Pour appréhender la dimension testimoniale dans Habel, une halte sur la composition de l’objet et du sujet du témoignage et de leur interaction se rend maintenant nécessaire. Le témoignage, quel qu’il soit, ne cesse d’interroger le « je » s’instaurant témoin, dans les relations aux discours qu’il est censé ou désir tenir. Il renvoie donc au lecteur un questionnement sur ce « je » perpétuellement confronté à la nécessité de concilier narrativement le présent et le passé, et qui vise à restituer « l’histoire » tout en étant le sujet multiple (terstis et superstes) d’une énonciation où sa place « réelle » ne peut être qu’instable.
Le surgissement du je de Habel constitue un des événements du roman qui accomplit d’une façon complexe l’une des conditions de l’expression testimoniale : l’emploi de la première personne. 137 Celle-ci a effectivement lieu mais pour dire « ce qui se passe » et découvrir que rien ne se passe sinon des choses qui se sont passées et qui ne font que passer. Dans ce lieu précis et obscur du « je » face à l’événement le roman devient hermétique et déconcerte le lecteur : s’il attend le dénouement d’une histoire construite par l’imbrication de plusieurs événements, Dib lui offre plutôt une lente mise à nu de l’événement explicitée par le « je » de Habel au carrefour. Dans l’écriture de l’événement qui en résulte nous pouvons reconnaître la dimension testimoniale du roman dont l’appréhension passe par une attention particulière à sa modalité spécifique d’attestation. Comme dans tout témoignage, le témoignage de Habel ne se réfère pas à des « faits » mais plutôt à l’événement :
« Les faits sur lesquels porte et par lesquels est en réalité porté le témoignage sont toujours, quels qu’ils soient, de l’ordre de l’événement radical, marqués d’un « extra-ordinaire » qui vient à la fois trouer le continuum du quotidien et le remplir jusqu’au trop plein d’une réalité débordante » 138 .
Par cette configuration du sujet face à l’événement, l’écriture testimoniale est confrontée à l’impossible restitution de l’événement passé et à la logique « irruptive » de l’événement qui fracture le temps. L’attestation de « ce qui s’est passé » est compliquée par la caractérisation au présent de l’événement migratoire (simultanéité) et par son côté « inépuisable ». Même après l’accomplissement, l’événement n’est pas passé mais il peut advenir par le récit. Par la configuration même de l’événement, l’indicible est au cœur de tout récit qui l’exprime.
Cet angle mort relatif aux caractéristiques de l’événement peut expliquer pourquoi dans Habel il a été souvent lu comme une représentation en négatif : «L’événement n’existe que dans sa propre négation comme événement » 139 . Ce qui est lourd de conséquences quant à la visibilité de l’engagement de l’auteur. Une lecture de l’écriture de Mohammed Dib comme non-réponse à ce qui se passe, ne revient-elle pas à nier la sphère affirmative contenue dans l’action de l’œuvre et de ce qu’elle met en œuvre, de ce qu’elle fait advenir ? Parce que s’il est vrai que le texte se soustrait à la représentation d’un discours univoque cela vaut aussi pour la parole qui, bien qu’ambiguë, n’est pas uniquement la représentation de son impossibilité ou d’un parole détachée de son énonciateur.
Penser l’événement uniquement par le négatif revient à nier la représentation de l’événement, dont celui de la migration. Lire le roman par le biais de sa sphère affirmative nous montre que « l’impersonnel de l’œuvre » 140 n’est pas que l’expression d’une parole qui bute sur son impossibilité, 141 mais plutôt le signe d’une exemplarité fondée sur la réponse subjective à l’événement : un « je » s’affirme et s’efface en parlant de quelque chose qui survient pour tout migrant.
L’impersonnel de l’œuvre, dans laquelle Charles Bonn voit la parole de l’auteur, à notre avis montre cependant moins l’ « impossibilité même de l’œuvre », qu’une écriture de l’événement où le fait est inscrit dans l’événement. Cet « impersonnel » est plutôt à reformuler comme une écriture du neutre de l’événement en cours de manifestation, dans laquelle lire l’expérience de Habel à travers une exemplarité de « ce qui peut arriver ».
Si le fait est à penser par l’événement, alors nous pouvons aussi penser la factualité comme inscrite dans une écriture événementielle, qui résiste à la linéarité. En lui faisant résistance, cette écriture appelle à son tour un engagement du lecteur, qui est requis de faire preuve active de la réception du « fait donné » : celui de la migration avec le bannissement et la désubjectivation qu’elle entraîne.
Habel témoigne de lui-même en disant je et, ce faisant, il s’engage à dire le présent par une question sur l’événement qui inaugure son discours à la première personne. Le questionnement sur l’événement oriente toute son action vers la garde : en prenant place au carrefour Habel devient gardien du resurgissement des choses qui se sont passées.
« Les mêmes choses arrivent-elles aux mêmes endroits ? Oui. Oui. Sûr et certain. Elles arrivent aux mêmes endroits. Depuis deux jours que je m’amène ici. Depuis deux soirs. Sitôt le travail fini. Je débouche du métro, je prends la garde à cet angle et j’attends. » (23)
Derrida, reprenant Lévinas, parle d’un « oui » d’avant la question sans lequel la forme interrogative même ne pourrait pas exister, pas être adressée. Cette ouverture au cœur de la question fonde le rapport à l’autre à travers lequel penser le questionnement de Habel comme une question exemplaire et comme une question qui est transmise par le récit testimonial.
« Avant la question il y a une possibilité qui est celle d’un certain « oui », d’un certain acquiescement, (…) une sorte d’affirmation. Non pas l’affirmation dogmatique qui résiste à la question. Mais « oui » pour qu’une question se pose, pour qu’une question s’adresse à quelqu’un. (…) Ce « oui » avant la question, habite la question même, ce « oui » n’est pas questionnant. Il y a au cœur de la question un certain « oui, un « oui » à, un « oui » à l’autre, un « oui » à ce qui vient, au laisser venir. » 142
Ce « oui d’avant la question » recèle la condition de l’adresse du récit testimonial qui s’offre à l’autre (en lui passant le témoin) et à un « laisser venir » pour accueillir la compréhension. Suite à cette ouverture initiale, la reconstruction de l’événement qui a lieu par ce récit peut être appréhendée comme une réponse active du sujet à l’événement. Nous pouvons donc distinguer différentes étapes - qui caractérisent l’expérimentation de l’événement et qui sont redues possibles par le questionnement initial - : l’expérimentation du je à la parole (1), la compréhension de l’événement (2) et l’action comme réponse à l’événement (3). Ces trois phases vont orienter notre analyse de l’écriture événementielle qui formule et caractérise le discours à la première personne du roman.
L’objet du discours de Habel est surtout une réflexion autour de ce qu’est un événement et de comment il est, constitutivement, exposé à la possibilité et à l’impossibilité d’être dit : son dire reste désarmé, désemparé devant la venue imprévisible d’une chose qui arrive et qui était pensée comme impossible 143 . La première question de Habel génère une chaîne d’interrogations chez le lecteur orientée vers une tentative d’apprivoiser l’événement : de quel ou quels événement/s s’agit-il dans le roman ? Quels enjeux comporte « dire l’événement » ? Quel sens est donné à l’événement ? Paul Ricœur explique que, parmi les processus d’apprivoisement de l’événement par le sens, il y a celui de le penser selon le rapport de l’accident à la substance :
« Quelque chose qui arrive, c’est quelque chose qui passe ; et ce qui passe ne se laisse penser que par rapport à ce qui demeure : la substance. (…) Ce qui passe se comprend en tant que mis en rapport avec ce qui demeure. » 144
Quelle est dans l’écriture événementielle de Habel cette substance qui demeure ? Jusqu’à quelle limite l’événement résiste-t-il au sens ?
Il faut aussi considérer que le questionnement sur l’événement crée une distance par rapport à une vraie histoire personnelle, l’empêchant d’être racontée. Cependant, c’est par cet écart même que son histoire devient une histoire exemplaire, un « oui » à l’autre : l’événement qui arrive traverse la vie de Habel, « traversant sans traverser, et recommençant », dit le passage cité. Comment cette écriture singulière de l’événement, qui semble nier la dimension testimoniale par l’effacement référentiel, rejoint-elle de fait une des fonctions essentielles du témoignage, l’exemplarité ?
D’autre part, ce même questionnement, tout en étant plongé dans une dimension fictionnelle, s’en détache en même temps pour se rapprocher davantage d’une argumentation philosophique, d’une écriture poétique, pour revenir ensuite vers le récit fictionnel où c’est un Ange qui donne à Habel le pouvoir de voir ce qui lui arrive. Parmi ces registres multiples, il faut prendre en considération aussi que le questionnement sur l’événement prend son ressort du récit factuel concernant la mort de l’écrivain.
Ces passages d’un style à un autre nous montrent un caractère hybride de l’écriture événementielle dans lequel l’expérience de Habel aspire à témoigner dans un possible et un impossible à la fois, qui touchent en même temps le factuel et le fictionnel. Cette tension se résout d’un côté sous la forme de projet à venir (une promesse ?) qui rend sensible un présent en train de se faire et un élan programmatique : “ je raconterai ”; et, de l’autre, la forme de dénonciation du discours adressé au Frère exprime le côté irréductible de l’existence de l’événement témoigné dans le présent : “ il faut que vous sachiez cela, Frère.”
Peut-on voir en cela un trait caractéristique de l’écriture confrontée au présent actuel, toujours en train de se faire, où l’événement est arrivé, mais n’en finit pas d’arriver, du moment qu’il n’est pas conclu, inscrit définitivement dans l’Histoire ni soustrait au danger d’être encore nié, laissé entre ses parenthèses ? Dans ce cas, Habel participe-t-il à une écriture de l’Histoire ou bien cette écriture reste-t-elle confinée dans le malheur de la schizophrénie ?
La substance qui demeure ne serait-elle pas le refus de nier ce qui ne peut se dire qu’en s’exposant au danger de l’effacement individuel pour dire l’Histoire ? Et encore, ce subjectif qui risque l’effacement, élargi à l’horizon du roman délimite le trait qui le caractérise : le fictionnel. On arrive là au cœur de notre questionnement : Habel nous montre comment attester de ce qui arrive, et même le questionner, met sans arrêt en danger le propre du roman. Ce « possible et impossible » à la fois exprimé dans l’écriture événementielle de Habel peut être vu aussi comme indicateur des bornes du genre auxquels le dire de l’événement est confronté.
« Un témoignage se fait toujours à la première personne », Derrida, Jacques, « Demeure. Fiction et témoignage », in : Passions de la littérature, M. Lisse, Paris, Galilée, 1996, p. 29. La première personne peut aussi se redoubler : être la 1e du singulier, je et la 1e du pluriel, nous.
Gelas, Bruno, « Le témoignage et la fiction », in : Témoignage : éthique, esthétique, pragmatique (II) Témoignage et fiction (I) Lyon, Cahiers de la villa Gillet, n. 3, 1995, p. 62.
Bonn, Charles, op. cit. p. 205.
« Qui raconte à qui, dans le moment même du sacrifice, ces « histoires », ce texte dans lequel la parole individuelle va se fondre en l’impersonnel de l’œuvre ? », Bonn, Charles, op. cit. p. 211.
Il s’agit pour Charles Bonn d’une perte de la parole qui lui permet (à la parole même dans sa perte), en se spatialisant, de se réaliser dans sa dispersion, « dans la catastrophe et l’impossibilité du texte au moment de sa rupture avec les simplismes d’un discours univoque », Ibid., p. 211.
Derrida, Jacques et Soussana, Gad et Nouss, Alexis, Dire l’événement, est-ce possible ? Paris, L’Harmattan, 2001, p. 83. Pour le propos de Lévinas voir Ethique et infini.
« L’événement ne peut m’apparaître avant d’arriver que comme impossible. (…) Le dire reste ou doit rester désarmé, absolument désarmé, par cette impossibilité même, désemparé devant la venue toujours unique, exceptionnelle et imprévisible de l’autre, de l’événement comme autre. Et pourtant, ce désarmement, cette vulnérabilité, cette exposition ne sont jamais purs ou absolus. », ibidem, p. 98.
Ricœur, Paul, « Evénement et sens », in : Petit, Jean-Luc (sous la dir. de), L’événement en perspective, Paris, éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1991, p. 44. Il s’agit là de la règle de pensée posée par le Traité de l’interprétation et par Métaphysique d’Aristote, reprise par Kant dans La critique de la raison pure pour établir le schème de la permanence dans le temps et la première analogie de l’expérience au plan des premiers jugements.