Plus qu’exprimer un refus apriorique d’une quelconque logique, le roman montre les enjeux de domination dans la relation à l’autre, exprimés à partir des conflits liés au pouvoir du langage qui ont un effet de fragmentation, de superposition et d’inversion sur la narration.
Depuis le début du roman, la pensée et la parole de Habel sont contraintes à se frayer un chemin en opposition à la rationalité enfermée dans la géométrie des certitudes de Sabine et puis – plus tard dans le récit, mais avant dans l’histoire – à celle du Frère. Habel s’expose ainsi à la béance créée par l’éloignement de Sabine et des certitudes qu’elle incarne : dans le carrefour où « tout nu affronte de nouveau la solitude, la férocité », (38), où « tout peut arriver » il lui arrive de parler et de parler à la première personne. Son énonciation prend forme donc dans une situation d’un différend pluriel (avec Sabine, avec le frère, avec le Vieux,) qui effrite l’unité de sa parole. Chacun de ce différend recèle un enjeu de domination qui nie la parole de Habel et la légitimité de son expression : Sabine, tout en voulant exercer son pouvoir sur Habel se détourne de toute responsabilité de ses actes pour rendre l’autre responsable de la « faute » de ne pas parler assez. Le dominé est ainsi coupable de son silence et accusé de sauvagerie. Le Vieux, quant à lui, efface tout court le concept même de la responsabilité. Dans le différend avec le frère, si Habel n’a pas pu agir différemment dans l’injonction d’un ordre, sa position de dominé se renverse par sa prise de parole sur un événement dont la connaissance n’appartient qu’à lui seul : l’expérience de la migration et du bannissement.
Sabine, à la différence de Habel perdu dans les dédales de la ville et de l’existence, « a une explication pour le plus mince événement survenant dans sa vie, elle en a une pour tout. (…) elle sait toujours ce qu’il faut faire, ce qu’il faut vouloir, toujours la direction que doit prendre son existence. », (13). Cette certitude lui vient aussi du pouvoir qu’elle exerce sur le langage, en retournant les mots comme des gants, « chaque mot doit devenir un mot à elle, chaque mot, sa propriété et chacun, pour avoir la chance d’être à son service, en couvrir un autre, tenir un autre en réserve, un diable dans sa boite » (84). Mais son attitude est à l’origine de la division : sans cesse frustrée par le silence apparent de Habel, elle le perdra dans l’attente des mots préfigurés et dans l’incapacité de reconnaître l’espace secret de l’altérité et le mouvement toujours fuyant de sa différance. Sabine en fait exerce la même pression sur le type de communication avec Habel en cherchant à l’assimiler à sa logique qui ne connaît pas le doute : « une Sabine qui ne voit plus que cette idée qu’elle s’est faite de lui et à laquelle il doit se conformer » (12). N’y parvenant pas, elle interprète l’attitude de Habel, renfermé dans le bafouillage, comme proche de la folie et de la sauvagerie :
‘« Tu ne serais pas un peu dingue des fois ? (…) Qu’est-ce que tu dis ? Tu bafouilles, mon garçon. Tu dis seulement : hein, quoi ? Ça ne m’étonne pas. », (9), ’ ‘« Un regard où on n’a plus qu’à plier le genou et attendre que ça saute sur vous. Voilà ce qu’il est, ton regard », (13).’La différence de Habel n’est pas acceptée par Sabine, qui la retourne et l’apprivoise – comme elle fait avec les mots – en une idée qui lui convient où elle n’est que sauvagerie stimulant des attaques morales stériles : « t’es là comme une bête qui ne comprend jamais rien à ce qui se passe autour d’elle », (11), ou des remarques qui soulignent la division créée par la violence entre victime et bourreau :
‘« Quand tu poses les yeux sur moi comme tu le fais, on dirait un loup, une chose terrible comme la mort. Une chose qui se dissimulerait tout le temps et qui vous saute à la figure juste à ce moment-là, au moment où elle vous regarde », (12). ’La logique de Sabine marginalise Habel, qui s’engage au pied de la lettre dans la marge, sur les limites d’un horizon « qui cherche un nom, se souvient, l’horizon à quoi les incendies ont pris leur feu avant de redescendre parmi l’herbe », (11). Pourtant le discours de Habel existe et avant qu’il ne se manifeste, est garanti par le narrateur qui va recouvrir la fonction testimoniale 74 . En tant que terstis, lui il sait que Habel assume la parole comme condition d’existence, en tant qu’intermédiaire il présente la scène d’interpellation qui va façonner la parole de Habel et renvoie à la condition même de l’écrivain :
‘« Ah ! Elle ne sait donc pas ! Mais il parle à tout ce qu’il voit, rencontre, touche. Il parle tout le temps de crainte justement que les choses ne se ferment à son approche, ne se changent en Dieu sait quoi. (…) Toute ces choses qui se dressent partout, étranges et terrifiantes, qui lui demandent elles-mêmes de les nommer, de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. (…) Sinon, s’il ne gardait qu’une seconde leur visage scellé, anonyme, devant les yeux, c’en serait fait de lui. Lui-même ne serait plus rien, un fantôme. » (12) ’Habel parvient à retourner la pression qu’exerce Sabine en moyen pour se penser et se connaître dans la différence, à faire résonner les mots captifs pour les libérer dans un espace sans contraintes, lui délivrant un sens qu’ils avaient recouvert dans un instant hors du temps. C’est ainsi qu’il redécouvre ce qui a été séparé de la sauvagerie en vidant le mot de son sens premier. A travers le rêve, Habel voit retourner ce signifié dans une lueur momentanée, « Une pensée, sauvage, émanée de ces ténèbres, s’est emparée de moi », (72) et revenir, par le moyen de l’errance dans son histoire et dans le récit (dans lesquels « cette » nuit, « Il fallait revenir à cette nuit », (113) est diffractée dans une multitude de nuits) à un sens renouvelé par un agencement différent : « un pays, un temps de lointaines forêts, de loups à l’extérieur. (…) Nous nous y trouvons à deux », (114). Cette union est totalisante, elle embrasse les êtres qui s’unissent dans un « nous ». C’est un phénomène qui efface la division du temps et qui sauve Habel du piège de la solitude de l’étranger qui l’emprisonne et le fait sentir coupable d’être étranger : « L’étrangeté de l’étranger coupable de l’être et n’y pouvant rien, restant en sa possession, pris au piège » (102)
C’est à travers cette « pensée sauvage », ouverte par le rêve, que Habel reconnaît Lily et prononce son nom, (72) 75 . Le travail de reconstruction de « ce qui s’est passé » qui a lieu dans le carrefour se précise pour lui dévoiler les signifiés de ses rencontres. Les resurgissements qui ont lieu sont aussi souvenirs de rêves par lesquels Habel comprend lentement les événements. Si dans le rêve du pont, où affleure la pensée sauvage, il revoit Lily au bras de la Dame de la Merci et Sabine aussi, à ce moment-là sa condition de témoin est « claquemurée dans les ténèbres ». Habel, dans son rêve, rentre dans la brasserie où sont réunis tous les personnages :
‘« Cédant à une attraction irrésistible, il lui emboîta le pas, entre à sa suite et ne saisit pas d’abord, ne sentit pas où il fut transporté et laissé. La foudre après avoir frappé si cela s’était réellement produit. Mais pour le dire, il aurait fallu que le témoin, la matérialisation muette et la preuve de son déchaînement – le déchaînement de cette foudre – n’eût pas été claquemuré entre autant de murs de ténèbres, ne fut pas demeuré le cœur aussi arrêté, les sens aussi annihilés, les membres aussi gourds. » (75)’Dans les ténèbres de la nuit, il n’a pas encore conscience de tout ce qui s’est passé, il est prisonnier de sa condition de « l’étrangeté de l’étranger » (102) qui ne pourra comprendre qu’après des resurgissements répétés « des mêmes choses aux mêmes endroits » :
‘« Le pont était le même et il le franchit comme il le franchirait plus tard en rêve et s’aventurerait dans cette autre partie de la ville où il n’aurait que la possibilité (toujours en rêve) d’entrevoir Lily et seulement avant que, donnant le bras à la Dame de la Merci, elle entre dans une brasserie. Les mêmes lieux. La même course. Les mêmes et presque plus vrais dans son rêve que sous leur véritable apparence. La duplicité aussi était la même, de cette ville qui ne le lâchait pas, ne voulait à aucun prix lui rendre sa liberté, mais qui ne serait jamais la sienne. La même, l’étrangeté de l’étranger coupable de l’être et n’y pouvant rien, restant en sa possession, pris au piège. Tout se déroulait également comme entre deux eaux. Deux eaux simplement un peu plus sombres cette première fois. Mais Habel ne le saurait qu’après, quand il aurait perdu tout espoir de la retrouver. » (102)’Ce long parcours de compréhension se rend possible au protagoniste par une pensée sauvage dont la logique est irrationnelle, onirique et mystique. C’est une compréhension qui passant par le corps (nu et exposé) est fondée sur le sensible comme passerelle pour l’intelligible. Ce n’est que par l’expérimentation physique au carrefour, lentement et par le processus fondamental de la répétition, que le protagoniste atteint « sa vérité ». Cette découverte, qui n’est que finalement la définition de son humanité, a lieu par l’expérience.
p.72.
Gérard Genette reconnaît parmi les fonctions du narrateur aussi celle-ci. Il appelle « fonction testimoniale » du narrateur celle qui descend de la « fonction émotive » individué par Jakobson :
« La fonction « émotive » : c’est celle qui rend compte de la part que le narrateur, en tant que tel, prend à la l’histoire qu’il raconte. (…) On a là quelque chose qui pourrait être nommé fonction testimoniale, ou d’attestation. », Genette, Figures III, Paris, Seuil, p. 262.
« J’ai commencé par murmurer : « Lily ». (…) « Lily », ai-je dit encore à voix basse. » (72).