Le sujet de la migration non choisie se précise autour d’un aspect qui, selon l’auteur, reste le plus souvent caché dans le discours sur la migration. Le narrateur se propose d’interroger la misère la moins visible des immigrés afin de la faire sortir du silence dont elle est prisonnière :
« La misère matérielle dans laquelle ils vivent (condition de travail, logement, exploitation sous différentes formes) est de plus en plus connue et souvent dénoncée. Mais que dire de l’autre misère, la moins visible, celle de la solitude, celle qu’ils subissent dans la rue, dans la chambre, dans le sommeil ? On n’en parle jamais. » (15).
En choisissant cet angle d’approche, l’auteur cible un point précis du silence autour de l’immigration qui devrait être la misère affective. Cette « autre » misère est un sujet qui est tenu sous silence (« on n’en parle jamais ») : ce non-dit et non-vu recèlent donc le secret et l’innommable de l’expérience de la migration. Le sujet se déplace donc d’un sujet qu’un texte factuel pourrait décrire vers la confrontation au silence et au secret, vers ce qui ne peut pas être décrit.
Ce choix d’angle d’observation pour traiter du sujet de la migration deviendra cardinal dans l’évolution de l’œuvre de Ben Jelloun. Le thème de la misère secrète rejoint en effet l’un des thèmes qui deviendront chers à l’auteur, celui de la parole secrète, « du secret caché sous les pierres » que l’on retrouvera très souvent dans son œuvre ultérieure. Dans L’écrivain public, une femme de la place publique qui symbolise la sagesse traditionnelle (orale et populaire) approche le narrateur et lui confie un discours qui présente en synthèse tous les éléments du secret public. L’apprentissage qu’elle indique à l’écrivain public consiste à écouter ceux qui parlent sans bouger les lèvres et à « apprendre à soulever les pierres du secret ». 7
C’est à cette même tâche que se livre l’auteur en assumant sur lui les risques liés à un tel geste : tout d’abord celui de l’obscénité de montrer ce qui n’est pas visible, puis de parler de ce dont on ne peut pas parler en l’arrachant au silence.
L’écrivain public, op. cit., p. 173.