4.2.2. Lieu. Ses terres secrètes : l’ellipse factuelle et l’image poétique.

Dans le cadre d’une scène d’amour, les corps des deux amants gisent abandonnés sans forces, dans une attitude caractérisée par la passivité et l’immobilité. Habel, côte à côte avec Sabine, a uniquement la perception d’une force indistincte qui se répand sur le territoire d’une identité couverte par le mystère et qui fait irruption comme une contradiction qui viendrait secouer l’état de passivité.

«Mais Habel ne perçoit que l’été sans ombre déchaîné sur ses terres les plus secrètes. Habel n’a en tête que ce cataclysme solaire qui tourne à la stupeur. Puis, plus rien. » (7)

Les limites des pensées de Habel, soulignées par les constructions semi-négatives « ne…que », le montrent subjugué par le pouvoir elliptique des images. Celles-ci décrivent la manifestation d’un phénomène caractérisé par un mouvement presque violent (déchaîné) et porteur de transformation (tourner à).

L’image des terres secrètes pourrait suggérer une idée d’identité qui est cependant soustraite à une désignation précise par l’ambiguïté du possessif : ses terres sont-elles les terres de l’été, 168 l’image du for intérieur du protagoniste, ou son lieu d’appartenance ? La coïncidence de ces trois possibles renvoie à une idée d’identité inséparable d’une localisation spatiale qui reste irréductiblement secrète. « Ses terres les plus secrètes » indiquerait alors surtout le lieu où un phénomène est en train de se manifester, une action en train de se faire, comme le suggère le présent du verbe « tourner » et le démonstratif ce (cataclysme solaire) qui est le seul signe de détermination.Cette indétermination ouvre du coup l’espace à une multiplicité de sens possibles. Le territoire chaud, lieu d’été sans ombre, est un ailleurs où Habel se réfléchit, proche d’une idée de Maghreb. Mais comme rien n’assure ni distance ni localisation, l’été déchaîné et le cataclysme solaire ne renvoient qu’à eux-mêmes et au phénomène de leur surgissement en tant qu’images pensées dans l’ici d’une pensée énoncée par un autre (le narrateur) et qui se trouve pour autant sans centre propre : ex-centré.

‘« Des pensées excentriques, inquiètes qui en valent d’autres, ni plus ni moins, et n’ont de pensées que le nom. Des toquades, des imaginations, mais des vrais élans, et tout aussi extravagants, tout aussi fous… » (19). ’

L’excentricité de la pensée d’Habel nous signale que son être en dehors d’un centre se lie à l’inquiétude et à la forme vague du mouvement changeant, (ce qui sera repris plus loin et qualifiera sa pensée comme un « brassage amer d’impulsions et de marche », 71). Mais il s’agit aussi d’une pensée qui n’a pas encore fait l’expérience de la parole – une pensée sans parole – dans laquelle la pensée s’expose et devient je, un je qui, tout aussi changeant qu’il soit, en sera l’avènement, l’attestation d’existence. Celle-ci ouvre la voie à une prise de conscience de ce qu’il lui arrive, qui est, pour l’instant, « sans cause » et « sans réponse » : l’événement est ainsi saisi dans son stade de surgissement.

‘« Habel pensera à l’existence. Il a déjà vu diverses personnes entrer dans la sienne, en sortir, et il n’a jamais su au juste pourquoi. Il s’est bien demandé : qu’ont-elles ? Un moulin, le bistrot du coin où s’invite qui en a envie, elle n’est que ça mon existence ? Mais sans compter recevoir réponse. Il n’attend aucune réponse. Il sait que tout ce qu’il lui arrive n’a pas la moindre raison de lui arriver. Pas plus d’ailleurs que ce qu’il ne lui arrive pas. Aucune logique, pas de suite. Contrairement aux autres, qui ont toujours des raisons pour tout. » (13)’

L’existence d’Habel, comme sa pensée, est ex-centrée, elle est prise dans le mouvement à vide d’un manège. Elle se dessine entre « tout ce qui lui arrive et ce qu’il ne lui arrive pas », un horizon événementiel qu’il ne peut contrôler. Pourtant c’est sur cette ligne de fuite, dépourvue de réponses, qu’il entreprend sa quête et devient quelqu’un qui attend.

Le dépouillement de référentialité dans l’apparition de Habel confirme le caractère ex-centrique de sa pensée. Celui-ci est construit d’abord par des procédés de surgissement d’images qui véhiculent le sens par la référence toute nue 169 des mots, comme ici celle duprésent de l’énonciation (il perçoit, il sait) qui laisse apparaître, presque décortiquée, la valeur grammaticale de l’indicatif présent de la langue française.

‘« En français le temps grammatical de l’indicatif présent fait à la fois référence au présent de l’énonciation – et corollairement, à l’avènement de l’événement - et au présent dit « de vérité générale » ou « gnomique », qui insiste sur les propriétés communes d’un ensemble de situations plutôt que sur la singularité de l’une d’entre elles » 170 .’

L’aspect du verbe n’indique pas simplement le moment de l’énonciation mais renvoie en même temps à la vérité générale de la manifestation énonciative qui fait apparaître Habel : un phénomène qui « tourne à la stupeur », défini comme « cataclysme ». (Dans la structure du champ synonymique du mot « événement », « cataclysme » figure parmi les synonymes se rapportant à l’idée de rupture). 171

L’état que ce phénomène décrit, introduit l’action de Habel qui, dès sa première apparition, se trouve de fait sous le signe d’une activité de transformation, suggérée par le verbe tourner à, prise dans la contradiction d’une activité immobilisante qui est ici la stupeur et, plus tard, l’attente.

La « vérité générale » du présent de l’énonciation contribue en fait à une plus forte indécidabilité de la configuration de l’ici. On ne sait pas si le phénomène qui est en cours, exprimé par les images du « cataclysme solaire » et de l’ « été sans ombre déchaîné » a pris origine dans le passé : l’ambiguïté de la forme grammaticale pour qualifier l’action de l’été, « déchaîné », entre adjectif verbal et participe passé, porte en soi la possibilité d’un temps passé et aussi l’attribut d’une action qui, comme un élément de la nature, ne se définit que par son intensité. Cette image déplie le pouvoir de l’action en cours du phénomène « été sans ombre déchaîné », son être en expansion – indiqué par le crescendo de la phrase suivante « cataclysme solaire qui tourne à la stupeur » - dépourvu d’emplacement, comme un pas posé sur une marche manquante. C’est à travers sa mise en récit, dans laquelle le je de Habel tient un rôle fondamental, que l’événement de l’image passe de l’état d’occurrence (le même qui caractérise les événements physiques : « quelque chose arrive ») à celui de « crête de sens ».

‘« L’événement est sauvé en ce sens que, à la différence de la simple occurrence, il contribue à l’avancée de l’histoire racontée. C’est là toute la différence entre événement narratif et événement physique ou occurrence. Même si l’on dit, avec la narratologie structurale selon Greimas, qu’une histoire est une suite de transformations qui conduit d’une situation initiale à une situation terminale, l’événement est ce qui fait que la suite des transformations rend la situation terminale autre que la situation initiale. L’événement marque l’écart qui fait le sens autre. (…) Le récit ne se borne pas à intégrer des événements, mais il qualifie comme événement ce qui au départ n’est que simple occurrence » 172

Ce qui prend forme dans cette construction imagée est un événement comme pure occurrence mais qui n’advient, on pourrait dire qu’il n’acquiert la rondeur de l’avènement, que par sa narrativisation. Comme le dit Ricœur, « c’est l’intelligence narrative qui sauve l’événement dans le mouvement même où elle le pense » 173 . Ce processus d’advenir propre aux images poétiques scande la narration, qui ne procède pas par des intégrations successives d’événements, donnant ainsi l’impression de ne rien raconter. Ce sont en effet les images qui véhiculent le sens des transformations apportées par les événements, transformations qui, l’une après l’autre, vont composer le changement structural entre la situation initiale et la situation finale. Les terres secrètes de l’été évoluent dans l’image des « ténèbres secrètes » (33) au moment où Habel est en train de revivre le fait d’avoir échappé à la mort. Si « ses terres secrètes » du début étaient liées à l’image du monde « vidé de toute substance » où le ciel est « une bluette sans chaleur », 174 le resurgissement de cet événement, qui, comme on verra, fonde la dimension testimoniale (Habel est un survivant), définit son monde intérieur, un « misérable ciel » qui règne au fond de lui. A la fin du récit, le ciel a définitivement changé en « miracle bleu » (188).

L’image du « cataclysme », indéfinissable comme un souvenir, revient dans le rêve où Habel revoit pour la première fois Lilydans les mains de la Dame de la Merci, dont nous avons déjà analysé la position centrale au niveau narratif (p. 76). 175

L’idée identitaire contenue dans l’image des « terres secrètes » revient plus loin sous une autre forme. Pour expliciter le secret de la rencontre avec l’autre et avec soi-même, le narrateur évoque un espace caractérisé par une interdiction presque sacrée : « toute entente repose sur un espace prohibé, une solitude intouchable, toute existence uniquement sur ça » (15). Le lieu ambigu sur lequel se répandait l’action de l’été sans ombre se configure ainsi comme l’espace secret de l’existence, nécessaire à la rencontre.

L’idée du sacré qui entoure l’intériorité est présente dans la symbolique lumineuse. Les images d’été sans ombre et de cataclysme solaire du début évoluent vers des gradations de plus en plus fortes, jusqu’à devenir feu et incendie où, au bout de la chaîne, le protagoniste révèle, tout en gardant le mystère, l’objet d’une quête qui, pour se réaliser, passe à travers l’autre 176  :

‘« L’horizon qui cherche un nom, se souvient, l’horizon à quoi les incendies ont pris leur feu avant de redescendre parmi l’herbe, c’est ce que je vois dans tes yeux. C’est ce que je poursuis, c’est ce qu’il me faut atteindre » (11). 177

Lié indissolublement à l’activité de nomination, le feu recèle tout l’indicible de l’expérience, ce qui résiste, comme les terres secrètes, dans son for intérieur à être compris par l’autre : comme dans le témoignage, l’expression de l’expérience ne peut qu’être acceptée telle quelle sur un rapport de foi : croire à ce que l’autre dit, sans pouvoir le comprendre, l’éprouver. La preuve se configure ainsi comme le ressentir d’une sensation exprimée par des images qui s’offrent et qui, une fois reçues, s’éprouvent.

Ainsi configurée, la tension existentielle de Habel est une quête de connaissance qui passe par la poursuite d’une image au pouvoir révélateur et qui se réalise dans l’acte de nommer. Pensée sans paroles au début, elle se déplie dans la tension vers le point mystérieux de l’horizon de la pensée où les mots et leur localisation sont informulés : « L’horizon qui cherche un nom. Habel a ce nom sur le bout de la langue » (12). C’est une connaissance qui se fait par l’apprentissage de la nomination - « tout ce qu’il peut faire, rire, chercher l’horizon à quoi les incendies prennent leur feu pour lui apprendre peut-être un nom » (13). Les mots, dans ce processus, doivent être non seulement appris, mais appréhendés à travers l’expérience de l’événement, d’abord du je puis de la parole qui sera celle de Habel.

Le surgissement de son je au chapitre 5 tient un rôle fondamental dans cette activité de nomination en tant qu’acte permettant de reconnaître l’événement. Le geste de nommer est inséparable du sujet nommant la chose, chose qui prend une réalité par lui : elle existe puisque attestée par ce je fragile et inconsistant qui rythme les débuts de chapitre du roman signant une dimension testimoniale très singulière.

Le je de Habel n’est pas qu’une simple voix énonciatrice, c’est l’événement de son surgissement, une crête de la marge qui crée un bouleversement de l’ordre et un renversement des hiérarchies dans la régie narrative.

Notes
168.

Importance du terme été qui ne revient plus dans tout le roman.

169.

La nudité des mots coïncide avec une des idées récurrentes de Habel qui « expose sa vie », « qui tout nu affronte de nouveau la solitude, la férocité », 38. Dans le discours au frère c’est un des arguments pour parler de la vérité à laquelle il est parvenu : son frère est revêtu par la certitude, Habel, lui, est tout nu. (174). Cf supra, ch 2, § 2.2 « Un oubli apparent », p. 62.

170.

Parent, Sabrina, « Evénement et poétique des Saisons de François Jacqmin », in : Que se passe-t-il ? Evénement, sciences humaines et littérature, Rennes, PUR, 2004, p. 169.

171.

Boisset, Emmanuel, op. cit. p. 25. L’auteur livre une analyse de la disposition sémantique du mot événement ; à cette fin il renvoie à une base de données de l’université de Caen, unifiant un florilège de dictionnaires des synonymes ( http://elsap1.unicaen.fr/cherche.html ). Il classe donc les nombreux synonymes selon différents sous-champs formant la structure du champ synonymique (intrigue, éventuel, action, rupture) qui montre essentiellement une tension contradictoire structurant le mot « événement » : « Le champ synonymique porterait donc une double dichotomie : entre l’accomplissement et la rupture ; entre la neutralité et le spectaculaire surgissement », p. 26.

172.

Ricœur, Paul, op. cit. p. 50, (nous soulignons).

173.

Ibid. p. 50.

174.

« Ce monde vidé de toute substance. Une ville, un monde, des passants incertains. Un ciel, une bluette sans chaleur. Des immeubles, une agitation, un jour, menaçant ruine. » (8).

175.

cf. supra, p. 14-15 ; 58.

176.

La chaîne métaphorique du feu jalonne le récit :

« L’image de Lily (…) brûle devant lui » (19, 92).

« Ses yeux (de Lily) miroirs soudain forcés par un incendie, soudain envahis par la déraison des grands brasiers : puis imitant un ciel hanté de feux gelés » (21,101).

« foyer ardent où la ville est couchée », (27, 132)

« une figure (l’ange de la mort) dans une fourrure de feu » ( 27,132)

 « la chaise (…) dessinée à traits de feu » (31, 156, spectacle d’émasculation)

« monde en feu, en proie aux flammes. (…) son soleil se changer en poussière et, poussière, retomber sur lui en châtiment de ses cris » (33, 168, scène du rapport homosexuel)

 « le temps perdu même s’il continuait à passer comme une folie de feu à travers toute chose, aussi soudain, aussi brillant, aussi impartial, et en même temps la seule chose qui vous retenait à ce monde, même perdu et vous perdu » (34,169).

177.

La même idée est reprise dans plusieurs variantes : « L’horizon qui cherche un nom. Habel a ce nom sur le bout de la langue », (12). La quête d’Habel pourrait se configurer dès lors très proche de la tâche de l’écrivain engagé sur la voie de la nomination créatrice mais aussi libératoire - comme le feu que Prométhée offrit aux hommes au prix de son sacrifice : « Comme un voleur, j’attrape au piège d’une tige de roseau la source du feu : il brille chez les hommes, leur maître dans tous les arts, leur grande liberté. » Eschyle, Prométhée enchaîné, Editions Comp’act, Chambéry, 1996, p. 20. Le rapport au feu marque une autre différence avec Caïn, chef de lignée des forgerons, indiqué aussi par le sens de son nom en arabe. Ce n’est pas sa lignée qui aura la parole pour s’adresser à Dieu, mais celle de l’autre fils conçu pour remplacer Abel, Seth : « Dieu m’a accordé une autre descendance à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué » (Gn 4, 26). C’est depuis le fils de Seth, Enosh (« humain »), que l’« on commença à invoquer le nom de Yahvé ».