Ben Jelloun témoigne de l’expérience de la souffrance des autres, mais en même temps cette expérience de terstis l’amène à témoigner en première personne. Ce témoignage n’est plus seulement celui sur la misère des immigrés mais aussi celui de l’impuissance de l’écrivain, qui lui oppose résistance par différents recours : l’assertivité et les glissements elliptiques du discours contestataire, le brouillage des rôles qu’il serait censé tenir (thérapeute, magicien, scientifique, écrivain) et la réélaboration de la parole de l’autre.
Dans la présentation, l’auteur manifeste fermement son intention de témoigner de la condition des hommes qui émigrent :
« Mon propos est de témoigner sur cette exclusion. Des hommes émigrent. A un moment de leur séjour, certains sont frappés d’impuissance sexuelle. A cette absence répond la « subversion silencieuse », celle qui passe par la mort, une mort en deçà de la mort, une mort dans la vie. C’est en silence que cette subversion fait le procès de l’Histoire, du capitalisme international, de la science occidentale et de l’ethnocentrisme » (12)
La déclaration d’intention de témoigner s’inscrit dans un discours plus ample qui présente les conditions socio-historiques dans lesquelles la migration s’inscrit. Le ton agonique de la dénonciation de cette description sert ainsi de cadre à la « venue au témoignage » qui dans un premier temps est chevillé au discours sur le procès de l’Histoire. Les chefs d’accusation de ce procès qui n’aura jamais lieu sont les morts, les blessures, le mépris de l’autre, l’ethnocide de la différence, la dépossession de la terre et de l’identité.
« La pénétration coloniale opérée sur les peuples du Maghreb a entraîné morts et blessures. Au commencement, le mépris de l’Autre et l’ethnocide de l’intolérable différence. Dépossédés de leur identité, des hommes se sont vu déposséder aussi de leur terre. Il leur restait leur corps. Nu. Il fut mis à la disposition de la rentabilité » (11)
La représentation du procès a lieu par une modalisation emphatique de l’assertion. Les phrases où les chefs d’accusation sont énumérés sont courtes et très sèches. Le destin des hommes qui émigrent (qui dans ce cadre deviennent des hommes « arrachés à leur terre ») fait partie des éléments qui participent au discours d’indignation contre l’injustice exprimé dans un crescendo où l’auteur s’exclame sur la nécessité d’un geste définitif :
« Il s’agit d’en finir avec le déboisement humain de la terre maghrébine, d’en finir avec l’exploitation et la mort du désir, la morte lente de la vie en des corps desséchés, mutilés, annulés. » (13)
L’intention de témoigner insérée dans ce cadre discursif se propose comme un élément pour produire une ultérieure emphase aux assertions qui l’entourent. Elle participe des modalisations que Marc Angenot définit de l’« assertivité » 8 , ces affirmations qui viennent intensifier l’assertion authentifiant « le dit par le dire ».
L’intention de l’auteur de témoigner comme geste qui se propose de faire changer la réalité (le dit de l’auteur dans le discours de dénonciation) est authentifiée (et rendu possible) par le dire des immigrés qui sera rapporté, mais réciproquement le dit des immigrés sera authentifié par l’autorité de l’auteur. Deux témoignages se profilent ainsi : celui de l’auteur dans le cadre du discours de contestation et celui des immigrés eux-mêmes qui parlent par la médiation de l’auteur qui jouit de l’autorité d’écrivain, maghrébin, postcolonial.
Ces deux témoignages sont interdépendants et inséparables :
« La parole que je rapporte, j’en garantis l’authenticité, mais je ne sais pas quelle part mes phantasmes ont pris dans cette retranscription. Je ne la rapporte pas impunément. C’est parce que j’étais impliqué que je revendique pour ce travail le droit à la subjectivité. » (13)
Après avoir annoncé son intention de témoigner - « mon propos est de témoigner » -, Ben Jelloun parle d’une parole rapportée qui, sans explicitation, se trouve amenée dans son projet de témoigner. L’auteur est le garant de l’existence et de la véridicité de la parole de l’autre, mais non pas de la fiabilité de sa « retranscription ». C’est ici que la « subversion silencieuse » - annoncée dans le même passage sur l’intention de témoigner- se confond avec l’instrument qui la rend possible : l’écriture. La subversion silencieuse est le fruit de l’élaboration de l’histoire des immigrés que l’auteur a rencontrés ; elle compose la lecture et le message de l’auteur au sujet de la condition de « l’homme arraché ». Il n’y aurait aucune subversion silencieuse sans le récit de l’écrivain et celui-ci ne pourrait pas exister sans la parole silencieuse des consultants qui vont la lui adresser. Silencieuse, elle l’est puisqu’elle est énoncée à condition qu’elle reste secrète. Pour être subversive, c’est-à-dire résistante au système d’exploitation, cette parole devrait rester silencieuse. Mais en même temps elle ne peut pas le rester sans rendre impossible le récit.
L’annonce de la « subversion silencieuse » sera reprise et développée à la fin, dans les conclusions. Là, Ben Jelloun déploie l’idée de l’impuissance – de l’homme migrant désubjectivé et soumis – comme instrument de résistance au système d’exploitation. La subversion silencieuse des immigrés se qualifie ainsi comme la résistance qu’ils opposent à leur exploitation, en manifestant par leur maladie le malaise profond de leur condition. La subversion qui a lieu par l’écriture est de transformer (par certains de ses procédés qui rendent possible le récit de leur histoire) ces hommes et leur parole, en autre chose. Ils deviennent à la fin de la narration « des hommes libres », les êtres de la plus haute des solitudes (181) mais aussi les hommes habités par l’absence (183), « eux mêmes une absence » qui accomplit la subversion par l’acceptation de la mort au sein de la vie :
« Sa mort est passée. Elle l’habite à présent. Il vit avec elle. » (183)
« A cette absence répond la « subversion silencieuse », celle qui passe par la mort en deçà de la mort, une mort dans la vie. C’est en silence que cette subversion fait le procès à l’Histoire » (12)
Pourtant, dès que cette subversion silencieuse est rendue publique elle perd son pouvoir subversif. Elle se trouve dénaturée en elle-même. Comment l’auteur affronte-t-il ce conflit ? Déjà, il a mis le lecteur en garde sur la fiabilité de sa transcription. Dans le petit paragraphe « remarque » il prend aussi ses distances vis-à-vis du discours scientifique :
« Je ne pouvais privilégier l’élaboration théorique ; j’ai préféré rester au niveau du témoignage, celui d’un vécu. De même, les indications méthodologiques s’évanouissent par la suite dans le discours et la parole d’un imaginaire « sommé » de dire le vécu d’une souffrance. » (14)
Pour l’auteur, le discours de la science n’est pas mieux armé qu’un autre pour dire la souffrance des immigrés. Il préfère le discours du témoignage, d’abord pour la fonction assertive que son argumentation a montrée plus haut, ensuite parce qu’il n’a pas assez de distance pour élaborer le discours détaché de la science, 9 mais surtout parce qu’il a évoqué sa subjectivité comme un droit à revendiquer. Ici, l’objet du témoignage commence à se complexifier. Si, dans le passage que l’on vient de citer, le témoignage d’un vécu est celui de l’immigré souffrant : « la parole d’un imaginaire « sommé » de dire le vécu d’une souffrance », le reste du discours sur le témoignage fait émerger qu’il s’agit de « son témoignage » qui trouve son origine dans l’impossibilité de traiter ce sujet par l’essai scientifique et qui se compose d’éléments strictement personnels, comme l’angoisse et les fantasmes :
« Dans la relation observateur-observé, je me suis toujours senti impliqué dans un processus imprévu et plus fort que toute méthodologie qui se voudrait rigoureuse. Mon témoignage n’est pas celui d’un observateur neutre et innocent. Quelle est la part de mes propres fantasmes, de mon angoisse dans ce discours écouté, recueilli, écrit ? » (14) 10
Nous voyons bien aussi que l’écriture, le fait d’écrire le témoignage, est l’élément qui subvertit l’objectivité, la neutralité, l’innocence que la critique du discours scientifique renvoie à l’impossibilité : impossibilité tout court, d’aplanir le décalage entre la réalité vécue et son expression écrite.
Par cette investiture en témoin (mon témoignage, ma subjectivité), la parole sommée de dire le vécu de la souffrance est aussi celle de l’auteur : de cette façon le sujet et l’objet du témoignage se dédoublent. Le témoin est Ben Jelloun et l’objet est la misère secrète, mais pour l’atteindre (la « pénétrer ») il lui faut passer par la parole de l’autre, (qui se trouvera ainsi atteinte dans son secret, mais aussi attentée soumise au danger du viol) qui devient ainsi le témoignage. Le cas inverse se vérifie aussi : la parole rapportée a le pouvoir de subvertir celle de l’auteur. Ainsi, le sujet de ce témoignage n’étant pas un témoin puisque la parole rapportée est énoncée par des consultants (et non pas des témoins), ce témoignage de la migration est un témoignage sans témoin. Pour construire ce témoignage, tout de même Ben Jelloun rapporte la parole de l’autre : il l’écrit. Cette écriture n’est pas neutre, elle est hantée par les fantasmes de l’auteur : l’autre objet du témoignage de la migration qui se constitue ainsi est aussi celui du vécu de l’auteur qui se croise avec celui des immigrés :
« Ma présence, ma pratique m’engageaient dans l’intériorité des autres ; je ne sais pas à quel niveau je m’y installais et, de ce fait, je ne sais plus qui observait qui. » (14)
Parmi les fantasmes de l’auteur, celui qui opère le glissement d’un témoin à l’autre est un manque fondamental, une absence, qui se répète avec insistance dans les premières pages, complètement détachée d’une suite logique de la pensée (« à cette absence répond la subversion silencieuse », 12 ; « je n’étais pas absent », 14 ; « L’absence d’affectivité »15).
Ce objet manquant, qui angoisse l’auteur, est la misère même : l’élément qui le sépare du « nous » maghrébin et qui définit son altérité par rapport à ce dont il veut témoigner et risque d’invalider son témoignage.
« Pour parler de cette misère, il faut la connaître et non la supposer (on peut cependant la deviner à défaut de la pénétrer) » (16).
« Pour la connaître, quand on ne la vit pas, il faut donner la parole aux principaux intéressés, aux travailleurs eux-mêmes. Comment est-ce possible ? Il ne s’agit pas d’aller micro en main, recueillir les confidences d’un immigré. Il ne vous dira rien. La seule solution serait d’être là quand il a décidé de parler, et ceci n’est possible que dans des situations limites, où l’homme est acculé à livrer son discours, n’en pouvant plus. Ce fut mon cas » (17)
C’est dans ce conflit que le témoignage advient, dans le conflit du terstis, de celui qui témoigne pour l’autre quand l’on sait que « nul ne témoigne pour le témoin » et que le témoignage de la migration du travailleur maghrébin n’est que celui du témoin intégral. D’un côté, l’immigré qui livre sa parole a Ben Jelloun n’a pas « décidé de parler » dans l’intention testimoniale, de l’autre l’auteur s’identifie et se superpose à la situation testimoniale de « l’homme acculé à livrer son discours », qui a besoin de faire le vide de son expérience personnelle.
Cette parole de l’auteur, elle aussi sommée de dire le vécu, va subvertir l’autre, la dénaturer en l’arrachant à son silence. En même temps les deux, ensemble, vont subvertir le témoignage en tant que fonction d’assertivité. Par la réélaboration de l’auteur, la parole du consultant perd aussi, avec le silence en tant qu’attribut, le statut de preuve.
***
La parole du consultant est ainsi soumise à la violence faite à son secret. L’intention de l’immigré n’est pas celle de porter témoignage sur sa « misère secrète ». L’immigré livre sa parole à Ben Jelloun dans le cadre d’une consultation médicale. Aux yeux du consultant, Ben Jelloun est un soignant superposable à la figure du médecin. Comme tel, Ben Jelloun serait tenu au secret médical :
« Le secret professionnel, institué dans l'intérêt des patients, s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris. » 11
L’auteur contrevient apparemment à deux préceptes précis : celui du secret du témoignage qui semble être forcé de montrer ce qu’il ne peut pas (ce qui doit rester caché) et celui du rôle de soignant dans une circonstance précise. La confiance dont il a joui pour recevoir ces « paroles secrètes » apparaît trahie non seulement du point de vue du secret médical mais aussi compte tenu du tabou que le sujet recouvre chez la population maghrébine. En réalité, nous ne sommes pas à même de savoir si les récits de vie rapportés sont vraiment ceux que Ben Jelloun a entendus en tant que soignant. Rien n’est précisé quant au cadre factuel, ni d’ailleurs au conflit déontologique de la nécessité de discrétion. Pour énoncer ce témoignage sans témoin l’auteur avoue que son travail est celui de recomposer, traduire, transcrire : écrire la parole de l’autre. Si ceci n’a jamais lieu sans une trahison paradoxale qui sauve le secret, il est vrai aussi que l’auteur l’organise au niveau narratif par un effritement des histoires singulières qui empêche de reconstruire et reconnaître une histoire de vie en entier. De plus, si dans les textes scientifiques le problème de la discrétion médicale est surmonté par le devoir de la transmission scientifique d’un savoir 12 , ici le « devoir », en le termes de priorité, est moins celui de diffuser une connaissance en matière de psychiatrie sociale (tant dans la formulation théorique que thérapeutique) que celui de témoigner du trauma de la migration. Dans l’écriture de cas chez Freud, par exemple, le conflit entre le devoir de la discrétion médicale et le devoir scientifique de transmission du savoir se résout dans l’exigence scientifique d’une progression du savoir. Il nous semble que ce devoir de transmission n’est pas de la même nature du témoignage, puisque même s’il procède d’une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des patients, la démarche est orientée par le progrès du savoir scientifique : la dimension éthique n’est pas dans le récit de soi comme condition d’existence du sujet immigré, mais dans le récit de soi comme condition d’existence du sujet scientifique.
Le premier résultat de la narration - imprégnée de cette double démarche, dans laquelle prime le souci de témoigner de la misère secrète - est un effet d’obscénité du sujet traité. Tout en répondant à une attente de lecture (connaître ce dont on ne parle jamais) l’auteur renverse le contenu prévisible de l’absence d’affectivité qu’il annonce au début. En effet, l’histoire qui nous est racontée est une histoire obscène, qui assure ainsi par ailleurs une protection contre toute commisération envers les immigrés. Le lecteur est violenté par l’accumulation de détails relatifs aux secrétions et par un long défilé de verges malades. Ben Jelloun retourne la violence coloniale par la violence d’exhiber la misère secrète à ceux qui ne la connaissent pas. La misère secrète étalée sur la place publique du témoignage devient ainsi un instrument de contreviolence créative, selon l’expression de Trudy Agar 13 . Dans la mesure où l’impuissance sexuelle devient misère sexuelle, et sort ainsi du discours scientifique, la misère devient un instrument de la représentation de la migration postcoloniale.
Par la subversion de l’écriture, la parole rapportée est aussi soustraite à un statut de document. Les modifications, transformations, traductions, en somme le travail même de l’écriture de LPHS, font que les récits des consultants tels qu’on les retrouve dans le texte, ne sont pas des preuves. Ils ne peuvent pas l’être d’abord pour une raison « matérielle » : l’identité des consultants dans la forme choisie pour l’indiquer ne permet pas de reconnaître la personne dans la réalité. La manipulation de l’écrivain, même si elle est minimale, comme le changement des initiales ou le mélange des données dans les fiches de présentation, relève d’une démarche de composition du texte soumise à l’invention de l’auteur. Le statut de « preuve » se mesure à la limite que lui impose l’écriture en elle-même. Qu’est-ce que cette écriture de LPHS sinon une parole qui aspire à devenir voix sans pouvoir l’être, un document dans un procès (contre le colonialisme et le capitalisme) qui n’aura jamais lieu ?
En effet une voix bien identifiable est là, celle de Ben Jelloun qui est le témoin, le seul qui endosse légitimement (du point de vue de l’intention) ce rôle et s’expose sur la place publique. Cependant, son témoignage ne touche pas à la souffrance du travailleur immigré maghrébin, il est plutôt celui de l’écrivain postcolonial qui assume le rôle de terstis et témoigne pour les autres, mais aussi du superstes qui a survécu à l’épreuve d’être « une écoute ». Les consultants, dans l’action d’aller consulter, n’ont pas accompli une volonté de témoignage tel que la forme du texte nous le livre. Du coup, en tant que témoignage de la migration maghrébine postcoloniale, LPHS est un témoignage sans témoin.
La subversion silencieuse des immigrés fait résistance par l’absence, par ce qui manque et fait la différence. Pour devenir « hommes libres » transformés par le pouvoir « magique » (tant invoqué par l’auteur) de l’écriture, l’écriture en les modifiant les vide de leur identité et en fait parallèlement les hommes habités par l’absence : « eux mêmes une absence » (183). La subversion est aussi cette situation de mort en vie du réel, cette perte de la réalité que toute écriture, même la plus « factuelle » fait subir au réel.
« Nous nommons assertivité la modalisation emphatique de l’assertion. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer mais d’authentifier l’assertion, « d’authentifier le dit par le dire »», Angenot, Marc, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, p. 238.
Cf. citation infra.
Nous soulignons.
Code de la santé publique, article R.4127-72. L’article L. 1110-4 précise que tout professionnel de la santé est tenu au secret : « Ce secret couvre l'ensemble des informations concernant la personne venue à la connaissance du professionnel de santé, de tout membre du personnel de ces établissements ou organismes et de toute autre personne en relation, de par ses activités, avec ces établissements ou organismes. Il s'impose à tout professionnel de santé, ainsi qu'à tous les professionnels intervenant dans le système de santé».
A propos de ce conflit, Chiantaretto, Jean-François, dans L’écriture de cas chez Freud (Paris, Anthropos, 1999) donne des éléments de réflexion dans le chapitre « Le problème déontologique et éthique posé par la publication ».
Agar, Trudy, « La notion de contreviolence créative dans l’autobiographie postcoloniale franco-algérienne : paroles d’identité et de résistance chez Assia Djebar, Malika Mokeddem et Nina Bouraoui », op. cit.