La problématisation de l’événement qui traverse Habel – et en fait sa principale source discursive – l’inscrit dans une ligne de recherche des potentialités de l’écriture romanesque face au réel. Depuis le renouveau radical apporté par Faulkner, dont l’œuvre a tant influencé les littératures postcoloniales 151 , la question du réalisme s’est déplacée vers une interrogation autour de ce qui se passe comme voie préférentielle de dire l’Histoire. L’écriture événementielle est toujours confrontée au décalage constitutif de l’événement :
‘« Le débord du présent de l’événement dans son avoir-lieu souligne sa solidarité structurelle avec le retard, si bien que ce n’est que comme passé que l’événement est présent ; c’est là toute la portée de la non-contemporanéité qui frappe celui à qui quelque chose arrive : il est toujours déjà trop tard, il me faudra désormais regarder en arrière pour « voir » ce qui pourtant n’était jamais visible et qui, néanmoins, se donnait à comprendre. » 152 ’Ecrire l’événement tient moins à une représentation comme mimesis de la réalité qu’à sa mise en présence (qu’on pourrait appeler « présentification ») qui comporte la brisure et la faille de la linéarité du récit quand il s’engage à la confrontation du présent, « forme de contemporanéité toujours tardive » comme le définit H. K. Bhabha 153 . Cette situation générale de la littérature confrontée au présent est particulièrement sensible dans la littérature maghrébine où l’écriture de l’événement s’inscrit dans une fracture en amont de la langue, caisse de résonance des failles identitaire et culturelle.
La façon de se caractériser dans l’avoir eu lieu inscrit l’événement d’emblée dans le temps et, à la fois, dans la confrontation avec une localisation présente dans l’avoir lieu des choses. Outre les dimensions temporelle et spatiale, la sphère du sujet est aussi appelée à participer à la notion d’événement. Si l’on s’en tient à la formulation du philosophe Claude Romano 154 – pour qui l’homme est avant tout advenant, capable d’événements et ouvert à leur survenue – l’événement survient toujours à quelqu’un. 155 L’événement résulterait ainsi constitutivement de l’imbrication d’un instant précis, un sujet défini et un lieu déterminé. Cette notion de destination est d’ailleurs contenue dans la racine latine du mot : evenire, « ce qui se produit » et ex-venire, « venir hors de », « parvenir à un lieu ». Si evenire signale « ce qui arrive » avec une idée de résultat qui lie ce verbe à une idée de causalité, la descendance de l’autre sème, evenire alicui , « échoir » dans le sens d’une attribution, montre une tension interne dans la constitution du signifié du mot « événement » qui problématise le rapport entre le sujet et l’événement 156 . Ceci explique le néologisme d’advenant proposé par Romano, comme terme qui met en valeur cette tension qui produit un nouveau sens :
‘« Ce participe présent substantivé s’efforce de nommer davantage un processus en instance qu’une réalité constituée : moins un sujet au sens classique que des modes diversifiés de subjectivation par et à travers lesquels un « je » peut advenir, répondre de ce qui lui arrive à partir de ces noyaux de sens que sont pour lui les événements. » 157 ’Dans Habel, la complexité de la narration trouve son noyau central dans cette tension problématique qui montre comment pour Dib les trois termes composant l’événement – sujet, temps, lieu – sont des objets constamment à redéfinir tout au long d’un chemin où ils s’exposent, comme dans l’expérience, aux périls de l’effacement mais aussi à la fragilité de dire leur manifestation.
Dans la perspective de l’écriture événementielle, la représentation qui a pour fond des événements de l’expérience s’engage sur la voie de comment re-produire des faits advenus dans une réalité marquée par une irruption qui brise un ordre, une faille entre un avant et un après :
‘« Quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre déjà établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme une exigence de mise en ordre ; finalement l’événement n’est pas simplement rappelé à l’ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête du sens » 158 ’Habel pour dire ce qui s’est passé a besoin de savoir si quelque chose s’est effectivement passé : cette indécision quant à la réalité du fait, le doute s’il a ou non eu lieu, revient à un doute cognitif plus général qui investit son moi. C’est seulement à travers l’avènement du je que les faits de son expérience se re-présentent à lui et deviennent simultanément des événements que sa voix peut ouvrir à la narration.
Son action principale se dessine alors dans l’attente de reconnaître (dans l’indistinct) les événements qui ont déterminé sa situation existentielle de migrant mis au ban. Leur « mise en ordre », dont on a parlé au § « désordre créatif », est soumise d’abord au processus de surgissement du je, puis à celui de resurgissement des événements.
La narration du je de Habel jaillit du croisement et de la contradiction : dans un « après » de ce qu’il était « avant », c'est-à-dire le dédoublement typique du témoin. Ces formes « adverbiales » (avant, après) préparent la venue de l’événement, le verbe étant l’organe linguistique de l’événement. 159 Elles sont caractérisées par une forte instabilité et comme soumises à une règle de commutabilité qui ébranle la structure même de l’événement qui se trouve ainsi désagrégée : l’avant et l’après changent continûment de position empêchant à la survenue de la chose de trouver son emplacement.
Ces marques temporelles se réfèrent moins à un déroulement de l’histoire – qui semble se soustraire à une désignation de ce qui est arrivé – qu’à une interrogation sur la possibilité même pour l’individu de prendre conscience (comprendre) de ce qu’il lui arrive quand la notion d’avoir lieu se trouve privée du lieu. Espace et temps se renvoient le même manque constitutif qui empêche de comprendre (dans tous les sens du mot : embrasser dans un ensemble, apprivoiser, maîtriser) l’événement : de lui donner un sens. Il n’y a que la cassure, dira Habel vers la fin, qui se fixe dans une image stable, et dans laquelle reconnaître la cristallisation 160 de l’événement qui prouve son avoir eu lieu :
‘« Je suis là. Tout n’a été qu’attente : ce qui s’est produit dans l’intervalle, ce qui m’est arrivé, ce qui dure encore et durera même un temps plus long ; ce temps, ce passé, cette vie consommée. Seule la cassure, étoile invisible, a poursuivi sa route. Sans doute va-t-elle se lever maintenant, apparaître dans toute sa fixité. » (142)’Cependant, le pouvoir événementiel de la survenue du je ne se trouve pas amoindri : c’est justement la caractéristique de l’écriture testimoniale inscrite dans l’événement de montrer le caractère « apertural » et la force de la fragilité 161 d’un je, force de déflagration ouvrant à la reconstruction du monde. Même dans cet indéfini de l’événement, dans l’instabilité des repères qui les fixent, le je se dit : il est là en tant qu’événement qui montre son devenir.
« Avec Joyce, Faulkner est sans doute celui qui a opéré une des plus grandes révolutions jamais produites dans l’univers littéraire, comparable, par l’étendue du bouleversement qu’elle a introduit dans le roman, à la révolution naturaliste. Mais, alors que dans les centres, et spécialement à Paris, les innovations techniques du romancier américain ne sont comprises et consacrées que comme des créations formalistes, dans les contrées excentrées de l’univers littéraire, au contraire, il en a été fait un usage libérateur. Faulkner appartient désormais, plus qu’aucun autre, au « répertoire » explicite des écrivains internationaux des espaces littéraires dominés qui cherchent à sortir de l’imposition des règles nationales », Casanova, Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999. p. 455.
Pour les relations de Mohammed Dib avec la littérature américaine, voir : Dib, Mohammed, « Littérature décadente et littérature progressiste aux USA », Alger Républicain, 30 août 1952 ; « La nouvelle dans la littérature Yankee », Forge, 1947, n. 5-6, pp. 139-142.
Khabbaz, Lyne, « L’épreuve de l’événement supra-individuel : pour une phénoménologie de l’expérience historique », in : Que se passe-t-il ? Evénement, sciences humaines et littérature, Rennes, PUR, 2004, p. 25
« E’ narrabile il presente come forma di contemporaneità sempre tardiva ? », « Est-il racontable le présent étant une forme de contemporanéité toujours tardive ? », op. cit. p. 493.
De la génération succédant à celle d’Alain Badiou, Claude Romano fait autorité avec lui, en France, comme philosophe « de l’événement ». La bibliographie en matière d’événement est très vaste, non seulement en philosophie mais aussi en histoire où les approches différentes face à l’événement ont changé l’orientation de la pratique historiographique. Parmi les auteurs contemporains, outre le travail de Ricœur, dans le domaine philosophique nous pouvons signaler Hannah Arendt, Gilles Deleuze, Jacques Derrida. Des travaux récents mettent en perspective l’étude de l’événement entre sciences humaines et littérature. En France, travaillent dans cette direction le centre d’études Celam de l’Université Rennes 2 et le Centre d’Etudes et de Recherche sur Imaginaire, Ecritures et Cultures de l’Université d’Angers. La réflexion sur l’événement reste encore très peu déclinée par les études littéraires.
« Pensé à l’aune de l’événementialité, l’homme devient advenant (ou plutôt il est d’abord advenant, en vertu du proto-événement de la naissance), capable d’événements, de se tenir ouvert pour leur survenue (…). Si bien que l’événement survient toujours à quelqu’un », Khabbaz, Lyne, op. cit. p. 22. L’œuvre de C. Romano qu’elle prend en examen est : L’Evénement et le monde, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1998. C’est n’est pas un hasard si ce type de réflexion sur l’événement a pu se développer dans l’œuvre de Romano à partir d’une étude sur Faulkner.
Pour la philologie du mot nous nous référons à Boisset, Emmanuel, « Aperçu historique sur le mot événement », in : Que m’arrive-t-il ? Littérature et Evénement, Rennes, PUR, 2006.
Romano, Claude, L’Evénement et le monde, Paris, PUF, 1998, coll. « Epiméthée », nous soulignons, cité in : Boisset, Emmanuel, op. cit., p. 27.
Ricœur, Paul, op. cit. p. 41, nous soulignons.
Ibid. p. 43.
« Il y a des points critiques de l’événement comme il y a des points critiques de température, des points de fusion, de congélation, d’ébullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation », G. Deleuze, Logique du sens, cité dans Bensa, Alban et Fassin, Eric, « Les sciences sociales face à l’événement », in : Qu’est-ce qu’un événement, Terrain n. 38, mars 2002, p. 9.
« Entre l’homme exalté et l’homme humilié, résiste et insiste pourtant, comme une piqûre lancinante dans le vif du sujet, l’homme fragilisé, le témoin. Figure fragile qui, si elle a fait le deuil du rêve de la toute-puissance, n’en a pas pour autant abdiqué la puissance réelle de ses capacités d’initiative. Fragilité n’est point faiblesse. », Pierron, Jean-Philippe, op. cit. p. 16.