Ce bouleversement de l’ordre commence avec le fait qui déclenche l’expression à la première personne. L’événement que nous allons analyser se configure dans le récit comme le moment charnière après lequel apparaît le je dans le roman. Il bouleverse l’ordre stylistique, configuré au début par l’expression poétique, et une narration à la troisième personne, mais aussi celui du sujet du roman de la migration. Le fait divers auquel on pourrait s’attendre dans ce type de roman est « normalement » celui qui traite d’un événement violent dans la vie des immigrés, comme on le trouve par exemple dans Topographie idéale pour une agression caractérisée,de Rachid Boudjedra. Ici, des insertions factuelles provenant des journaux relatent des homicides perpétrés contre des immigrés nord africains. En revanche, dans Habel l’insertion factuelle traite de la mort, par suicide, d’un célèbre écrivain français.
Cet épisode marque un tournant dans l’indistinct de l’histoire où plonge l’excentricité existentielle de Habel. La nouvelle de la mort de l’écrivain Eric Merrain fait irruption dans le silence de sa pensée informulée. Elle ouvre une série de changements, dans l’histoire du protagoniste comme dans le statut qu’il recouvre dans la construction narrative, où il passe d’une énonciation rapportée à une énonciation directe. Enfin, dans l’histoire du roman, cet épisode est l’axe autour duquel surgissent les autres faits narrés. Le mot surgir ne doit plus surprendre dans le croisement de registres stylistiques superposés qui prend par cet épisode un surcroît d’importance.
Ce tournant de l’histoire est dit à travers la citation d’un journal, un extrait de fait divers qui, rapporté en italiques, s’insère dans le texte créant une cassure qui ouvre un horizon événementiel. L’autre caractère typographique du langage factuel de la chronique ouvre la marge d’une voix autre, qui sera ensuite principalement celle de Habel.
Pour ces raisons multiple, tant sur le plan de l’histoire que sur celui de l’écriture, la mort de l’écrivain constitue un événement du roman, en résonance avec « la mort échappée » de Habel. Comment cet événement sedonne-t-il à Habel, c'est-à-dire de quelle manière s’offre-t-il à l’appréhension du protagoniste et comment ce dernier le constitue-t-il en événement ? Le protagoniste se trouve face à un élément de la réalité :
‘ « Eric Merrain se donne la mort. Le suicide du célèbre écrivain remontait à plusieurs heures quand…Découvert à son domicile de l’avenue…Aussitôt connue, la nouvelle a suscité une…Vivait seul…Des enquêteurs se sont rendus sur les…hypothèse formellement exclue. Aucune information judiciaire… » (20). ’La factualité de la nouvelle rapportée est effacée par l’élision des éléments référentiels, comme l’adresse ou d’autres données sur la vie que menait l’écrivain. Le fait divers sort ainsi de l’enceinte d’un simple fait et se transforme très vite en monstre qui assaille le protagoniste « comme une pieuvre». Le narrateur souligne par l’image animale la fatalité et la violence de l’arrivée de la nouvelle, une irruption abrupte qui, tôt ou tard, aurait rejoint Habel et centré son existence.
‘« …et c’est comme ça que c’est arrivé. D’un coup, il y a eu cette photo. D’un coup, elle lui a explosé au nez, sauté à la gorge. Elle a certainement occupé le milieu de la page tout le temps et bien avant qu’il ait ouvert ce journal. Mais il a fallu faire le geste qu’il a fait. Elle n’aurait pu, sans ça, s’exhiber aussi brutalement, n’aurait pu se coller, s’étendre, ramper de la même façon infaillible vers quelque chose qu’elle était d’avance assurée de rencontrer, de découvrir, une chose dont elle n’a pas manqué de se faire soudain reconnaître. » (20)’Cette fatalité est aussi inscrite dans le pouvoir des médias, auquel on peut difficilement échapper, et dans leur manière d’ « exhiber brutalement » les faits qu’ils annoncent. La représentation médiatique de l’événement, comme ici l’écriture journalistique, ne permet aucune appropriation par le lecteur des informations qu’elle fournit : elle lui interdit l’assimilation de l’événement « à l’expérience propre ». L’importance que Dib accorde à l’effet de l’image sur Habel est en effet anticipatrice d’une mise en question de la banalisation médiatique des événements à une échelle mondiale, qui a commencé d’être pensée bien plus tard.
L’impact de la nouvelle sur Habel se lie d’emblée à l’idée de camouflage, à souligner que toute idée, même celle dont on ne peut être plus sûr, serait aussi l’expression d’autre chose qui se dérobe derrière une apparence première : « Comme si ce suicide, si c’en est un, était déjà chose faite, et oubliée, et autre chose qu’un suicide : un camouflage cachant on ne sait quoi.» (21). Cette autre chose nous annonce la portée mystérieuse de l’événement, ce que l’on ne voit qu’après coup et qui a le pouvoir de rompre l’ordre qui le précède.
C’est la photo de l’écrivain plus que le texte de l’article qui a le pouvoir de bouleverser Habel. La photo est ce qui n’est pas contenu dans le texte, c’est l’image interdite au lecteur, qui, encore une fois, indique un espace secret de l’expérience de Habel : un visible qui n’est pas lisible. L’article de journal est définit comme « inutile », (20) et il est rapporté par bribes, tandis que le narrateur insiste longuement sur l’effet que produit la photo. L’image de l’écrivain est à même de prendre et capturer le protagoniste comme une pieuvre, à travers sa façon de « s’exhiber aussi brutalement » et de lui révéler sans la moindre possibilité de doute, qu’il s’agit vraiment de lui. L’événement, la mort de quelqu'un qu’il connaissait, bien s’empare de Habel, mais afin qu’il puisse le « reconnaître » comme événement, au sens donné par Ricœur, il faut qu’il donne cours à « l’impérieuse demande de sens » et à l’exigence de la mise en ordre qu’il appelle. 178 Le récit à la première personne qui suit la prise de connaissance de ce fait est la réponse à cet appel et aussi à la portée mystérieuse de l’événement annoncée dans l’effet de l’image de l’écrivain. Le récit de Habel, et donc l’écriture événementielle, sort l’événement de l’enfermement dans l’image, de la membrane « sacrée » qui enveloppe l’expérience et la sépare de ce qui peut être dit. Son récit s’installe dans la faille créée par l’événement, une brisure qui sera difficilement domptée par un avant et un après 179 . Mais, ce même pouvoir d’irruption de l’événement, effrayant puisque difficilement maîtrisable, représente l’ouverture par laquelle Habel peut se penser au-delà de ce qu’il était pour la personne disparue et par là reconstruire son monde.
« L’événement en sa survenue toujours in-tempestive, instaure un monde et temporalise le temps. Le monde ouvert par l’événement n’est pas le contexte mondain dans lequel s’effectue le fait : il s’agit là, bien plutôt, du monde ouvert par l’événement lui-même » 180
Le monde est investi par l’arrivée du fait, et il faudra tout le roman avant qu’il soit reconstruit sous un ciel redevenu bleu, un monde qui, jusqu’avant la nouvelle de la mort et de la survenue du je, est « réduit à l’image en creux de cette inviolabilité, le monde lui-même douteux, l’image elle-même imprimée dans de la cendre » (14). Avec l’arrivée de l’événement toute chose se trouve ébranlée : les personnes et les objets du bistrot où Habel se trouve prennent un air plus trouble qui participe du même processus d’opacification du réel que l’événement a déclenché. Le monde s’habille d’un masque, tandis que Habel se prépare à s’exposer dans la nudité.
« Tout ce bistrot (…) où il cherche à savoir, à deviner le reste, tous ces rideaux, ces cuivres, ces glaces ternies, ces consommateurs (…) et le patron-tronc lui-même, (…) se sont changés eux aussi en autre chose bien que demeurant tels qu’en apparence ils étaient et seront toujours, ont bougé, se sont affublés d’un masque plus impénétrable. » (21)
Habel, qui commence à parler à la première personne, s’engage sur le chemin de la compréhension de « ce qui s’est passé ». Le moyen pour y parvenir est son action paradoxale de se rendre tous les jours à un carrefour pour attendre « de voir ce qui va se passer ». Il est donc projeté dans le futur, il se dispose à accueillir en lui l’événement qui va se produire, qui, dans le processus de compréhension, ne pourra plus être celui du passé mais sa réapparition, sa présentification qui produira l’événement de la compréhension. Il se met en condition de reconnaître l’événement, dans l’indistinct d’un monde qu’il reconnaît le plus souvent comme « indifférent ». L’indifférence du monde peut être lue aussi dans la déclinaison d’ « indifférencié » applicable à un monde aplati par l’effacement des événements, que le langage médiatique produit. (Dans l’épisode de la mort manquée, Habel est autant surpris de ce qui est arrivé que de l’indifférence de la foule qui semble n’avoir rien vu).
Engagé sur la voie de la connaissance, ce qui caractérise principalement l’attitude de Habel est d’exposer sa vie : l’exposer au danger de l’expérience du je qui accomplit son devenir et lui rend possible de décider de soi, (la maison de soins) par la remémoration de ce qui lui est arrivé :
« L’expérience seule est à la mesure de l’événement en son caractère expérimentable. Car je deviens, dans l’ex-pér-ience : si le PER du mot, en sa richesse étymologique, renvoie à l’idée générique de péril, de mise en danger, le EX vient appuyer le sens par la référence à l’ex-centricité, excentricité de la chose à comprendre dans l’expérience, de ce qui l’articule comme celle de ma propre altérité. L’advenant capable d’événements est aussi celui qui cherche à comprendre ce qui lui arrive. Il s’y rapporte selon trois modes : la disponibilité pour l’avenir, ce par quoi il s’expose à la monstration de l’événement en ce qu’elle a de plus surprenant, indissociable de la responsabilité d’une mémoire, par laquelle l’advenant se montre capable de répondre de ce qu’il lui arrive, les deux conditionnant la transformation au présent, à l’issue de laquelle il aurait à décider de soi. » 181
Si avant de prendre la parole Habel est défini comme « pensée excentrique », son je recentre son expérience dans ce qu’elle a de différent (singulier, unique) et en même temps d’exemplaire (sujet à être répétable). Son discours contradictoire fait écho à la contradiction interne de la « monstration de l’événement ». Celle-ci est en effet l’espace de l’altérité où l’expérience individuelle s’articule et, en même temps, une condition d’ouverture au général dans le fait d’être répétable, où l’individualité s’efface. Habel sur la place du carrefour s’expose au surgissement de son je, à travers lequel il atteint l’activité de « nomination » 182 , sur laquelle il sera jugé. Il est donc exposé au resurgissement de ce qui lui est arrivé dans la perspective d’y répondre par une « responsabilité de mémoire » tant individuelle, (« Sinon, (…) lui-même ne serait plus rien.», 12), que d’une collectivité qui jugera ce qui s’est passé.
Nous reprenons la citation du début : « Quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre déjà établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme une exigence de mise en ordre ; finalement l’événement n’est pas simplement rappelé à l’ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête du sens », Ricœur, Paul, op. cit. p. 41.
« La conception du temps comme succession marque paradoxalement le premier refoulement de l’événement en tant qu’incidence. Dire que quelque chose prend place dans le temps, conçu comme l’ordre de l’avant-après (…) c’est déjà émousser la force d’irruption, voir de rupture de l’événement », Ricœur, Paul, Ibid., p. 42.
Khabbaz, Lyne, op. cit., p. 24.
Khabbaz, Lyne, op. cit., p. 22. (Nous soulignons).
« Toutes ces choses qui se dressent partout, (…) qui lui demandent (…) de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé.» (12)