4.4. « Quelque chose arrive ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre. » Le discours de Habel.

Le récit de Habel à la première personne raconte son rapport à l’événement ; il prend, typographiquement, la forme d’une histoire dans l’histoire, détachée du reste de la narration par l’utilisation de l’italique mais en même temps profondément unie par l’entrecroisement avec les autres voix du récit. La question lancée par Habel au sujet de l’événement retentit dans le discours du Vieux et est reprise et développée par le narrateur. Il y a donc un discours sur l’événement construit par les différentes voix qui procède par la narration d’une histoire de la part de Habel dans laquelle on peut reconnaître les différents passages, du stade de la perception de l’événement à celui de sa prise de conscience, puis de la compréhension – différée dans le récit du narrateur – pour arriver enfin à la réponse à l’événement à la première personne.

Après avoir ouvert son discours par un point d’interrogation, « Les mêmes choses arrivent-elles aux mêmes endroits ? » Habel se définit, d’une façon réitérative, comme celui « qui attend de voir ce qui va se passer ». L’aspect inchoatif du futur proche souligne le caractère en devenir de son énonciation depuis la faille que l’événement a ouvert.

L’avènement de l’énonciation à la première personne se lie indissolublement à la fonction du je face à l’événement. Nous pouvons en effet remarquer que l’apparition de son je, est subordonnée à une question concernant l’événement, qui bien que neutre est inscrite dans son acception de destination (evenire alicui) par l’utilisation du je : « j’attends de voir ce qui va se passer » (23). Ce surgissement marque une modification de l’existence de Habel, qui avant de dire je n’attendait guère : « Il n’attend aucune réponse. Il sait que tout ce qu’il lui arrive n’a pas la moindre raison de lui arriver. Pas plus d’ailleurs que ce qu’il ne lui arrive pas » (13), et qui après pose des questions autour de « ce qui arrive » et de « ce qui lui arrive ». Son attente s’inscrit moins dans une contradiction qui nierait ce qui se passe que dans une soustraction de l’événement à une logique de causalité. Cette façon de penser l’événement est initiée dans la formulation du narrateur (« Il sait que tout ce qu’il lui arrive n’a pas la moindre raison de lui arriver. Pas plus d’ailleurs que ce qu’il ne lui arrive pas. Aucune logique. Pas de suite. »)et continuée par la réflexion de Habel qui la problématise au fur et à mesure que l’événement est saisi dans les stades différents du surgissement et de la compréhension, qui s’opère après coup, en l’absence de l’événement qui est déjà passé :

‘« Déjà dans ce hall, sans aller plus loin. Là un crochet lui transperce les côtes droites, ou la main droite, il ne sait plus, c’est déjà trop tard, ça a beau revenir à la charge, ça a beau recommencer et le saisir à chaque pas, c’est toujours trop tard, il ne sait déjà plus, c’est déjà passé. » (127, nous soulignons)’

Au début de son discours, l’événement est représenté dans le stade d’occurrence. Pour autant, il s’agit, pour le je, de saisir une manifestation en cours, qui suit la même dynamique des images que l’on a analysées. L’événement dans ce stade peut être considéré non pas comme simple fait mais comme « phénomène avant toute chose » :

‘« Surgir avant toute chose c’est pour l’événement surgir hors de tout déterminisme ou schéma causal. L’événement est origine mais cause de rien, et surtout pas cause pour un effet ; (…) on ne l’appréhende pas dans sa factualité mais dans son événementialité, c'est-à-dire dans toute l’ampleur de son surgissement en dehors du contexte de monde qui articule les possibles selon une loi de causalité ». 183

Il y a quelque chose de débordant dans l’événement pris dans le stade du surgissement, comme le dit Khabbaz, glosant Romano : « il excède mes propres pouvoirs ». 184 Dans la compréhension, par contre, se joue la réponse de l’individu qui est investi par l’événement. La compréhension de l’événement est toujours rétrospective, et, pour Ricœur, passe par une mise en récit qui exalte l’événement, reconnu en « crête du sens » 185 . Ce stade permet de sortir du caractère insaisissable de l’événement qui nie tout rôle de l’homme dans l’histoire et permet de penser le fait dans l’événement et, par là, de saisir le regard (l’opinion) et l’action (la décision) qui s’en suivent. Pour autant, l’action, répondre de ce qui arrive à quelqu’un, est tributaire de la compréhension 186 . Dans le cas du Vieux, la phrase « il n’y a rien eu », rende compte de son regard sur le fait mais aussi d’une action qui consiste à l’effacer.

Dans une logique soustraite à la causalité, le discours de Habel commence par une question qui définit un premier centre d’intérêt, celui de savoir si l’événement s’inscrit dans une « répétibilité », ce qui met l’accent moins sur la cause que sur le hasard :

‘« Les mêmes choses arrivent-elles aux mêmes endroits ? Oui. Oui. Sûr et certain. Elles arrivent aux mêmes endroits. Depuis deux jours que (…) je me plante à ce carrefour et que j’attends de voir ce qui va se passer. », (23)’

Cette première question ne définit pas son objet : le « même » (de la chose qui arrive et du lieu où elle arrive) qui est questionné laisse entendre un effacement de la spécificité de « ce qui arrive » en tant que lieu et chose. Mais est-ce que ceci correspond à une négation de ce qui s’est passé ? Ce sont plutôt les trois éléments qui constituent l’événement - lieu, temps, sujet - à subir un travail d’érosion. Il y a une substance insaisissable dans ce qui arrive qui le constitue en élément, (la chose) qui a affaire avec sa manifestation : l’événement est quelque chose qui surprend, au caractère imprévisible : « ce qui commençait là n’avait pas de nom. C’était ce qui n’a jamais de nom, ce qui défie les prévisions, déjoue les calculs » (30).

Dans l’interrogation de Habel, il est question en plus d’une multiplicité de choses, « les choses », qui inscrit le doute de la demande autour de leur enchaînement. La question s’adresse par là à la simultanéité dans la manifestation des choses qui arrivent et à l’appel successif à leur survenue dont parle Ricœur : « Quelque chose arrive ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme une exigence de mise en ordre ». Mais, l’enchaînement que la mise en ordre suppose n’est pas reconnu : les choses qui arrivent sont perçues dans leur totalité. Les choses, toutes ensembles et simultanément, font bloc face aux endroits où elles arrivent. La localisation de leur manifestation est suspendue entre l’espace et le temps : l’endroit peut en effet désigner le lieu où la chose arrive aussi bien que le point où elle arrive dans la vie de Habel, qui, tout en continuant à poser la même question, dira un peu plus loin : « ma vie est peut-être arrivée là où elle était attendue depuis longtemps » (142).

Cette simultanéité se retrouve dans la construction du discours global sur l’événement. Comme nous l’avons déjà précisé, le discours de Habel est entrelacé (simultanément) au reste du récit et le surgissement de son je ouvre à la narrativisation des événements. Le premier événement qui suit son questionnement est raconté par le narrateur qui inscrit d’emblée la faculté de l’événement à revenir dans la mémoire de Habel. La phrase « il se rappelle » (23) lance le récit de quelque chose qui s’est passé et qui inaugure l’espace d’un passé et d’un futur 187 . Après avoir libéré, avec le récit, ce premier souvenir fondateur (avoir échappé à la mort), une voix sans énonciateur identifiable déclare ouvert le stade « apertural » de l’événement, ou le je se dispose à accueillir tous les possibles : « Une voix prophétisa (…) : tout peut arrivermaintenant ! » (23)

Ce jeu de décalage des voix fait émerger l’altérité de l’événement, dans laquelle nous pouvons lire le passage de l’événement individuel vécu par Habel à l’événement supra-individuel de la migration. Ce qui est arrivé à Habel est toujours raconté par l’autre, le narrateur, qui prenant le relais de l’énonciation ouverte par la voix à la première personne, joue une fonction de tiers. Il y a un décalage qui est ténu jusqu’au moment où Habel élabore son projet de raconter ; avant, il fait résistance à l’affirmation de « ce qui s’est passé ».

L’entrecroisement simultané des points de vues sur l’événement est continué par l’apparition de la voix du Vieux qui ouvre son discours avec des déclarations relatives à « ce qui s’est passé » : « Il n’y a jamais rien eu » (25). L’indétermination autour de l’événement (lequel et à qui) participe du sentiment d’altérité, qui ne tardera pas à transformer la dimension individuelle de l’événement (il n’est pas question que de ce qui arrive à Habel) en une dimension supra-individuelle, où l’événement entre en résonance avec d’autres événements de l’Histoire liés à celui de la migration : il s’inscrit dans l’Histoire. Au surgissement des mots du Vieux, Habel, en se souvenant des paroles du Vieux, réalise ce qu’il dit et la réaction énergique qu’il eut :

‘« Puis la rigolade vindicative, noire, volcanique survint, éclata, le libérant dans une même éjection de son dégoût et de sa colère : il n’y a pas d’erreur ? Et ça ! Et cette gueule enfarinée ! Ces voitures ! Ce raffut ! Cette foule ! » (25)’

Par là, Habel commence à comprendre, une compréhension qui au début a l’effet d’une voiture qui « s’était finalement décidée à lui rentrer dedans » (25). C’est le choc d’encaisser l’existence du discours « négationniste » qui nie l’événement dont Habel connaît si bien l’existence au point d’avoir failli en mourir. Nous pouvons en effet penser cet épisode de la mort frolée comme une métaphore de l’événement en tant que mise à l’épreuve de la vie. Le récit de l’événement se configurerait ainsi comme ce qui le met à l’abri de l’effacement, sauve celui qui le vit de la mort qui a lieu par la négation. La mort du Vieux, qui tient un discours de négation de l’événement, lie par un fil subtil la négation au suicide.

La rencontre du Vieux et de son discours, « quelque chose avait commencé », est définie comme « quelque chose qui ne devait jamais arriver » (39) un événement encore indéfinissable (« quelque chose ») puisqu’en train de se manifester : « qu’est-ce qui a commencé et qui prend tout son temps pour arriver ? (39) 188 . Donner un nom à ce qui arrive n’est possible qu’après coup, puisque si l’événement « ne s’épuise pas dans sa continuité », s’il est « ouverture à l’éventualité, a-vènement de possibilités » 189 , il n’est pas délimitable au moment de sa survenue et, en même temps, est déjà quelque chose d’arrivé qui met le sujet en condition d’impuissance face au fait accompli et au sentiment de n’y pouvoir plus rien. 190

Parallèlement à la compréhension qui se met en mouvement dans le récit du narrateur, il y a une évolution dans le discours de Habel. Si le protagoniste reste dans l’attente de « voir ce qui va se passer » : Mais je suis là, mais j’attends. Attends de voir ce qui va se passer (43), il lui arrive cependant de s’apercevoir de quelque chose de nouveau : Il ne m’est jamais encore arrivé de me poster ainsi soir après soir… (43). Ce lent et progressif dévoilement des événements trouve un écho dans le récit du narrateur qui continue à creuser le rapport de Habel à la mémoire 191 . L’objet de l’attente de Habel prend le nom de « son histoire » :

‘Puis recouvrer sa propre histoire, si oubliée qu’elle soit, en épeler les premiers mots. Et remonter encore, et retomber aussi loin que possible. Une chute à travers les âges, à travers ces lumières (…) Une chute, les mains cramponnées à cette grille, dans l’abîme. (44)’

L’attente est emphatisée par le récit prédictif qui annonce, par des objets indéfinis comme le regard d’une fille inconnue, l’approche de l’événement : « ça va arriver . Ca va bientôt arriver et à ce moment. (…) Soudain – que s’est-il passé ? -, quelque chose d’autre fixe Habel par-delà ces yeux. » (46). Le récit prédictif est un indicateur de l’inaccessibilité de l’événement, une tentative de maîtriser l’événement sans le pouvoir vraiment, puisqu’il est déjà passé. Il est pratiqué aussi par le narrateur qui rapporte parfois les pensées de Habel au futur, donnant à la narration des événements une allure divinatoire, marquée depuis le début par l’intervention de la voix qui avait prophétisé « maintenant tout peut arriver » (23). Ce type de récit met en œuvre un trouble temporel qui fait dévier de la narration classique - normalement postérieure à ce qu’elle raconte 192 – et montre comment l’écriture de l’événement engage un tremblement  du savoir qui investit « la chose qui arrive » et sa « narrabilité » :

« Le mode de l’événement, c’est le problématique. Avec l’événement, c’est l’intelligibilité qui fait problème – qui devient problématique et problématisée. (…) A la fois révélateur et catalyseur, [l’événement] n’est que la manifestation d’une rupture d’intelligibilité ». 193

Ce trouble participe à brouiller la possibilité, pour le lecteur, de reconnaître le moment où la chose arrive et correspond à une façon de l’investir des sensations du protagoniste. Ce savoir autour des choses qui doivent de toute façon se passer traduit une connaissance antécédente, une expérience en la matière, détenues par les voix de Habel et du narrateur, proches de la dimension autobiographique mais qui s’en détachent par l’accent mis sur la concurrence du fatum à déterminer l’événement. Il s’agit donc d’un procédé fictionnel assez ambigu, lié aux autres par la même nature mystique (apparition de l’Ange Azraïl) puisque s’il crée l’espace pour une pensée autobiographique, il nie une affirmation accomplie de l’événement qui a pu arriver dans une vie. Cependant, le savoir est attesté par une connaissance physique, atteinte par l’expérience qui marque la vie de Habel. Une description minutieuse du narrateur rend compte d’un des moments de prise de conscience physique de l’événement de la maladie de Lily. Habel marche dans le hall de la maison de soins, où :

‘« Une fumée de gros temps envahit néanmoins Habel, où ses serpents se lèvent en lui, rampent en lui, s’entassent en lui comme des paquets de linge pas propre. Déjà dans ce hall, sans aller plus loin. Là un crochet lui transperce les côtes droites, ou la main droite, il ne sait plus, c’est déjà trop tard, ça a beau revenir à la charge, ça a beau recommencer et le saisir à chaque pas, c’est toujours trop tard, il ne sait déjà plus, c’est déjà passé. Mais quand ce qui vous arrive, quoique atroce, demeure si clandestin, si discret que vous pouvez presque dire qu’il ne vous arrive rien et que c’est uniquement parce que ça se change en sensation de peur que vous le remarquez, vous pouvez dire aussi qu’il n’y a rien d’étonnant à ça. Tandis que ça ne dépasse pas le stade de peur équivoque, prohibée, inopportune, tandis que, avançant, Habel prend conscience de son côté droit, ou de sa main droite et de ce à quoi elle sert, une mission qui n’a rien à voir avec une main si l’on s’en tient à la pratique courante, un rôle qui n’est pas naturel pour une main mais qui fait oublier tout le reste, c’est à partir de ce moment-là : tandis que n’étant plus que cette main qui marche il se trouve avoir franchi tout le hall, non comme un passage, un lieu parcourable, mais comme une distance sautée, soustraite à l’espace, enlevée au compte des pas : tandis qu’il se trouve projeté dans cette salle en un temps subtilisé. » 127-128.’

Tout continuant à faire résistance à la nomination qui fixerait l’événement, le roman le précise progressivement en tant qu’événement de la migration et de l’exil : « Là, et plus nulle part où aller, parce que sans doute ce qui doit lui arriver est arrivé » (118). C’est un savoir vidé de l’expérience de « sens commun », un savoir que l’on a déjà défini comme « du fond des âges », proche d’une pensée magique où le sujet pour s’approprier les événements extérieurs, pour leur donner un sens, récrée ou recherche les mêmes circonstances extérieures dans lesquels ils se sont produits la première fois (les mêmes choses aux mêmes endroits). Mais surtout, l’évidement de l’expérience qui caractérise le discours de Habel rend son énonciation exemplaire par sa neutralité. Ce je de Habel (qui est le sien) rend compte de « ce qui arrive », d’un objet de discours neutre souligné par la forme même de la phrase, assise sur la neutralité du démonstratif neutre, « ce », et du verbe le plus abstrait qui soit (arriver). 194

De plus, il s’agit de quelque chose qui arrive tout en étant déjà arrivé puisqu’il n’en finit pas d’arriver. La prédiction est relative à l’aspect imperfectif de « ce qui ne finit pas d’arriver » mais qui arrive, comme auparavant, et qui peut être prévu comme retour du même, qui peut arriver à tout le monde. 195

‘« Mais avant. Il ne peut pas dire quand, mais avant, un moment dont il n’a aucune idée, un de ces moments dont on n’a jamais une idée. Un de ces moments qui commencent, arrivent comme cette eau qui coule sans couler, sans bouger, en dessous, eau gardant toute sa tranquillité. (…). Mais pour vous changer une vie, il s’en faut d’un remous, d’un retour sur elle-même, de cette liquidité, aussi anodine, innocente qu’elle se montre, demeure et continue à passer. Passer comme avant et comme si rien ne s’était passé, voulant dire comme si rien n’avait commencé, n’était en marche, eau qui coule sans en avoir l’air, sans bouger (…) et soudain se couvrant de rides, revenant sur elle-même, remontant le courant. » (78)’

Dans cette métaphore aquatique Dib exprime à la fois le « rien » qui change une vie, un remous qui a une valeur exemplaire, et le processus du retour de l’événement qui permet de réaliser le changement. Le retour sur elle-même de l’eau, représente l’événement de la compréhension, événement scellé par la marque événementielle de la « soudaineté », « soudain revenant sur elle-même ». La liquidité de la substance de la métaphore souligne l’insaisissable du moment où cela a lieu, pourtant bien présent ; l’image du remous où l’écoulement s’interrompt et l’eau revient sur elle-même inscrit la manifestation de l’événement sur fond de permanence : l’eau se montre comme quelque chose qui « demeure et continue à passer ». L’événement échappant à la saisie, passe « comme si rien ne s’était passé ». C’est donc le caractère insaisissable qui, en lui-même, demande une réponse, puisque sa façon « innocente » de passer, comme si rien n’était passé, est cependant ce qui change « une vie », toute vie. Nous pouvons dire, avec Ricœur, que la force d’interruption de l’événement libère sa force d’initiative : 196 Habel ne tardera pas à concrétiser sa réponse à l’événement.

Dans le « même » de la première question, il y a une oscillation du sujet investi par l’événement où se joue l’exemplarité de l’expérience de Habel, qui est repris dans ce dernier passage du récit du narrateur. Ce qui arrive, un remous qui change une vie, est envisageable comme ce qui arrive en même temps à d’autres personnes : une vie, toute vie.

L’élément itératif contenu dans la question du départ est ensuite répandu dans le texte par la répétition à plusieurs reprises de la même question. L’itération, qui donne forme et contenu à la question (les mêmes choses aux mêmes endroits), présente aussi dans le caractère prédictif de son énonciation, est le moyen d’apparition du thème du retour impossible.

Le concept du retour, ouvert par le je de Habel, se déplie ainsi dans l’exemplarité de quelque chose qui dépasse l’expérience individuelle, tout en étant indissolublement enraciné en elle.

Simultanément, la forme du récit laisse entendre que le retour de l’événement contient la possibilité d’être sursignifié. Cependant, c’est précisément ce à quoi le récit de Habel s’oppose en résistant à affirmer ce qui s’est passé, mettant ainsi en valeur l’événement au cœur de sa manifestation (qui est d’abord avènement du je, puisque : « l’événement-parole s’efface dans le sens-signifié »), 197 mais retardant sans cesse le sens de l’événement qui se trouve amplifié dans son côté d’irruption et de surgissement.

L’idée de « répétabilité » de l’événement se précise plus loin quand « même » se décline dans l’acception de « retour » : le même est ce qui revient, ce qui vient à nouveau. Habel apprend, par l’expérience du carrefour où a lieu le mouvement de réapparition-resurgissement des choses qui ont eu lieu, qu’elles sont subordonnées à un événement fondamental qui ne peut pas se reproduire, la rencontre de la mort :

« Rien ne s’est passé.

Et rien ne se passera probablement jamais.

Donner rendez-vous à sa propre mort. C’est peut-être ça, la première erreur.

L’erreur que je n’ai pas su éviter huit soirs de suite. 

Elle ne revient pas deux fois au même endroit . » (58) 198

Ce qui « ne se passe pas » est donc ce dont Habel attend le retour. Il ne s’agit pas d’une négation de « ce qui s’est passé » mais d’une erreur dans l’attente, « la première erreur » qui est à l’origine de la formulation de son questionnement. Cette erreur, une fois comprise, ouvre à une reformulation de sa recherche qui qualifie l’attente du resurgissement comme un « attendre sans attendre » :

On attend sans attendre.

Mais pas deux fois au rendez-vous. (…)

Aucune fois  : une fois la chose, la rencontre, le monstre, le phaéton maudit, passés. (70)

La première question sur le « mêmes choses » s’inscrit dans la problématique du retour, qui dans cette nouvelle assertion prend l’acception du retour impossible. L’itération souligne le retour avec variantes, qui n’est pas retour du même, ce qui serait « erreur originaire » (58). Mais il y a, grâce à la répétition, qui dans un premier temps semble uniquement nier le sens, le nouveau qui arrive dans la variante et qui représente l’espoir dans le roman, à la fin formalisé comme retour de l’humain après son absence. Habel n’est pas dans le renoncement, il est dans l’événement, où :

« ce qui vous arrive, quoique atroce, demeure si clandestin, si discret que vous pouvez presque dire qu’il ne vous arrive rien et que c’est uniquement parce que ça se change en sensation de peur que vous le remarquez, vous pouvez dire aussi qu’il n’y a rien d’étonnant à ça. » (127)

Ainsi, il découvre que la division de soi-même, la cassure que l’événement a provoqué en lui : la mort à laquelle il a échappé, n’empêchent pas son retour à lui-même. Après avoir renoncé à attendre et, dans un certain sens, à vivre, puisque la vie n’est qu’attente :

« Je n’y suis pas retourné, ce soir. Je ne suis pas allé attendre. Il n’y a rien à attendre » (65)

« Je ne suis pas allé attendre. Il n’y a rien à attendre. » (70),

il revient sur les « terres secrètes » de son moi, desquelles il est devenu le gardien :

« Je suis revenu. Je suis au même endroit. Les mêmes choses. Oui, oui. Les mêmes choses aux mêmes endroits. C’est moi qui disais ça. Il n’y a rien à attendre mais je suis revenu ce soir comme avant. Je prends la garde à cet angle , et j’attends, je ne sais pas quoi » (135),

La compréhension à laquelle Habel parvient inscrit l’événement de la migration dans l’attente : « Je suis là. Tout n’a été qu’attente : ce qui s’est produit dans l’intervalle, ce qui m’est arrivé, ce qui dure encore et durera même un temps plus long ; ce temps ce passé, cette vie consommée. » (142). Cette déclaration adressée au Frère, pour lui indiquer ce qu’il n’avait pas prévu en lui ordonnant le départ, précise son discours sur l’événement en tant qu’événement de la migration : « Avec votre discernement, toute votre intelligence, vous n’avez rien su prévoir, Frère. Me voici en train d’attendre encore à ce carrefour d’une capitale étrangère » (142). Le caractère infini de l’attente souligné par Habel fait partie de l’essence même de l’événement de la migration, qui ne finit jamais de passer, ni à l’échelle d’une vie singulière ni des sociétés où il a lieu. Cette dilatation de l’attente, constitue un autre exemple du dépassement du singulier dans l’événement de la migration qui va au-delà d’un moment de la vie : « ma vie est peut-être arrivée là où elle était attendue depuis longtemps. Tout n’a été qu’attente (…) ce qui dure encore et durera même un temps plus long  (142) ; par sa circularité, dont Habel se fait gardien, il va au delà de la possibilité d’être compris dans une vie : « j’attends quelque chose qui m’attend » (144).

L’exemplarité qui en ressort s’origine de la singularité d’une vie pour investir, comme une onde de choc, les générations suivantes :

« Ce qui commençait alors n’avait pas de nom, était ce qui n’a jamais de nom et ne doit jamais arriver. Mais qui arrive. Et arrive bien que non inscrit nulle part, et surtout pas dans cette part appelée à devenir votre part et destinée à être reçue spécialement en lot, à être recueillie dans la suite et l’obscurité des générations. » (110)

La question de Habel sur l’événement est finalement la question de comment faire resurgir l’événement impossible à dire, par excellence celui de l’ « instant de ma mort » auquel l’événement de la migration est apparenté. La « mort manquée » dans son aspect d’inaccompli, est l’événement limite qui fait de lui un superstes. Dans l’attente de voir à nouveau la mort, il y a le désir d’identifier le moment fondateur de sa condition qui est celle d’être entre la vie et la mort. Ensuite, il prend conscience que les choses ne reviennent pas une deuxième fois, comme lui-même ne pourra pas retourner chez lui tel qu’il était. Ce changement qui s’est produit dans son identité est dit à travers l’image de la mort. Il y a une sorte de retour sous la forme de la revenance spectrale :

« Qu’il y ait dès le premier surgissement de l’événement, itérabilité et retour dans l’unicité absolue, dans la singularité absolue, cela fait que la venue de l’événement inaugural ne peut être accueillie que comme retour, revenance, revenance spectrale ». 199

Après avoir établi que la mort ne peut pas revenir, sous peine de n’avoir plus aucune chance de pouvoir le raconter, le véhicule qui a failli le tuer devient la métaphore de tout ce qui peut « repasser » avoir lieu à nouveau : « j’attends de voir ce qui va se passer. Peut-être repasser le maudit véhicule » (135), comme autant de moments où, dans son expérience d’émigré, il effleure la mort en s’y exposant pour en parler. Ce n’est pas une mort accomplie, mais une expérience qui est rapprochée de celle du survivant : Habel a échappé à la mort radicale (biologique), l’a rencontrée avant le temps et a reçu une vue supplémentaire pour comprendre ce qui arrive. Dib recourt ici au récit mystique – conducteur majeur du fictionnel – pour évoquer la compréhension inaccessible qui a pourtant lieu après l’événement. C’est l’Ange de la Mort, Azraïl, qui offre à Habel, survivant, une paire d’yeux :

« Il avait vu quant à lui l’Ange couvert d’yeux qui n’arrive que pour séparer l’âme du corps, et voilà qu’il était toujours là, encore vivant. L’Ange l’avait épargné parce qu’il lui était apparu trop tôt ? Quand il vient avant son heure, l’Ange de la Mort vous octroie, dit-on, une des nombreuses paires d’yeux dont son corps est revêtu et vous voyez alors ce qui échappe à la vision des autres. Portait-il, depuis, un nouveau regard sur les êtres et les choses ? » (152).

Plusieurs fois il se questionnera sur ce qu’il peut effectivement voir avec ce pouvoir supplémentaire. Mais qu’est-ce qui se donne à voir dans l’événement migratoire ?

Comme dans la manifestation de tout événement, il est moins question d’une capacité que de ce qui se donne à voir, Habel aura le plus souvent l’impression que rien ne se passe puisque rien ne se montre :

« Ce qui de l’événement, est visible relève de sa préparation matérielle, temporelle, spatiale, bref, de son organisation factuelle. Mais là encore, le spectateur ne voit que ce qui se donne à voir, il est celui à qui l’on impose de voir quelque chose. (…) Si l’événement n’est pas un spectacle, ce qui de lui comme fait se donne à voir, en revanche, relève de la représentation » 200

C’est pour cette raison que le récit annoncé comme l’événement qui se donne à voir, celui de l’émasculation dans la villa, n’en n’est pas vraiment un. Cet épisode, qu’une narration linéaire et descriptive se charge de rendre bien visible, fonctionne comme un trompe-l’œil dans la représentation de l’événement.

« Dans un instant, il se passera quelque chose » Il se demanda si cet instant n’était pas arrivé, si ça n’allait pas être ça, et ce que ça allait pouvoir être. Il eût voulu surtout savoir si ce n’était pas encore quelque chose comme cette exposition, une idiotie aussi anodine, mondaine et oiseuse, une autre cérémonie ridicule autour de quelque chose de plus ridicule. (…)

« Le moment est arrivé » (153)

Dans une mise en abîme, ce passage du roman met en scène l’obscénité d’un récit d’événement qui met en scène le moment où l’homme devient un homme partagé, littéralement coupé d’un morceau de lui-même : de la partie qui lui assure la reproduction, une continuité après la mort.

Le problème de la visibilité en tant que manifestation sensible du migrant, réapparaît avec vigueur dans le dernier discours au Frère. Habel s’y définit avant tout comme « un homme inattendu» dans l’énigme du sujet « sans nom », « dépouillé de son histoire, de ses racines », que son Frère ne saura pas reconnaître, ni prendre dans ses mains. Il sera victime des apparences et changera de chemin en voyant son frère mendier, ou alors il voudra aider celui qui ne le demande pas mais qui se présente sous un meilleur aspect que l’autre. En tout cas, de la rue il n’accueillera que l’argent. (pp. 176-177)

Si le migrant est un être partagé, le récit de migration ne peut que chercher à l’infini cet instant où la séparation s’est produite, sans jamais pouvoir véritablement le « voir » et le donner à voir. Pour cette raison le récit du « sacrifice » est un récit obscène, dans le sens qu’il montre ce qui ne peut pas se voir (qui dans la tragédie grecque était laissé en ombre, jamais représenté sur la scène). Cet épisode entre en résonance avec celui de l’accident, où Habel constate l’indifférence de la foule qui incarnece que Agamben appelle« l’inhumaine impossibilité de voir » 201 . La foule qui refuse de voir ce qui se passe, refuse en même temps non seulement d’intervenir dans le présent, mais de pouvoir en témoigner.

Mettre en scène ce qui doit rester caché relève de la “tentation du mal” et de sa banalisation, un concept longuement développé par Hannah Arendt autour du Nazisme et qui pour Marina De Chiara s’étend à ce qui doit rester en deçà de la frontière du domaine public :

« La tentazione del male è una pulsione, o meglio, compulsione, a voler vedere proprio quello che, per salvare la nostra umanità, ossia l’idea che noi abbiamo di noi stessi come umani, deve restare « osceno », ob-scene, ossia fuori scena, fuori campo, fuori dal campo visivo pubblico, e dunque per estensione, fuori dal dominio pubblico. » 202

L’épisode de l’émasculation montre que la supposée vraie scène (publique) où l’événement a lieu – la scène culturelle française où les vrais événements artistiques ont lieu, où circule l’argent : le propriétaire de la villa échange avec le Vieux des enveloppes 203 – ne peut que renvoyer pour Dib à son hors scène, la rue, où les événements ne sont pas visibles d’une façon spectaculaire. Ils restent plutôt au niveau du secret :

« Là où l’événement résiste à l’information, au faire savoir, au savoir, le secret est de la partie. (…) Le secret appartient à la structure de l’événement. Non pas le secret au sens du privé, du clandestin, du caché, mais le secret en tant que ce qui n’apparaît pas. » 204

Après avoir assisté à ce rituel, Habel a l’intuition de commencer à comprendre : « Il avait l’impression que, jusqu’à cette seconde, il avait toujours été ailleurs que là où il aurait dû. Et il avait mis tout ce temps à le comprendre. » (165), même si le processus de compréhension ne s’inscrit pas dans un seul moment précis 205 .

La capacité, comme deuxième terme de ce qui se donne à voir, intervient alors comme capacité de réaliser ce qui s’est passé sans se donner en spectacle, et ensuite d’y répondre. Le nouveau regard offert par l’Ange de la Mort, préfigure l’accomplissement de la compréhension ouvrant la voie à l’action de Habel qui répond ainsi de ce qui lui arrive.

Je suis là. Oui, oui. J’attends. Attends de voir ce qui va se passer. Je ne sais plus maintenant depuis combien de soirs je reviens exposer ma vie à cet endroit. (…)

Je sais ce qui va se passer, je sais tout… (162)

Conformément à la structure événementielle du roman, sa réponse ne peut qu’être sous une forme inchoative, en train de se faire et projetée dans le futur :

Je raconterai, je raconterai, et je recommencerai. Je redirai comment toutes ces choses étaient arrivées (…) Je répéterai, je raconterai, je redirai tout ce qui s’était passé, jusqu’à mon dernier souffle. Et même alors, je continuerai, je le murmurerai à celui qui m’enroulera dans mon linceul, me couchera dans mon cercueil. Il le faudra. (164 et 170)

Le futur prend une forme radicale : raconter revient à un projet à poursuivre jusqu’à la mort, « jusqu’au dernier souffle », et dans la mort « dans mon linceul ». Raconter « ce qui m’est arrivé » à celui qui « me déposera dans ma tombe » lance le récit de l’événement dans un futur qui aspire à aller au-delà de la mort, au-delà de l’oubli.

La réponse que l’on peut saisir dans ce projet englobe les différents événements qui ont ressurgi tout au long du roman. Elle se fait action entreprise aux côtés de Lily qu’il soigne avec le récit ; le projet de raconter est un engagement de Habel à la première personne qui se formule ainsi comme réponse à la provocation du manuscrit du Vieux volé et puis détruit ; une réponse qui pour se formuler est passée par un acte de courage : « Cherche, se dit le jeune homme. Cherche-le, lui aussi. Trouve-le, rends-le à sa vérité. Fais preuve de courage » (165).

Habel ne fait pas résistance aux avances de la Dame. Il connaît ainsi la soumission jusqu’à ses retranchements les plus intimes pour en ressortir ensuite avec une prise de conscience de ce qu’est être soumis, changer de peau et se révolter, « plein seulement de haine » :

« Puis Habel prit conscience de ce qui était arrivé. Trop tard, vieille peau ! Ta soumission ne te sert à rien, je t’ai déjà démolie ! Il s’en était rendu compte à la seconde même où ça se produisait, une espèce de seconde, une fracture du temps. (…). Conduit dans cette pièce par la haine (…) il entassa les deux paquets en un et cette fois il déguerpit. » (172-173)

Raconter se configure aussi comme une action qui répond au départ ordonné par le Frère, auquel attester « tout ce qu’il n’avait pas prévu ». Habel inscrit dans sa réponse l’idée de la responsabilité personnelle impliquée dans ce qui arrive : « Que ça puisse être, que de pareilles choses puissent arriver, Frère : de quoi n’est-on pas capable quand on veut, à l’instant où on le veut » (172).

Finalement, dans le projet de raconter on peut envisager un dénouement de l’histoire en tant que réponse à l’événement de la migration, qui en passant par différentes étapes-épreuves, conduit le héros à formuler la promesse du récit dans laquelle lire le souhait pour l’avenir de l’écriture : l’écriture dans sa promesse de dépasser la mort.

« Il y a une parole qu’on appelle constative, qui est théorique, qui consiste à dire ce qui est, à décrire ou à constater ce qui est, et il y a une parole qu’on appelle performative et qui fait en parlant. Quand je promets, par exemple, je ne dis pas un événement, je fais l’événement par mon engagement. Le « oui » [dans son exemple le « oui » est celui du mariage] ne dit pas l’événement, il fait l’événement, il constitue l’événement. C’est une parole-événement, c’est un dire-événement. » 206

En tant que promesse, l’écriture événementielle se configure comme parole performative qui fait l’événement : un dire-événement.

***

Nous avons déjà analysé la configuration de l’action de Habel au carrefour comme une mise à l’œuvre du paradoxe d’un « faire sans rien faire », une action qui configure le caractère de la narration et renvoie à l’activité de l’écriture prise dans la même immobilité physique et ouverte aux plus larges mouvements de l’esprit. Mais la métaphore de l’écriture tient, à bien y regarder, une place bien plus importante que cela : l’enchaînement des événements, observé par le biais de l’acquisition de l’objet « écriture », nous montre Habel comme le roman de l’écriture de migration. Cet enchaînement est le seul qui permet de voir une structure transparente des événements, qui peut être parcourue selon les critères fonctionnels de la narratologie. Le schéma actanciel de Greimas configure le parcours narratif comme la réalisation d'un contrat qui amène le protagoniste à subir plusieurs épreuves afin de se montrer digne de son rôle de sujet proprement dit 207 . Le héros, pour remplir le contrat, nécessite des compétences nécessaires à l’exécution de sa tâche, qu’il acquiert pendant une phase de compétence ou de « l’être-faire », qui correspond à l’expérience du carrefour. Celle-ci prépare et rend possible l’action proprement dite pendant laquelle le sujet acquiert un certain nombre d’objets modaux (objets de valeur abstraite, en opposition aux objets de valeur concrets).

« Souvent, la phase de compétence est située géographiquement dans une zone de transition (un lieu de passage) et elle se termine par l'acquisition d'un instrument (objet partiel ou adjuvant qui symbolise en quelque sorte les savoirs et compétences nouvellement acquis). » 208

La phase suivante, que nous avons reconnue comme phase de compréhension, est selon Greimas celle de « l’être-être » : « dans cette phase d’évaluation le destinateur juge l’exécution du contrat : il vérifie si la mission a été menée à son terme, si l’objet acquis correspond bien à celui dont on avait convenu et s’il a bien été remis au destinataire » 209 . Habel parvient à cette phase à travers la compétence acquise au carrefour qui est celle de la parole testimoniale, une conscience à lui de sa propre parole qui le conduit à refuser le manuscrit (l’instrument acquis durant ses épreuves) et à s’engager dans le récit-soin de Lily. Le dernier discours au Frère est construit en effet comme une évaluation de tout ce qu’a comporté la migration, et l’objet acquis pourrait bien être lu comme l’homme que Habel est devenu, qui peut dès lors décider de sa vie et prendre position. Après quoi on assiste au renversement des termes qui marque le dénouement de l’histoire : le ciel, « vidé de toute substance » du commencement, traversant toute les apparences, devient bleu à la fin, en restituant au Réel son caractère consubstantiel qui tient le dernier mot sur tout :

« Dehors, dans la cour de la clinique, le ciel paraissait avoir été tendu d’or. Il était comme un reflet du ciel des anges et des bienheureux. Ce miracle bleu, avec un seul nuage d’argent au centre, gardait raison sur tout, avait le dernier mot sur tout. On pouvait lui adresser une prière. » (188)

Si Greimas constate que :

« Au cours des événements il s'opère une inversion des contenus de la signification, un terme initial se métamorphosant en le terme contraire , ou pour le moins contradictoire . Aussi les événements peuvent-ils être décrits comme autant de transformations d'une situation initiale en une situation finale. »

Sans une analyse de l’écriture événementielle, la réduction schématique des événements, dans laquelle reconnaître l’enchaînement de l’écriture de la migration, pourrait difficilement montrer le caractère actif de ce dénouement, de ce que l’écriture en tant qu’écriture testimoniale de la migration met en œuvre.

Notes
183.

Khabbaz, Lyne, op.cit., p. 21. La logique qui exclut Habel du monde est précisément non causale. Non causale ne signifie pas pour autant non existant, au contraire, la portée de l’événement ne se limite pas à la portée d’une cause « pharisaïque », sur laquelle se bâtit le discours univoque dont parle C. Bonn. C’est là qu’est contenu son indicible. On a déjà analysé la logique causale, incarnée par Sabine qui a : une explication pour le plus mince événement survenant dans sa vie », (13). A la survenue du je d’Habel, Sabine et la logique causale, dont elle est chargée, sera mise entre parenthèses -en attente dans un bistrot- pour être abandonnée définitivement à la fin du roman où le protagoniste choisit une autre femme, Lily qui incarne la folie.

184.

Ibid. p. 23.

185.

« Finalement l’événement n’est pas simplement rappelé à l’ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête du sens », op. cit. p. 41.

186.

C. Romano parle d’ « appropriation compréhensive » des événements supra-individuels, (il analyse celui de la déportation), l’appropriation rendue publique d‘événements dont l’assignation est plurivoque.

187.

L’événement est défini par C. Romano comme ce qui : « fait époque par sa survenue, il est inauguration qui ne se résout nullement en elle-même mais ouvre l’espace d’un passé et d’un futur », Khabbaz, Lyne, op.cit., p. 27. .

188.

La compréhension de la rencontre du Vieux passe par le même processus de resurgissement du discours du Vieux : « une parole qui ne fait que revenir, lui sauter dessus et redire tout ce qu’il n’avait pas entendu », (89). Habel réentend le discours qui efface tout questionnement éthique, (voir p. 150, une question qui élimine toutes les autres) dont la ritournelle est « Pas de honte pas de remords. » (90) et pense en lui-même : « je comprends ça. Je comprends beaucoup de choses, je comprends tout ; là est le malheur », (90).

189.

Khabbaz, Lyne, op. cit. p. 23 : « La rencontre ne s’épuise pas dans le moment de sa présentification, elle ne s’épuise pas davantage dans sa continuité puisque, au contraire, elle est a-vènement de possibilités, tout entière ouverture à l’éventualité ».

190.

Cependant, dans le discours du Vieux il y a la volonté d’effacer le nom à donner à ce qui précède la mise en acte du mal, et non pas la recherche de ce nom : « Pas du tout parce que toute retraite vous a été coupée car on pourrait le croire. Mais parce que les routes, toutes les routes, ont cessé d’exister, perdues comme de l’eau dans du sable ; c’est à cet instant seulement. Mais on hésite aussi sur la façon d’appeler ça, parce qu’on ne sait pas non plus de quoi il s’agit et si ça possède un nom. (…) Qu’on débauche ensuite des enfants, initie tant qu’on veut d’innocentes jeunes filles ou d’innocents garçons à des plaisirs – des plaisirs qui ne leur laisseraient qu’une insatisfaction dont ils peuvent toujours chercher la cause – qu’on se prostitue soi-même et contemple ça d’un œil surpris, peut-être fasciné même, pourquoi pas ? Jubilant ! On n’entend aucune voix intérieure se récrier, jeter l’anathème. Il n’y a pas de voix du tout ; il n’y a pas de honte, pas de remords. » (…) « Pas de honte pas de remords. », (89-90).

191.

Ceci se continue pour des événements identifiés, comme la rencontre du Vieux : « malgré lui il réentend ce que le vieux avait débité en chemin cette première nuit et les autres nuits après » (88).

192.

Genette, op. cit. p. 228 : « Il semble aller de soi que la narration ne peut être que postérieure à ce qu’elle raconte, mais cette évidence est démentie par l’existence du “récit prédictif ” », selon le terme utilisé par Todorov » dans Grammaire du Décameron, p. 48.

193.

Bensa, Alban et Fassin, Eric, « Les sciences sociales face à l’événement », in : Qu’est-ce qu’un événement, Terrain n. 38, mars 2002, pp. 9 et 10.

Dans l’analyse philologique du mot « événement », E. Boisset montre bien qu’il est enraciné dans la tension parmi trois strates de sens différents, tension qui définit son essence questionnante : « L’événement est devenu une question. Devenu ? Voire. », Boisset, Emmanuel, « Aperçu historique sur le mot Evénement », in : Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement, Rennes, PUR, 2006, p. 28.

194.

Arriver peut signifier : « l’occurrence temporelle, le temps indispensable à tout changement, à toute sortie du repos », Daviet-Taylor, Françoise, « L’événement : une globalité saisie », in : L’événement : formes et figure, Presses de l’Université d’Angers, Angers, 2006, p. 19.

195.

Cette inaccessibilité de l’événement, exaltée par le trouble du récit prédictif, tout en soulignant l’impuissance de la logique chronologique, marque un écart par rapport à l’impuissance exprimé par Feraoun de l’écriture à « changer le sens général d’une phrase ». La même « violence du fait accompli » est en jeu, ce qui confère un savoir divinatoire et n’empêche pas de poser obstinément les mêmes questions.

196.

L’exemple de Ricœur se base ici sur l’aspect inchoatif des phrases qui disent l’arrivée de l’événement ; prises dans une séquence assez longue, l’antithèse des temps verbaux (passage du passé simple -temps de l’incidence- à l’imparfait - temps de l’état de choses durable) a licence de faire surgir l’événement sur fond de permanence. « Les langues disent-elles bien par leur structure le tranchant de l’événement qui, par sa force d’interruption, libère sa force d’initiative », Ricœur, Paul, op. cit. p. 54.

197.

Ricœur, Paul, op. cit. p. 46.

198.

La même phrase se trouve quelque chapitre auparavant : « Ce n’est pas arrivé.

Rien n’est arrivé. Depuis six soirs. C’est le sixième soir. Ce n’est pas arrivé. Et rien n’arrivera probablement jamais.

Moi non plus je n’ai pas su éviter l’erreur. Donner rendez-vous à sa propre mort ! (48)

199.

Derrida, Jacques, op. cit, p. 98.

200.

Khabbaz, Lyne, op. cit. p. 31.

201.

Agamben, Giorgio, Quel che resta di Auschwitz, (1998), Ce qui reste d’Auschwitz, (trad. de Pierre Alfieri) Paris, Payot & Rivages, 1999, p. 66.

202.

« La tentation du mal est une pulsion, ou mieux, une compulsion, à vouloir voir justement ce qui, pour sauver notre humanité, c'est-à-dire l’idée que nous avons de nous-mêmes en tant qu’humains, doit rester « obscène » : hors scène, en dehors du champs visuel public, et donc, en dehors du domaine public », M. De Chiara, Oltre la gabbia. Ordine coloniale e arte di confine, Rome, Meltemi, 2005, p. 66. Elle renvoie à l’idée de l’obscène comme tentation formulée par H. Arendt sur la banalité du mal et reprise par J. Rose.

203.

« Peu après le Vieux retirait de la poche intérieure de son veston quelque chose qui semblait être une enveloppe et la remettait à son interlocuteur. Ce dernier reçu l’objet sans autre manifestation qu’un sourire guère plus esquissé, ou moins contenu, qu’à leur arrivée. » (143)

204.

Derrida, Jacques, op. cit, p. 105.

205.

En réaction au souvenir du discours du Vieux Habel dit : «  je comprends ça. Je comprends beaucoup de choses, je comprends tout ; là est le malheur » (90).

206.

Derrida, Jacques, op. cit. p. 88.

207.

De Geest, Dirk, « La sémiotique narrative de A. J. Greimas » (trad. Jan Baetens), janvier 2003, Image & Narrative, Online Magazine of the Visual Narrative, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.imageandnarrative.be/uncanny/dirkdegeest.htm .

208.

Ibidem.

209.

Ibidem.