Le sujet du cannibalisme revient assez souvent dans les dialogues entre le protagoniste et Sabine. Il sert à expliquer la fin de sa relation précédente avec Lily, que Habel dit avoir mangée : « Elle avait tout su, le premier jour. Dès cette minute, interrogé par elle, il avait tout raconté, vidé son sac, et même avoué à la fin qu’il l’avait mangée, la nommée Lily », (80). Retournant cette idée anthropophage en jeu (un jeu que Sabine veut continuer : « ça sera maintenant ton tour par moi, d’être bouffé », 80) les deux, qui se sont réunis après une séparation ébranlant aussi la structure narrative 58 , se trouvent en harmonie avec le monde extérieur perçu dans une image surréelle et protectrice d’une cathédrale mariée : « La cathédrale plus loin, libre elle aussi et lui la regardant, n’en détachant pas les yeux malgré lui, et pensant : elle est comme une mariée. (…) Nous sommes réunis sous ses voiles de mariée » (81). 59
Habel ne dit à aucun moment à Sabine que Lily est internée suite à sa folie. Par cette ellipse du récit, la folie est mise à l’abri de l’étreinte du langage, elle est récréée sous une autre forme qui la rapproche d’une idée espacée de sauvagerie. Par la sauvagerie s’opère un transfert de la folie lui permettant de glisser dans le non dit et de créer un secret entre les deux amants qui arrivent à se définir à partir du cannibalisme : « Des cannibales, c’est ce que nous sommes, toi et moi ? », (83). Le cannibalisme viendrait ainsi définir une altérité plus vaste que ce qu’on peut imaginer par rapport au « soi-même », une altérité utopique descendant en ligne directe du mot jumeau perdu de la double définition latine construite sur alter et alius. C’est à partir de ces termes que J-M. Moura formule la distinction entre image idéologique et image utopique de l’étranger, qui nous semble pertinente pour illustrer l’altérité radicale qui, par le cannibalisme, va caractériser la folie :
‘« Au fond la distinction entre image idéologique et image utopique de l’étranger est celle des pronoms latins « alter » et « alius », masquée par la méta-catégorie d’altérité et par le mot français « autre ». ALTER est l’autre du couple, pris dans une dimension étroitement relative où se définit une identité et donc son contraire. ALIUS est l’autre indéfini, l’autre de l’identité et de tout élément qui s’y rattache, mis à distance de toute association facile, l’autre utopique. ALTER est intégré dans une conception du monde dont le centre est le groupe ; ALIUS est éloigné, excentrique, et atteint au prix d’une errance hors de ce groupe. ALTER est un reflet de la culture du groupe ; ALIUS un refus radical. » 60 ’Dans ce double mouvement de l’autre entre alius et alter s’impliquant dialectiquement surgissent les identités, par une excentricité qui se révèle idéologique (Sabine) et une autre qui, manifestant son refus dans la folie, accomplit un geste d’engagement extrême (Lily). La métaphore du cannibalisme comme renversement créatif de l’idée de sauvagerie et instrument de définition identitaire contre une idée de « culture unique » se retrouve dans d’autres contextes postcoloniaux. Le poète martiniquais Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, énumère le cannibalisme parmi les éléments de force de la négritude : « parce que nous vous haïssons, vous et votre Raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace » 61 . Au Brésil toute une réflexion culturelle s’est développée à partir du « Manifesto Antropofago » (1928) de O. de Andrade qui a culminé pendant les années 60-70 dans un mouvement – le Tropicalisme – touchant des arts différents 62 .
Voir le paragraphe « désordre créatif», p. 41.
Dib a été aussi peintre en particulier, dessinateur de tapis. On retrouve souvent des références à la peinture, parfois explicites, comme dans le cas de la postface à Qui se souvient de la mer, où Guernica de Picasso tient une place importante pour expliquer l’écriture pratiquée. Ici la référence picturale reprend et renverse l’image des époux qui volent au dessus des églises de Marc Chagall.
Moura, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, Puf, 1998, p. 53.
Césaire, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, (1939) 1995, p. 27.
C’est le cas par exemple de la théorie de la traduction de Haroldo de Campos qui a repris le concept d’anthropophagie pour proposer une identité culturelle du Brésil comme espace polyphonique, pluriculturel et transformateur, dans lequel « avaler » et renouveler les traditions héritées. Voir à ce propos : Pincherle, Finazzi Agrò, La cultura cannibale, Rome, Meltemi, 1999.