La problématique de l’événement et de son statut s’inscrit dans l’œuvre de Dib comme le problème de l’attestation de l’Histoire ; plus précisément, des possibilités et des obstructions qui agissent sur une écriture investie de la responsabilité de dire ce qui s’est passé. L’engagement de ses premiers romans pose très vite le problème d’une écriture qui ne pourrait pas être celle du roman historique, vu qu’il s’agit de dire une histoire en train de se faire, ni s’expliquer par l’étiquette généralisante de réaliste 145 . Déjà dans la trilogie d’Algérie 146 , il y a une double attestation de l’histoire, où double ne renvoie pas qu’à une ambiguïté brouillant le sens, mais revient plutôt à ce qui peut être dit (la Deuxième Guerre mondiale) et ce qui ne le peut pas (la guerre d’indépendance) : sous l’événement historique majeur se cache en filigrane l’autre événement que l’Histoire tient enfermé entre parenthèses.
Dans la perspective d’une œuvre dans laquelle l’écriture de l’événement et son questionnement tiennent une place majeure, Habel montre en ligne directe son inscription dans la production romanesque précédente de Dib. Ceci n’implique pas uniquement une relecture du réalisme dibien (ce à quoi nous ne pouvons pas donner cours ici) mais aussi de la fonction du sujet de la migration dans sa littérature, ce qui est plus pertinent avec notre propos. Dans une vue d’ensemble, la particularité de Habel est de se positionner, comme son héros, au carrefour (entre le passé et le futur) de son œuvre pour développer une réflexion sur l’écriture de l’événement de la migration, en résonance avec un Nord dépaysant et mythique 147 . Ce croisement s’opère par un héros qui prolonge idéalement la première trilogie :
‘« Dès la trilogie Algérie, Dib avait eu le dessein de faire du jeune héros, Omar, un émigré : « …peut-être (…) Omar se rendra-t-il finalement en France, emporté par le flot des travailleurs en quête de subsistance » avait-il déclaré dans une interview » 148 ,’mais qui, par sa condition de migrant, va faire l’expérience d’une connaissance de plus en plus extrême de l’exil et de l’étrangeté. Dans les romans suivants, les protagonistes se confrontent à des lieux lointains, hors des implications postcoloniales qui, dans l’exil, permettent de mettre à nu ce que T. Bekri appelle « l’apprentissage du rapport à l’Autre ». 149 Selon nous, altérité convoquée par le choix spatial (le grand nord) renvoie aussi à celle qui se joue dans la relation à la Terre et qui continue le dialogue commencé avec la poétique de la paysannerie de la première trilogie, pouvant ainsi être lue plus en général comme une poétique de la terre à appréhender simultanément et non pas par les biais des cloisonnements spatiaux. Le Nord des romans de l’exil se configure en effet comme terre du vide, où l’oubli peut s’ouvrir au nouveau, 150 où toute relation se déplie pour être pensée, radicalement, à nouveau. Mais c’est dans Habel que mûrit la réflexion sur le rapport au monde tel qu’il se configure dans la ville occidentale « caïnique » et que la narration s’installe dans la faille ouverte par l’événement de la migration, poussée à ses extrêmes conséquences dans les romans suivants.
Un travail reste à faire sur le caractère du réalisme de Dib. Les rapports de la première partie de l’œuvre de Dib, classée comme réaliste, avec le néoréalisme italien pourraient ouvrir une réflexion fertile qui montrerait des lignes de fond plus proches de la pensée gramscienne que sartrienne. Un seul article existe à présent d’où, par exemple, est absente toute référence à Cesare Pavese. La luna e i falo’ a joué, à notre avis, un rôle très important dans L’Incendie. (Desplanques, François, « Aux sources de L’Incendie », Revue de littérature comparée, n. 4, déc. 1971, pp. 604-612).
Le nom de « trilogie Algérie », dans un esprit classificateur, a été donné par la critique pour regrouper les trois premiers romans de Dib (La Grande Maison, L’Incendie, Le métier à tisser), où le protagoniste est toujours le même, mais il est question d’Algérie dans bien d’autres textes ultérieurs.
« Terre de limites. C’est la réalité lancinante de la Finlande, elle vous accueille dès la côte incertaine, qui surnage à peine de la mer et, où que vous alliez ensuite, vous ne cessez de faire l’expérience de la raréfaction – raréfaction des choses, raréfaction des êtres : d’un coup, il y a trop d’espace. (…) Et puis il y a cette sensation, palpable, de la solitude. Expérience unique. (…) Le solitaire est solitaire au sein de la nature. (…) La Finlande est un des rares pays d’Europe à posséder en propre une mythologie. Réservons une écoute autre à cette autre parole qui dans un Etat des plus modernes continue à donner voix à des archétypes vivaces. Nous serons « dépaysés » de retour. » Préface de : Littérature de Finlande, Europe n. 674, juin-juillet, 1985. Dib prit une part importante dans l’initiative et la réalisation du recueil.
Khadda, Naget, op. cit. p. 93.
T. Bekri, « Une lecture de la trilogie nordique de M. Dib », Horizons maghrébins, n. 37-38, 1999. p. 30.
Dans Les terasses d’Orsol, le héros a tout oublié : envoyé en mission par son gouvernement, il a oublié son nom, son gouvernement et l’exil où il vit. « Mais qui (dans mon pays) me demande de revenir, de rentrer, qui là-bas désire que je le fasse…Oui, qui se soucie encore de moi, là-bas. Ceux qui m’ont envoyé à Jarbher, eux-mêmes ne savent plus que j’existe » (152).