1.1. Une histoire dans le récit

L’histoire qui compose la trame narrative de LPHS a pour protagonistes Tahar Ben Jelloun et un certain nombre de travailleurs maghrébins immigrés en France, souffrant de troubles psychiques qui se manifestent par l’impuissance sexuelle. C’est en qualité de doctorant, et en tant qu’il travaille comme vacataire au Centre de médecine psychosomatique « Dejerine » de Paris, que Tahar Ben Jelloun reçoit les immigrés pour les « soigner » et les aider à « guérir » en leur apportant un soutien psychologique.

L’histoire de ce rapport entre soignant et consultants est l’histoire d’une expérience vraie, vécue par l’écrivain, qui a effectivement travaillé dans ce centre en vue de la préparation de sa thèse - soutenue en 1975, deux ans avant la publication de LPHS, intitulée : « Misère sexuelle d’émigrés nord-africains : présentation de 27 cas d’impuissance sexuelle » 1 . L’auteur en donne plusieurs attestations. Il est en effet précisé dans la page des remerciements : « Ce livre est issu d’une thèse de troisième cycle en psychiatrie sociale, soutenue en juin 1975 à l’Université Paris VII. ». La même confirmation est contenue dans la biographie autorisée par l’auteur sur son site web officiel « taharbenjelloun.org » : « A partir de cette thèse j'écris La plus haute des solitudes.».

L’histoire de LPHS s’origine dans l’expérience d’écoute de l’auteur dans le contexte spécifique du soin psychosomatique : « J’ai été une écoute. J’ai été à l’écoute d’un certain nombre de personnes venues consulter pour troubles sexuels ou plus exactement pour malaises physiologiques altérant leur sexualité » (17). D’après la quatrième de couverture, Ben Jelloun a reçu dans le centre pendant trois ans (la durée globale de cette expérience n’est jamais indiquée à l’intérieur du texte) 2 des travailleurs immigrés maghrébins souffrants d’impuissance sexuelle. Dans son récit, le narrateur expose sa thèse sur l’origine de l’impuissance, le type de souffrance qu’elle provoque et par quels moyens pouvoir la soulager et la guérir.

Le contexte où elle se déroule, mais aussi la raison première de conduire une recherche, donnent une tournure scientifique à l’histoire qui pour autant ne l’est plus. Il ne s’agit plus d’une « présentation de cas d’impuissance » comme l’était le premier texte produit dans le but d’une recherche en psychiatrie sociale, mais de l’histoire de la « misère affective et sexuelle d’émigrés nord-africains » telle que l’atteste la modification des sous-titres.

La plus haute des solitudes
Misère affective et sexuelle d’émigrés nord-africains
 Misère sexuelle d’émigrés nord-africains : présentation de 27 cas d’impuissance sexuelle 

Le changement du titre, quant à lui, donne un premier signe du fait qu’il ne s’agit pas d’un sujet scientifique et il est assez évocateur de la métamorphose majeure que va constituer la métaphore diffuse dans le texte : l’impuissance sexuelle et l’attribut de la misère deviennent La plus haute des solitudes. La misère change de signe et par un mouvement ascensionnel quitte le bas de la matière de la vie sexuelle vécue pour s’élever dans une qualité superlative qui transforme l’homme cloué au bas de l’échelle sociale par la colonisation et le système capitaliste en l’ « être de la plus haute des solitudes » :

« Cet homme mort échappe enfin à la rentabilité sociale, à la vente de sa propre vie, de sa force de travail. Il regarde d’ailleurs le commerce des hommes et des choses. Il est l’être libre. Il est l’être de la plus haute des solitudes. » (181)

En effet LPHS est plutôt le récit qui résulte du croisement d’éléments composites provenant des discours et langages différents qui, référés à des contextes et genres divers, créent un mélange de styles. La terminologie médicale et psychiatrique croise le registre sociologique et le parler oral des travailleurs avec des formes imagées spécifiques à un milieu culturel. A cette hétérogénéité, s’ajoute celle de l’histoire qui se compose de chaque vie individuelle, annoncée par les fiches de présentation qui précédent le récit, par l’histoire de l’auteur-témoin et par celle de la recherche du doctorant.

Mais, considérée dans sa totalité où chaque partie du livre (titre, introduction, conclusion, etc.) participe de l’histoire, LPHS pourrait être vu comme l’histoire incroyable de la façon dont des immigrés impuissants deviennent des hommes libres, de comment la plus haute des solitudes peut signifier le refus et la révolte. L’impuissance des travailleurs venus consulter n’est pas traitée du point de vue scientifique : elle n’est pas analysée, elle est dénoncée en tant que mal social plus vaste causé par le pouvoir castrateur du colonialisme, de l’impérialisme et du capitalisme. 3

Par un glissement semblable, l’impuissance va marquer aussi la relation soignant/consultant et par là l’écriture même de cette expérience de l’écrivain. L’échec de la psychiatrie sociale à trouver une méthode pour soigner les effets de la migration postcoloniale, correspond à l’échec de l’auteur, qui à la fin du texte se définit « Moi l’échec » :

« Il s’agit pour l’homme qui est en face de lui, qui est chargé de faire quelque chose, qui recueille la confession du corps nu et de l’âme vagabonde, de s’assumer en tant qu’échec. » (182)

L’histoire soignant/consultants est racontée à la première personne par l’auteur et par les interventions des consultants qui sont rapportées dans le texte en forme directe ou indirecte. A partir donc de la structure principale de l’histoire d’une relation de soin, se dégagent plusieurs micro-histoires de vie de chacun des consultants. Le lecteur vient ainsi en contact avec l’histoire de Monsieur F.N., un algérien « grand et élégant », arrivé en France en bonne santé. Ouvrier dans le bâtiment, il est tombé malade en dormant dans le chantier et a été hospitalisé pour des sinusites (163) ; ou l’histoire de Monsieur K.H., algérien marié et père de quatre enfants arrivé en France en 1948 pour qui tous les problèmes ont commencé avec des yaourts glacés mangés à l’usine (152). Certains consultants sont condamnés à une impuissance définitive, comme A.G., âgé de 25 ans, qui a poursuivi un long parcours de soin sans issue suite à un accident de travail (80). Pour chaque histoire singulière, l’auteur souligne les traits communs, comme le sentiment que l’impuissance chamboule tout le rapport au monde du sujet. « Ce n’est pas seulement le rapport au corps qui est perturbé, c’est tout le rapport à la vie qui est mis en cause. » (66) L’impuissance met en crise l’idée même de ce qu’est « être un homme » et plonge le sujet dans un état de suspension entre la vie et la mort : « ils survivent dans un espèce de statu quo entre la vie et la mort » (72). La vie n’est plus celle d’avant l’arrivée en France et le lieu symbolique de la vie dans le corps est atteint par la mort.

En ce sens, l’impuissance comme maladie devient le signifiant de la migration qui contraint la vie dans un entre-deux ; elle devient le stigmate qui inscrit dans le corps une perte de sens plus globale : la cicatrice ouverte d’une blessure plus ancienne. L’épicentre de ce chamboulement touche un type spécifique de rapport à l’autre, celui qui est chargé d’assurer la continuation de la vie. L’homme impuissant est ainsi pris dans une double confrontation à la même impuissance face à deux images culturellement différentes de la femme. 4

Une autre constante que l’auteur met en relief est l’impossibilité de rentrer au pays à cause de la honte d’être impuissant et l’isolement où elle naît et se développe. Du moment que l’impuissance est un signe de différence sociale, elle devient la raison de s’exiler dans les deux pays :

« Rentrer chez moi ? Pas question (…) Tant que ça ne s’arrange pas, je resterai ici. » (142)

« Elle sait que je ne suis pas comme les autres. Alors, j’évite les regards des autres. Je travaille la tête baissée. » (142)

L’impuissance devient ainsi le signe parlant du retour impossible, cette autre difficulté liée à la migration qui enracine le sujet dans une sorte de précarité moins géographique qu’existentielle. Cet aspect est présent dans le type de relation qui fait l’objet de l’histoire et dans l’évaluation du soin qui constitue sa scène d’interpellation. La trame narrative de LPHS, qui se déroule autour de la relation entre Ben Jelloun et des immigrés souffrants, est en effet l’histoire d’une relation caractérisée par la précarité : les rencontres se suivent, scandées par des rendez-vous qui n’assurent pas une continuité puisque les consultants peuvent décider à tout moment de ne plus revenir. Ils arrivent et ils repartent, sans que le protagoniste sache s’il y aura une suite. La relation possède en elle-même un caractère migratoire : « A partir du moment où ils ont décidé qu’ils sont guéris, ils n’ont plus (du moins apparemment) de demande à formuler ; ils partent sans reprendre rendez-vous. » (123). Dans quelques cas, l’histoire de la relation se termine par un vrai départ qui coïncide avec le retour au pays. Le soin même se définit alors comme réussi. L’auteur met en évidence que le soin se définit dans le rapport qui existe entre l’impuissance et la condition d’immigré : l’évaluation des troubles psychiques n’est pas dissociable de cette spécificité. Parallèlement, la maladie même devient plus difficilement cernable et se confond avec une sorte de « maladie migratoire ». Ainsi le soin est aussi l’évaluation de l’effet du départ : souvent rentrer au pays est décrit comme l’administration d’un médicament.

Prises dans l’ensemble, les histoires des consultants racontent l’avoir lieu de l’expérience de soin. Cet aspect du récit reste le plus ambigu, riche de différentes significations bien sûr, mais qui surtout compose l’élément de force de la narration, le lieu de la tension narrative. L’histoire qui court sous les lignes de LPHS est aussi l’histoire de comment soigner la blessure de la migration postcoloniale. 5

La trame principale, où se croisent la narration de la relation soignant/consultants et les histoires individuelles des consultants, donne l’occasion à l’auteur de formuler d’autres réflexions à caractère sociologique, anthropologique, et en matière de psychiatrie sociale, qui vont former un discours entrelacé aux deux autres (histoire de la relation de soin, histoires individuelles). A l’intérieur de ce deuxième discours se trouvent des descriptions relatives à la culture maghrébine : en particulier, sont développés les sujets de la relation femme/homme, mère/fils, la place du père et la structure sociale basée sur le patriarcat. Une vaste place est accordée aux coutumes en matière sexuelle : homosexualité, masturbation, prostitution.

Concernant le sujet du soin et de la guérison, l’auteur accorde une description ethnologique assez succincte des figures des guérisseurs traditionnels, (129-131). Cependant, tout au long de la narration ces figures reviennent et participent d’un principe d’appropriation plus vaste qui parcourt tout le texte. Dans le but de définir son rôle, l’auteur s’investit d’éléments appartenant au monde traditionnel qui sont déplacés et transformés dans le présent de l’histoire narrée 6 .

Le discours autour de la psychiatrie sociale, et les réserves que l’auteur formule sur l’efficacité de ses applications pour soigner les troubles psychiques des immigrés, ouvrent des descriptions sur le contexte de vie de ceux-ci. La situation des immigrés en France à la moitié des années 70 est reconstruite à partir de leur « misère secrète ». La critique adressée à la psychiatrie sociale a aussi la fonction de représenter la migration comme un mal « incurable ».

Se développant autour de la demande formulée par les consultants – comment guérir ? – le discours des sciences sociales ressort de cette interpellation spécifique où le mal en question – l’impuissance – doit être connu pour pouvoir être soigné. Ce discours complémentaire se trouve ainsi légitimé par la nécessité d’une réponse articulée : pour guérir un « mal » l’auteur s’attache à décrire le terrain sur lequel il s’est développé. Cependant, si une vaste partie de ce discours est consacrée au terrain culturel et sociologique du Maghreb, celui de la France reste presque complètement confié à la parole de l’immigré. C’est à partir des quelques éléments à peine évoqués dans les fragments d’entretiens que le lecteur entre en contact avec le type de vie de l’immigré en France. De la part de l’auteur, il n’y a pas de descriptions socio-historiques – comme pour les autres sujets – sur la migration ou les conditions de travail en France : le terrain français où se déclare la maladie est entièrement soumis au ton agonique de la dénonciation. Cette tonalité du discours est symétrique à l’avènement de la maladie, elle participe à créer son pathos : comme elle, le discours se déclare, la modalité assertive éclate dans le ton pamphlétaire. Cette autre couche discursive (politique et historique) prend alors la forme d’une mise en procès : de la discipline psychiatrique, du système capitaliste et du colonialisme. La critique est plus acérée quand il est question de ces deux derniers, qui occupent aussi plus de place. Quand le processus d’immigration nord-africain en France est décrit comme la conséquence du capitalisme et de la violence coloniale des post-indépendances le ton se gonfle d’emphase et les facteurs du mal sont représentés comme des êtres presque animés.

« Le grand capital continue de vider méthodiquement la terre de son sang le plus précieux : les hommes. La violence coloniale d’hier se perpétue aujourd’hui de manière plus pernicieuse, puisque aux exigences du besoin (chômage dans les pays d’origine) s’ajoute la coopération complice des bourgeoisies locales. » (12)

Même à travers des tons plus apaisés l’histoire de la migration est décrite comme une obligation, jamais comme un choix, qui entraîne l’exploitation et la misère matérielle et affective.

« L’immigration est vécue par ces travailleurs, mutilés, séparés du pouvoir de jouissance, comme variante de la domination qu’ils ont connue. Hier c’était chez eux, sur leur terre, dans leur foyer ; aujourd’hui le processus s’est modifié et c’est dans leur propre déplacement qu’ils subissent la nouvelle forme de domination. » (24)

C’est ainsi que le sujet d’une migration non choisie – qui, même s’il concerne la majorité de la population immigrée, reste socialement très spécifique à la classe du « travailleur immigré » - tend à l’universalisation du phénomène migratoire postcolonial. Ce glissement du spécifique vers un universel, qui se caractérise par la violence, a lieu par des processus de figuration comme celui de l’imagerie liée à l’arbre (déboisement, arbre et forêt arrachés).

Notes
1.

La thèse a été perdue dans la bibliothèque de Sciences humaines à Paris VII. Un autre exemplaire se trouve à la bibliothèque de la Sorbonne mais est exclu du prêt interbibliothécaire.

2.

Une durée d’environs deux ans est indiquée au moment de la reconstruction du récit-type : « ce que j’ai entendu pendant plus de deux ans ». (140)

3.

Voir infra : 2.1.2. « Toute classification ne peut qu’être artificielle » : l’absence du cadre factuel.

4.

Ben Jelloun interprète un peu à sens unique le possible pouvoir inhibiteur de la confrontation à la différence. Pour lui, la femme française pour le travailleur maghrébin est un « objet impossible » qui entraîne un refoulement de ses désirs : « l’émigré célibataire, du fait de sa solitude et de sa condition, doit refouler ses désirs, il ne peut « posséder » ce corps (qui s’installe dans son imaginaire et devient un fantasme). » (66) La différence fait aussi peur, elle est castratrice du fait de détruire les certitudes et le confort des choses connues. Les immigrés sont souvent impuissants aussi avec les femmes maghrébines.

5.

Voir infra : 1.2. La guérison comme signe de tension narrative.

6.

Voir infra : 4.4. Un psychanalyste sauvage ou un marabout ?