3.3. L’homo sacer et l’homme-loup.

La sauvagerie, comme trait caractérisant la logique de Habel élancée vers les contrées du nord, et sa façon de s’exposer au carrefour, renvoient à une figure énigmatique de l’Antiquité, l’homo sacer 122 qui nous sera utile pour déchiffrer la façon d’être au monde de Habel en tant que migrant et son positionnement politique. C’est autour de cette notion que le philosophe italien Giorgio Agamben a récemment bâti une reformulation éthique à partir des liens entre vie et souveraineté (biopouvoir), dans laquelle la figure du « banni » - sous les diverses formes qu’il peut prendre selon les contextes – trouve une place préférentielle pour affirmer l’importance, à l’époque actuelle, du témoignage, qu’il définit comme une terre nouvelle de l’éthique 123 .

Il nous explique qu’il s’agit d’une figure qu’on retrouve dans la tradition du droit médiéval germanique et qui a tant de traits en commun avec les mythes de fondation de cités comme celui de Caïn et Abel ou de Romulus et Remus, les frères jumeaux fils de la vestale Rhéa Silvia allaités par une louve.  

A l’origine, l’homo sacer est une figure du droit romain archaïque dans laquelle la notion de sacralité, se rattachant à une vie humaine comme telle, est inscrite dans une grande ambiguïté. Selon le grammairien latin Festus l’homme sacré est « celui que le peuple a jugé pour un crime ; il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide ». 124 La vie de l’homo sacer se situe ainsi pour Agamben au croisement du meurtre licite et d’un sacrifice interdit, en dehors aussi bien du droit humain que du droit divin, où pour le philosophe se trouve abritée une structure politique originaire, « dans un lieu qui précède la distinction entre sacré et profane, religieux et juridique » 125 .

L’homo sacer se caractérise ainsi par une double exclusion et par la violence à laquelle il est exposé : le chiffre sacré de sa vie est d’être insacrifiable, et pourtant exposé au meurtre licite. Par l’exclusion du droit humain, le sacer est un homme séparé des autres hommes – comme l’indique aussi le signifié dérivé de la racine indo-européenne de sacer = séparé – tout en étant inclus dans l’ordre politique.

« Le caractère tout entier du sacer esse indique qu’il n’est pas né sur le sol d’un ordre juridique réglé, mais qu’il remonte à la période de la vie pré-sociale. Il est un fragment de la vie primitive des peuples indo-européens. (…) L’antiquité germanique et scandinave nous montre incontestablement les frères de l’homo sacer dans le bandit hors-la-loi (wargus, vrg, le loup, et aussi au sens religieux, le loup sacré, vargr y veum). » 126 .

A partir de la permanence de cette figure qui incarne une condition limite et une zone d’indétermination entre l’homme et la bête, Agamben propose l’idée que l’état de nature ne renvoie pas à une époque réelle, chronologiquement antérieure à la fondation de la cité, ni à une condition préjuridique sans rapport avec le droit de la cité. Il s’agit pour lui d’un principe intérieur à la fondation de la cité, toujours en train de se faire ; il constitue l’exception et le seuil qui apparaît « dès lors qu’on considère la Cité tanquam dissoluta (il s’agit donc de quelque chose comme un état d’exception) ». 127

Agamben nous explique que dans l’Antiquité comme au Moyen âge, l’exclusion de la communauté à travers le ban plaçait le bandit dans la position limite de celui qui peut être tué, et que la tradition nordique assimile à l’homme-loup :

« La loi salique et la lex ripuaria utilisent la formule wargus sit, hoc est expulsus dans un sens qui rappelle le sacer est sanctionnant la possible mise à mort de l’homme sacré. De même, les lois d’Eduard le Confesseur (1130-35) qualifient le bandit de wulfesheud, (littéralement tête de loup) et l’assimilent à un loup-garou. Ce qui devait demeurer dans l’inconscient collectif comme un monstre hybride, mi-humain mi-animal, partagé entre la forêt et la ville – le loup-garou – est donc à l’origine la figure de celui qui a été banni de la communauté. 128

Dans l’œuvre de Dib, la figure du loup a une importance non négligeable, à l’origine d’un geste de signature : dans le loup on pourrait en fait reconnaître la représentation identitaire profonde de l’auteur, qui reste cachée au lecteur non arabophone 129 . Cette signature s’inscrit ainsi dans le creux de l’entre-deux linguistique qui caractérise son œuvre et renvoie à l’hybridité de la littérature maghrébine francophone dont elle fait partie.

Habel inaugure un jeu intertextuel fertile construit sur la saga finlandaise La fiancée du loup 130 - une légende qui existe également dans le haut Atlas marocain – que Dib développera dans les romans ultérieurs sur l’exil.Dans Le sommeil d’Eve 131 en particulier, la trame s’organise autour d’une relation amoureuse où les protagonistes se nomment au supplément du loup : « Sohl-loup », et « Faina, la fiancée du loup ». Un peu comme dans la légende, où la fiancée se fait louve pour suivre le Loup qu’elle aime, Faina, tout comme Lily, dans cette tentative dérive dans la démence et Sohl comme Habel prend soin d’elle. A nouveau, la route vers la folie s’accompagne d’un appel « atavique », venu des lointaines forêts. Ses personnages sont pour autant condamnés à vivre dans un entre-deux, entre l’homme et l’animal, ce seuil où l’homme, dénudé de sa raison, est exposé à tout danger : le plus souvent pour Dib le danger est celui de la folie où il condense le sens ambigu de l’exil. Dans la réflexion d’Agamben, cette ambiguïté peut être comprise à partir de la fusion entre la figure de l’homme-loup et de l’homo sacer :

Le fait qu’on l’appelle “homme-loup” et non simplement “loup“ est ici décisif. La vie du bandit – pas plus que celle de l’homme sacré – n’est un bout de nature sauvage sans lien aucun avec le droit et la cité : c’est, au contraire, un seuil d’indifférence et de passage entre l’animal et l’homme (…) ni homme ni bête, qui habite paradoxalement dans ces deux mondes sans appartenir à aucun d’eux. » 132

Dans ces deux passages, l’instabilité entre les termes « banni » et « bandit » vient d’un problème de traduction de l’italien qui nous fait réfléchir à la relation complexe qu’entretiennent les deux mots. En italien le seul mot « bandito » réunit trois signifiés : banni, « exilé, proscrit », bandit « malfaiteur vivant hors la loi, brigand » et le participe passé du verbe « bandire » : rendre publique une loi, où le sens le plus proche est proclamé. En italien le glissement de « banni », celui qui a reçu le ban pour être séparé de la communauté, à « bandit » ne s’opère pas par la séparation en deux mots distincts. La suite de trois signifiés est emblématique : « proclamé/banni/bandit ». Le sens ancien d’ « exil » montre ainsi son lien au crime commis, à une culpabilité originelle, qui détermine un éloignement contraint vis-à-vis du banni. Cette zone indistincte entre l’éloignement contraint et le crime/châtiment devrait correspondre à l’espace d’ambiguïté qu’Agamben repère dans le ban et qui donne à l’exil une double acception possible de châtiment ou de refuge.

« Le ban est essentiellement le pouvoir de remettre quelque chose à soi-même, c’est le pouvoir de rester en relation avec un présupposé hors-relation. Ce qui a été mis au ban est restitué à sa propre séparation et, en même temps, livré à la merci de qui l’abandonne : il est à la fois exclu et inclus, relâché et en même temps capturé. Le vieux débat, dans l’histoire du droit, entre ceux qui conçoivent l’exil comme un châtiment et ceux qui le considèrent, au contraire, comme un droit et un asile s’enracine dans cette ambiguïté du ban souverain. » 133

Sur l’horizon de cet espace d’ambiguïté, où la valeur positive (droit) et négative (châtiment) de l’exil se confondent, émerge la structure politique originaire du ban (élément constitutif de la fondation de la cité) fondé sur une relation inclusive et exclusive à la fois.

« Cette zone d’indifférence dans laquelle la vie du réfugié (…) rejoint celle de l’homo sacer, à la fois exposée au meurtre et insacrifiable, marque une relation politique originaire qui est plus originelle que l’opposition schmittienne entre ami et ennemi, entre citoyen et étranger. L’extrariété de celui qui se trouve dans le ban souverain est plus profonde et plus originelle que l’extraneité de l’étranger. (…) C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore. L’espace du ban – la ban-lieue de la vie sacrée – est dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. » 134

L’émigré-immigré vit de fait dans cette situation inclusive et exclusive qui, établie par le pouvoir des deux nations, se trouve comme dédoublée : le Frère ordonnant le départ lie Habel par le même ordre qui le sépare ne pouvant jamais le séparer définitivement et la capitale occidentale où il est en droit d’habiter son exil. Si on analyse la « relation habitative » (ou la façon d’habiter) manifestée par Habel, on peut voir comment il vit le plus souvent dehors, c'est-à-dire dans l’espace ouvert de la métropole. Ceci ne se qualifie pas que par l’opposition à l’espace privé d’un intérieur domestique (son appartement, ou celui de Sabine) mais plutôt comme l’espace de l’errance produite par le ban :

« Il est de nouveau dehors.

Dehors, et au froid malgré le soleil. Dehors, étranger comme une conversation derrière un mur, tout un bredouillement de malheur, un bruit stupide de l’autre côté du mur. Dehors une chose exposée, toujours en danger et mettant le monde en danger. Une chose risquant de le faire périr, une chose ne pouvant rien faire d’autre, une menace, une ombre prompte uniquement à dire, annoncer le malheur, une ombre à la quelle on ne doit pas reprocher de répandre de l’ombre, d’étendre sa menace. Il est le mal créé par Dieu dont il est parlé dans le Livre. » (129)

Et c’est là que l’hybridation entre les figures de Caïn et Abel est plus intense : Habel expérimente l’errance de Caïn après le fratricide, expérience tragique pour l’absence de faute et puisque ce n’est pas encore (ou non plus) le nomadisme. 135   L’Abel (berger) nomade ayant été tué, Habel doit partir à la recherche de la voie qui le rapproche le plus de lui. Il finit ainsi par trouver son espace d’habitation dans un lieu ambivalent comme l’asile où il peut exercer son droit de s’exiler, un droit qui l’inclut dans la société tout en l’excluant, mais où il s’exile dans le but précis de veiller sur le retour de l’humain (le retour de Lily à elle-même) et sur l’intermittence de la vérité. Cet exil et la garde qu’il comporte (être gardien, veiller sur l’autre) sont respectivement une condition et une mission dans lesquelles Habel court le risque de s’aliéner : « il y a un danger (…) dont vous ne doutez guère. (…) Celui de perdre vous-même la raison ! » (187). Dans ce lieu « incompossible » d’un droit qui exile, une logique autre - entrevue dans le rêve des lointaines forêts, proche de celle du loup - se rend nécessaire à la survie du migrant. Dans cette lisière inhabitable, il se protège du dehors de la ville, dans lequel il n’est qu’une « pensée ex-centrique » exposée à la violence de l’autre : l’extra, aller dehors, est en fait la condition dans laquelle Caïn tue Habel, dans le récit biblique, lui intimant de se rendre dehors. Le passage cité ci-dessus est suivi immédiatement par la continuation du discours au Frère sur la question de l’ordre de partir, « vous avez eu raison, Frère, de me faire quitter la demeure paternelle. Sous prétexte de m’envoyer voir ce qui se passe ailleurs, vous avez extirpé la mauvaise graine ». (130)

Le dehors évoqué se configure ainsi comme le lieu où se réalise la condition de l’étranger en tant qu’être séparé, « étranger comme une conversation derrière un mur », qui ne cessant d’habiter « chez-soi » (« Vous ai-je quitté, Frère, ou quitté notre maison et ceux qui en seront toujours l’âme ? »), habitera toujours l’ombre du dehors : le lieu du mal qui se répand dans le monde depuis le récit mythique du premier meurtre, « dont il est parlé dans le livre ».

Ce dehors est l’espace où peut avoir lieu le meurtre sans témoins : comme Hussherr nous le précise, une des interprétations de ce passage de Gn 4 voit dans le dehors l’espace du meurtre en circonstance aggravante : « Dans la communauté juive, un meurtre perpétré dans la campagne était considéré comme prémédité, car exécuté dans un endroit sans témoins ni secours pour la victime ». 136 Dans ce dehors, Habel est exposé à la violence de l’indifférence envers le meurtre, un dehors où l’excentricité revient à la non-conformité qui exclut celui qui est dit « mal intégré » et où il peut passer de banni à bandit, de victime à meurtrier.

Dans l’espace inclusif/exclusif que Habel choisit, il peut être gardien par le récit : veiller revient alors à une éthique de l’écriture où la possibilité du meurtre (dans la plus large des ses acceptions où l’humain s’absente : fratricide, abus de pouvoir, violence : mort identitaire) n’est pas laissé sans témoins.

Notes
122.

La notion d’homo sacer est à la base de la réflexion philosophique de Giorgio Agamben qui tend toute entière à une reformulation de l’éthique à partir d’Auschwitz. Il propose une analyse du biopolitique au sens réélaboré à la suite de Michel Foucault. Chez Foucault, le concept de biopolitique désigne la prise en charge de la vie par les institutions sociales et étatiques à travers les politiques de la population et de la santé. Chez Agamben, il exprime le rapport essentiel de la politique et de la vie. Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997 ; Homo Sacer II. État d'exception, Paris, Seuil, 2003 ; Homo sacer III. Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin, Paris, Payot & Rivages, 1999.

123.

Bien que son approche ait soulevé des critiques violentes comme celle de F. Rastier dans Ulysse à Auschwitz (ou, aussi, le texte sur lequel se base Rastier : Philippe Mesnard et Claudine Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve de Auschwitz) il nous semble que des éléments importants se dégagent de son œuvre pour comprendre les conditions de surgissement du phénomène et de sa permanence : l’expérience des camps n’est pas surgie de rien et n’a pas été dépassée. L’actualisation du camp comme structure du biopouvoir dans des contextes contemporains, comme les banlieues ou d’autres espaces seuils où l’on relègue l’humain en l’exposant à une condition de pure vie nue, est une opération intolérable aux yeux de F. Rastier (lequel d’ailleurs ne prend même pas en considération l’analyse de la banlieue, en se limitant à donner des exemples de plus simple instrumentalisation de la pensée d’Agamben). Pour lui, ce geste correspond à nier toute la spécificité d’Auschwitz ; pour lui, voir une actualisation de la vie nue dans les prisonniers de Guantanamo est une opération « facile ».

Il est clair que le débat est des plus délicats et qu’il serait irrespectueux de vouloir même seulement l’esquisser dans une note de bas de page. Il nous semble cependant que la « facilité » dont Agamben est accusé, Rastier n’y échappe pas non plus à travers la liquidation de la pensée de Nietzsche et de Heidegger dans le parti pris de leur responsabilité dans la philosophie nazie ; il fait de même avec tout penseur en lien avec ces deux philosophes. La facilité, en ce cas, nous semble plus applicable à la lecture idéologique de chasse aux sorcières pratiquée par Rastier. Les bonnes intentions qui l’animent finissent par faire écran à toute compréhension : laquelle de ces attitudes serait alors plus nihiliste, étant donné que c’est du nihilisme actualisé en « posthumanité » et « après-culture » qu’il s’agit dans sa critique ? Certes, le sujet est parmi les plus troublants de l’histoire occidentale : à plus forte raison il serait nécessaire de mettre à contribution les différents efforts, surtout quand ils convergent vers un souci commun, qui pour Agamben est surtout une idée de « veille » sur le présent. Interroger où des germes d’Auschwitz font leur nid dans le présent ne revient pas à le nier ni à l’instrumentaliser, le revoir dans tant d’autres « attitudes dangereuses » ou crimes déjà perpétrés à l’échelle mondiale ne le relativise pas non plus. Ce n’est pas en partageant le monde entre diable et eau sainte - afin d’être sûrs que les responsabilités soient bien mises au clair - que l’on comprend mieux. La complexité du personnage de Habel le montre bien.

Souvent, il est vrai, le mal est tellement énorme qu’il n’y a rien à comprendre : les témoignages sont là par contre, et ils nous questionnent. Mais, comme le dit Habel, il n’existe pas de réponses à même d’éliminer toute les questions.

124.

Agamben, Giorgio, Homo sacer I : Il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, 1995, (trad. fr. Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 81).

125.

Ibid, p. 84.

126.

Ibid. p. 115. Ce passage cite l’un des premiers auteurs ayant référé la notion de homo sacer à la figure de l’homme loup : R. von Jhering, L’esprit du droit romain (1886).

127.

Ibid. p. 116.

128.

Ibid. p. 116, nous soulignons.

129.

Dib signifie loup en arabe.

130.

La réécriture plus récente est celle de l’écrivaine finnoise Aino Kallas (1878-1956) qui donne le titre à son recueil de nouvelles datant du début du XXe. Ce texte connaît une traduction française : Kallas, Aino, La fiancée du loup, (trad. F. Arditti), Paris, Viviane Hamy, 1990.

131.

Dib, Mohammed, Le sommeil d’Eve, Paris, Sindbad, 1989.

132.

G. Agamben, op. cit, p. 116.

133.

Ibid. p. 120.

134.

Ibid. p. 121.

135.

Comme il l’est par exemple dans l’œuvre de Meddeb ou de Glissant. Je dis « non plus » puisque le nomadisme d’Abel a été interrompu par son meurtre. La Bible parle de la naissance des tribus nomades dans la descendance de Caïn, celle de Abel étant effacée, donc après la fondation de la première ville.

136.

Hussherr, Cécile, op. cit, p. 25.