2.4. La folie comme acte de résistance

« Le mal que l’homme a fait à l’homme résonne comme un défi à la raison » 63

L’amour cannibale qui unit Habel à Sabine et à Lily entretient une proximité significative avec la folie : « Des pensées excentriques, (…) des imaginations, mais des vrais élans, et tout aussi extravagants, tout aussi fous que n’importe quoi de fou et d’extravagant capable d’unir deux personnes », (19). Le roman condense dans cet élément un lien avec plusieurs traditions littéraires pour dégager un renouveau à partir et du croisement et du changement de signe attribué à la sauvagerie. La figure du fou dans plusieurs traditions littéraires représente un instrument préférentiel de critique sociale et en même temps un moyen ouvert d’affirmation identitaire. En Occident, l’image du sauvage venant du nouveau monde est venue se greffer sur le rôle jadis joué par le fou :

‘« Avec l’exhibition publique de l’indigène commence à fleurir une image littéraire du sauvage avec une fonction rhétorique spécifique : c’est le sauvage bouffon, qui se transforme, tout comme le bouffon de la tradition théâtrale anglaise, le fool, en porte-parole de la critique à la façon d’être de l’Europe du temps » 64

Par la folie, Habel entre en résonance avec la littérature française à travers la conception surréaliste de l’amour fou mais aussi avec la tradition arabe, faisant se croiser en même temps la dimension politique, mystique et mythique. Pierrette de Renard retrouve dans Lily la Nadja de Breton, « âme errante qui entraîne Breton (…) dans une poursuite éperdue. Nadja, dont Lily reflète la séduction, la liberté, l’amour de la rue comme seul champ d’expérience valable ». 65 Effectivement Lily aimante Habel dans un mouvement de recherche qui se transforme en errance. La maladie de Lily, sa « déviance » de la santé comme normalité, est celle de ne pas tenir en place s’adonnant à des fugues répétée et à une errance qui, poussée à ses extrêmes limites, la conduit à la folie. Errance, folie et séduction s’entrelacent ainsi dans un même mouvement : l’errance de Habel s’origine dans la poursuite de Lily et sous l’emprise de sa séduction, où séduire recouvre l’ancien signifié du latin seducere : conduire à l’écart des chemins balisés.

Le nom Habel, en inscrivant déjà le personnage dans deux systèmes phonétiques, l’arabe Hābīl et le français Abel, d’un coté renvoie au mythe sacré de Caïn et Abel partagé dans les deux cultures ; de l’autre la racine arabe habala = devenir fou, inscrit dans une autre tradition de folie l’histoire de Habel : la légende Majnoun Laïla, (Le fou de Laila) 66 . Khair-Eddine, dans un compte-rendu lors de la sortie du roman, traduit fou par Mahboul : « Habel, fou en arabe, Mahboul, Habl le fou de Laila, ou de Lily qu’importe ! » 67 , ce qui crée un autre écho intertextuel dans la littérature algérienne, le titre étant un des plus célèbres de l’œuvre de Jean Pélégri 68 .

Dans le verbe – habala, habl – il y a l’indication d’un devenir, dans laquelle nous pourrions soupçonner une idée de devenir radicalement autre : fou mais aussi animal.

‘« Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive. (…) Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noce entre deux règnes. » 69   ’

Habel, à la fin du roman, se définit par une image d’homme à venir, non dans le temps mais dans un ensemble d’états : « un homme : peut-être le dernier d’une ère, ou peut-être au contraire l’annonciateur de temps nouveaux, mais inattendu quand il vous apparaîtra », (176).

Ces deux formes de devenirs (folie et animalité) gardent autant une ouverture positive qu’un côté obscur et redoutable. La folie de Lily peut être lue à la fois comme geste de refus et ultime îlot d’affirmation identitaire : un mode de s’exclure et de s’aliéner dans un monde imaginaire pour résister à ce qui n’est plus supportable dans le monde réel. Elle se manifeste par une perte du langage, ce qui sépare irrémédiablement les deux amants et les protège en même temps. Si d’un coté le regard de Lily sème sur l’autre le « mal de la soif, la dissipation, la ruine des choses qui se retirent d’elles mêmes, s’effacent d’elles mêmes », (111), de l’autre Habel, à travers Lily, appréhende par son regard l’expérience des régions limites qui ne peuvent pas être dites. Elle est prisonnière du passage 70 , et en même temps elle est une ouverture sur d’autres possibilités de mondes dont la folie constitue la révélation et en même temps la menace d’invasion :

‘« Le fou dans sa présence instantanée en tant qu’irruption brusque d’autres systèmes de mondes fait brutalement exploser l’espace social concret, où il apparaît insituable. Sa présence incarnée, menace ou promesse d’autre chose, brouille les limites reconnues. La folie en tant qu’appel de l’autre (limite comme altérité pure) fait éclater les frontières constituées et dessine, pour la conscience tragique, la géométrie d’un espace éclaté. » 71

L’altérité pure incarnée dans Lily, partie vers un ailleurs inapprivoisable, est aussi l’autre dans le mystère absolu du silence. Sa folie ne débouche pas dans le délire mais dans l’aphasie et dans une écoute impossible. Son absence au monde engendre le récit « thaumaturge » de Habel :

‘« Il lui raconte des tas de choses pour la distraire : des blagues, tout ce qui lui passe par la tête, tout ce qui lui est arrivé depuis sa dernière visite (…). Il parle il parle – et il n’y a que lui qui parle, et qui entend sa propre voix. Elle rien. Elle ne dit pas un mot, n’écoute pas, ne parait même pas savoir qui parle. (119).’

Habel dans la maison de santé va soigner Lily par le récit et le chant, il attend son retour qui est comme une lueur intermittente et un espoir d’un retour plus vaste à l’humain. L’attente devient ainsi une projection dans l’au-delà de l’humain auquel tendre avec le récit, le bercement et l’amour.

Si la folie se constitue à partir du langage – «Le langage est la structure première et dernière de la folie. Il en est la forme constituante » 72 - et si le délire en est l’instrument d’expression, on pourrait penser que la folie de Lily n’est pas le contraire de la raison mais une façon d’être, régie par une autre logique que Foucault appelle « irruption d’autres systèmes de mondes ». Lily en est le mystère non dévoilé, elle est le silence : elle est ange gardien enchaîné et exilé dans les marges de la ville occidentale. Elle recèle dans son silence tout ce qui est interdit et Habel, décidant de vivre à ses côtés, va prendre soin de cet interdit et de son secret. La connaissance qu’acquiert Habel à travers elle est donc aussi celle d’une présence au monde sauvage, qui se réalise en « habitant » la zone d’ombre, avec une inversion de l’idée d’habiter. Habiter coïnciderait alors avec l’action de prendre soin de cette partie obscure d’oubli où se réalise l’humain : recevoir et accepter la tâche, refusée par Caïn, d’être gardien de son frère. C’est le même engagement qui assume la notion d’écrivain que le roman nous propose.

Notes
63.

Pierron, Jean Philippe, Le passage de témoin. Une philosophie du témoignage, Paris, Cerf, « La nuit surveillée », p. 79.

64.

De Chiara, Marina, op. cit. p. 52.

Cette figure où se croisent le fou, le bouffon et le sauvage on peut la retrouver dans la production littéraire des dernières générations beurs, où le cadre expressif est fortement influencé par le moyen télévisuel.

65.

Renard, Pierrette, « Habel ou la métaphore de la modernité », in : Khadda, Naget, sous la dir. de, Mohammed Dib 50 ans d’écriture, Université de Montpellier, 2004, p.162. Sur surréalisme et littératures postcoloniales voir aussi J-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 132. Sa vision du surréalisme comme modèle est à discuter dans le cadre de la réflexion sur le devenir, et le primitivisme qu’il évoque à ramener à un plus vaste discours sur la sauvagerie.

66.

Il s’agit d’une des plus vieilles et diffuse légendes de la littérature arabe, qui narre de l’histoire d’un amour parfait et impossible entre Qays et Lâyla. André Miquel en a donnée une très belle réécriture en français : Lâyla, ma raison, Paris, Seuil, 1984. D’après lui, Majnoun est « la voix de tous ceux qui aspirent à changer le monde », p. 151.

67.

Khair-Eddine, « Une folie sans nom », Les nouvelles littéraires, 23-30 juin 1977.

68.

Pélégri,Jean, Le Maboul, Gallimard, Paris , 1963.

69.

Deleuze, Gilles et Parnet, Claire, Dialogues, (1977), Paris, Flammarion, 1996, p. 8.

70.

« Puisque lui-même (le fou) témoigne de ces régions limites qu’on devine à travers ses fureurs, on le placera sur la frontière ou sur le seuil, le constituant prisonnier du passage. Insituable, le fou est limite », Foucault, Michel, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, p. 22.

71.

Gros, Frédéric, Foucault et la folie, Paris, Puf, 1997, p. 45.

72.

Foucault, op. cit., p. 255.