Avant de parvenir au surgissement de sa propre voix, le protagoniste prend forme à travers le récit du narrateur et, comme nous l’avons vu, l’intimité de sa pensée émerge par contraste avec la logique de Sabine. Habel est dit par l’autre – le narrateur – et prépare son dire à travers la différence avec l’autre – Sabine.
L’ouverture de Habel nous présente le protagoniste plongé dans une perception de soi-même qui envahit son esprit mais qu’il ne peut maîtriser faute d’accès aux mots appropriés pour la nommer :
‘« Habel ne perçoit que l’été sans ombre déchaîné sur ses terres les plus secrètes », (7)’ ‘« Et lui, Habel il pensera (…) il se dira : l’horizon qui cherche un nom. (…) C’est ce que je poursuis, c’est ce qu’il me faut atteindre », (11) ’ ‘« L’horizon qui cherche un nom. Habel a ce nom sur le bout de la langue », (12)’C’est le narrateur qui parle pour lui et prend sa défense contre les attaques de Sabine, expliquant que le silence de Habel cache une recherche autour du nom :
‘«Mais il parle à tout ce qu’il voit (…). Toutes ces choses qui se dressent partout, (…) qui lui demandent (…) de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. (…) Sinon, (…) lui-même ne serait plus rien.» (12)’Nous avons déjà souligné comment le narrateur assume ici une fonction testimoniale ; il rapporte le discours du personnage d’une façon mimétique, mélangeant le style direct et indirect, même si, à côté de cela, il s’attarde sur des commentaires des états d’âmes des personnages ou sur des descriptions du monde qui entoure Habel, où son jugement moral est fortement présent. Ce qui le qualifie comme le terstis de l’histoire de Habel.
On peut remarquer que le statut et mode de raconter du narrateur – mode en tant que distance et perspective narrative 163 – se caractérisent par l’instabilité et une non-uniformité. Ce mode va vers un effacement progressif de la distance entre son récit et l’histoire racontée, qui devient total dans le discours à la première personne de Habel, où la fonction testimoniale est tenue dans un chevauchement des deux voix. Dans cette érosion de spécificité entre narrateur et protagoniste, il devient difficile d’évaluer laquelle des deux voix oriente le discours, ce qui montre bien sûr le caractère réfractaire à toute orientation de la narration, mais aussi la tension (dans la confusion des voix) vers un seul et unique point des deux voix.
Les échanges entre narrateur et protagoniste procèdent vers le dédoublement de la voix qui se voudrait une et seule, voix projetée dans la tension vers son point neutre pour dire le neutre de l’événement, son il y a :
‘« L’événement sans définition, sans être, « est » cet il y a impersonnel. (…) Neutralité de l’événement, en vertu de laquelle ce dernier excède mes propres pouvoirs, dans l’attente notamment : celle-ci, parce qu’elle est attente de quelque chose, ne peut me préparer à la saisie de la nouveauté. Alors que j’attends « une arrivée, un retour, un signe promis », alors que je peux organiser mon attente la rencontre arrive de manière telle, que je n’y peux plus rien. 164 ’Ce mouvement vers le point neutre de la voix est confirmé par l’instabilité du statut du récit du narrateur, entre hétérodiégétique 165 et homodiégétique, qui se crée dans cette tension : le narrateur raconte une histoire d’où il est absent et extérieur, mais plusieurs épisodes mettent en œuvre une fusion des deux voix. Le plus frappant est celui du chapitre 11, où l’instance narrative change d’état. Ici, Habel raconte à la place du narrateur, mais à la première personne, avec un renversement du statut même de narrateur qui de hétérodiégétique passe à autodiégétique. Ce geste de prendre littéralement le relais coïncide avec un passage de témoin (au propre comme au figuré) de l’instance narrative. On rentre de fait dans le registre de l’attestation : Habel manifeste dans sa parole qui se fait acte la conscience de se trouver dans un événement de sa vie. Sa parole devient performative, une parole-événement plus qu’un dire l’événement. La rencontre avec la Dame devient un fait attesté par son récit qui prend l’allure d’une déposition de racolage adressée au Frère, que Habel désigne d’ailleurs pour la première fois à ce moment là comme destinataire : « il faut que vous sachiez ça, Frère » (54).
‘Je l’ai vue debout.’ ‘Elle n’a rien dit d’abord. Puis elle a dit, et on aurait cru qu’elle avait trahi un secret :’ ‘« Minuit. »’ ‘Elle a fait un signe de la main vers quelque chose qui était derrière moi, que je ne voyais pas. (53, voir suite jusqu’à 54)’Le contenu de ce passage rend d’autant plus frappant l’enjeu narratif qui s’y joue. La Dame, dans cette première rencontre, lui parle de l’autre voie, une pensée intolérable, qu’il faut se résigner à suivre 166 . Le racolage se montre alors dans toute la portée de la métaphore qui le contient : la prostitution indique le retournement vers cette autre voie évoquée à plusieurs reprises et qui n’est rien d’autre que l’accomplissement du mal dans l’effacement de sa réalité événementielle. L’inversion des voix par laquelle le discours se fait renvoie à l’inversion des acteurs du mal à la fin du roman : Habel dit que la Dame-Vieux « parlait de vous, parlait de moi ! Il ne parlait que de nous !» (175). Les objets du discours (vous et moi, Habel-Frère), comme les sujets du discours (narrateur et Habel), dans leur instabilité affirment le neutre au cœur de l’événement dont la survenue peut surprendre un vous et moi génériques, vous et moi qui dès lors peuvent décider d’en devenir les narrateurs.
Cet exemple de changement de voix dans la narration peut être lu comme un passage de témoin de l’instance narrative qui émancipe partiellement le protagoniste du patronage narratif, qui depuis adresse son discours au Frère. C’est le Frère (dans tous les sens du mot que nous avons déjà évoqué) qui est désigné ainsi comme destinataire du témoignage, celui qui est chargé de le recevoir.
La fusion des voix est également exprimée par un autre procédé utilisé par le narrateur et qui contredit le précédent : la narration simultanée des faits, des pensées, de tout ce qui se présente sous ses yeux. Installée dans le présent, elle définit une position « objective » du narrateur par rapport à l’histoire qui configurerait un récit « purement événementiel » :
‘« Un récit au présent de type " behaviouriste " et purement événementiel peut apparaître comme le comble de l’objectivité, puisque la dernière trace d’énonciation (…) disparaît dans une transparence totale du récit, qui achève de s’effacer au profit de l’histoire. » 167 ’Nous pensons que plutôt que de renvoyer à une prétendue objectivité, la logique du temps présent inscrite dans ce procédé semble supporter un projet narratif d’émergence du protagoniste par l’image poétique. Autrement dit, la façon de dire « qui est Habel » tient moins à des principes classiques de la narration qu’à un principe de surgissement propre de la poésie qui met en œuvre un mélange de styles. Des éléments ineffables de sa conscience sont exprimés par des images dispersées tout au long de la narration. Elles fonctionnent comme des éclairs porteurs d’un sens inaccessible au moment de leur manifestation, tout comme la survenance de « ce qui arrive » à Habel. La première pensée de Habel est qualifiée comme une perception où les limites sont celles de la force même du surgissement des images : elle s’offre comme un paradigme de l’écriture événementielle.
Nous faisons référence à la notion de « mode » de Genette. « On peut raconter plus ou moins ce que l’on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue ; et c’est précisément cette capacité, et les modalités de son exercice, que vise notre catégorie de mode narratif : la représentation, ou plus exactement l’information narrative, a ses degrés ; le récit peut fournir plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ». Genette, Gérard, op. cit., p. 183.
Khabbaz, Lyne, op. cit. p. 23.
Nous rappelons le signifié du statut du narrateur auquel les deux termes de Genette se réfèrent : dans le récit hétérodiégétique le narrateur est absent de l’histoire qu’il raconte, dans l’homodiégétique il est présent comme personnage. Dans ce dernier cas il faut souligner que si le narrateur est le héros, le récit est autodiégétique, s’il tient un rôle secondaire celui-ci s’apparente au rôle de témoin : « l’autre où il ne joue qu’un rôle secondaire, qui se trouve être, pour ainsi dire toujours, un rôle d’observateur et de témoin », Ibid. p. 253.
« La seule pensée de cette voie est intolérable. Pourtant il faut la trouver. »
Elle a observé un bref silence. Puis elle a dit encore :
« Il faut s’y résoudre, ou s’y résigner. Il n’y a pas de choix »
De quoi a-t-elle voulu parler ? (54)
Genette, Gérard, op. cit. p. 231.