmed Abu, Le récit d’exil, Thèse de doctorat, Université du Caire, 2005, www.limag.org .
Khatibi, Abdelkebir, La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971.