Nous allons essayer de voir maintenant comment les thèmes du soin, de la maladie et de la blessure - qui investissent la représentation de la migration - sont reconnaissables en tant que dynamique de la narration.
Le soin, la cure, la thérapie sont autant de questions qui courent tout au long de la narration en établissant une tension narrative qui va vers le telos, vers la guérison. C’est en particulier la succession des micro-histoires des consultants qui crée l’attente de savoir s’il y a une guérison. Les interventions du narrateur par contre estompent cette même attente, puisqu’en analysant les cas individuels, elles disent la difficulté de définir la maladie, le soin relatif et sa praticabilité. L’auteur met ainsi en discussion la possibilité même d’un soin pour cette maladie.
La narration alterne des histoires qui restent suspendues avec des cas où la fin de la relation se trouve explicitée : les consultants qui ne reviennent plus le voir peuvent ou non être guéris. Un mouvement vers le telos est visible dans la distribution de ces trois possibilités : histoire suspendue, histoire accomplie par la réussite ou par l’échec du soin. Jusqu’à la deuxième partie, les histoires sont laissées en suspension, selon des modalités différentes qui alternent l’aspect que prend cette « fin sans fin ». L’avant-dernier paragraphe prépare à la troisième partie où la fréquence des histoires devient plus importante. Là, le narrateur raconte des histoires qui vont jusqu’à la fin de la relation où la mise en doute de la guérison en elle-même maintient le même effet de suspension. La dernière partie distribue les histoires des consultants en les différenciant selon quatre typologies qui vont caractériser la fin de la relation :
« ceux que la mort habite »
« ceux du manque et de l’incertain »
« ceux qui ne reviennent plus »
« ceux qui guérissent »
La narration des quatre se termine le plus souvent par une suspension qui renouvelle l’attente de connaître si la guérison a lieu. Chaque fin, qui n’en est pas vraiment une, relance la lecture de l’histoire suivante.
Parmi les différents types d’interruption, la suspension abrupte de l’histoire produit l’effet dynamique le plus fort. Il faut préciser que, même si l’interruption a une fonction rhétorique marquée, dans l’ensemble de la narration ces coupures ne servent pas uniquement la thèse du discours idéologique, elles ne sont pas disjointes d’une dynamique narrative spécifique à ce témoignage individuel et collectif. Par exemple, une des premières histoires narrées, celle de A.S., se termine sur la question directement énoncée par le consultant qui laisse entendre que son cas, et par son exemplarité tous les autres, est une situation sans solution :
« La vie n’a plus de goût pour moi. Je n’ai pas envie. Je me sens à l’étroit avec moi-même. Je ne comprends pas. Il y a onze ans que je suis en France. J’avais alors 17 ans. J’étais en très bonne santé. Onze ans après, j’ai eu beaucoup de maladies : rhumatismes, opération de l’estomac…Alors, pourquoi ? Rentrer chez moi ? Pour travailler où ? » (37)
La fonction rhétorique de la question est certes bien présente ; à côté d’elle nous pouvons entrevoir que dans la coupure abrupte de la forme interrogative s’installe une dynamique de la narration qui maintient en éveil l’attente de lecture sur le cas de A.S.. Le retrouvera-t-on plus loin ? Comment son histoire a-t-elle évolué ? Ce ne sera pas A.S. qui conduira vers la fin la narration, mais d’autres cas qui lui ressemblent, une ressemblance qui est mise en relief parfois par la même combinaison de « coupure interrogative », comme dans la fin de l’histoire de A.O. « Désespéré il me demande : Si l’on n’est pas guéri en sortant de l’hôpital, est-ce que c’est grave ? » (88).
Dans d’autres cas, l’auteur peut livrer plus des détails qui concourent cependant pareillement à fixer une image suspendue de l’immigré souffrant : il est « quelque part », à la recherche d’un soin, « A son premier rendez-vous, il n’est pas venu. Il doit être quelque part dans un hôpital ou chez un médecin… » (44).
Quand le narrateur précise comment la relation s’est terminée, en essayant de l’interpréter il débouche sur le doute autour du signifié même de « guérison » qui renouvelle la suspension :
« Cette relation a pris fin avec ce rendez-vous. Je pense que l’action des médicaments et de la discussion a permis à M. T.L. de combler le vide que lui avait laissé l’opération sur sa hernie. (…) Peut-on parler de guérison ? » (122)
Si la question de départ est « comment guérir ? » elle indique aussi le dénouement de la narration qui va vers sa réponse. Quand la question de la guérison se clarifie, elle se manifeste comme le contraire des certitudes de la dénonciation : le texte admet l’incertitude de la vérité. La guérison comme moment de la vérité est en effet soumise au tremblement du savoir :
« A partir du moment où ils ont décidé qu’ils sont guéris, ils n’ont plus (du moins apparemment) de demande à formuler ; ils partent sans reprendre rendez-vous. Quelle est la réalité – la vérité – de leur décision ? Est-ce de la fabulation ? Vérité ou mensonge ? Peu importe ! L’important c’est ce qu’ils décident. Ce problème n’est pas spécifique aux Maghrébins ; j’ai toujours cru les consultants. » (123)
La suite d’histoires de la dernière partie alterne différentes formes de clôtures qui, toutes, maintiennent vif le sentiment d’inaccompli d’une histoire qui n’a pas de fin, qui renvoie à l’histoire plus générale de la blessure de la migration postcoloniale et de comment y remédier. Nous pourrions ainsi arguer que la narration de l’impuissance en tant que mal de la migration se définit comme une narration sans dénouement.
L’impuissance fait intrusion dans la structure même de la narration qui prend la forme d’une suite d’histoires inaccomplies. Cet aspect, que nous avons observé dans la modalité de la coupure, est renforcé par la variation de vitesse entre récit et histoire. Les relations entre Ben Jelloun et les consultants ont des durées variables. Dans le cas de E.S, par exemple, l’auteur parle de huit mois de relation, de laquelle seul un récit très bref est rapporté, pour d’autres la durée de la relation est même de deux ans. Cette variation de vitesse entre récit et histoire, par laquelle se construit l’écriture, montre son adhésion au sujet dont elle parle. L’impuissance, qui est visible à plusieurs niveaux dans le texte, produit dans le rythme de l’écriture une sorte de dysfonction semblable à celle subie par les consultants, « scientifiquement » individuée le biais de la mesure temporelle qui différencie les types d’impuissance 14 . Parallèlement, les interruptions des histoires, comme si elles étaient frappées par les mêmes troubles temporels, s’entassent sans qu’aucune n’arrive à accomplir un récit.
Dans ce sens, l’impuissance a un statut plus complexe que celui d’une simple métaphore d’un discours idéologique. Il s’agit d’une structure plus profonde qui renvoie au statut de l’auteur maghrébin, à l’écriture de la migration, au dire testimonial. L’impuissance est visible à plusieurs niveaux dans le texte à travers sa double valeur de signe corporel du malaise social et du malaise de l’écriture qui doit en rendre compte, avec toutes les implications du statut de terstis de l’écrivain maghrébin.
Un passage dans la narration est particulièrement significatif à ce propos. Dans le chapitre « Que faire, que proposer ? », l’incertitude sur le signifié de la guérison est montrée dans son lien étroit à la même indécidabilité de la définition de la maladie. Le doute s’étend par là au soin que la maladie nécessite, et donc au rôle du soignant. Dans la mesure où l’évaluation des troubles psychiques est indissociable de la condition d’immigrés 15 et d’ex-colonisés des consultants, le discours scientifique s’effrite et le soignant abdique son rôle tout en reconnaissant son impuissance.
« Il n’existe pas de thérapie appropriée aux Maghrébins en France. Existerait-elle qu’elle serait fort suspecte. Alors, à quoi bon ce travail ? Cette recherche est plus un témoignage se situant hors de toute idéologie, qu’une tentative de mettre sur pied une thérapie nouvelle. Il s’agissait de faire apparaître, tout au long de cette écoute, des lignes de force communes, et de révéler la spécificité des cas des travailleurs nord-africains atteints de troubles affectifs et sexuels. », (107)
Dans l’enchaînement du récit, ce passage vient contredire le contenu promis au début du texte. L’analyse annoncée d’« une psychothérapie analytique contrôlée » (23) n’est plus possible : elle perd tout contrôle et crée une déchirure aussi dans la trame, où l’histoire de la relation de soin rentre en crise.
Mais en même temps, si toute tentative de mettre sur pied « une thérapie nouvelle » semble faire naufrage, le témoignage vient donner un sens au travail de recherche qui montre l’impasse, et sauve la narration. Il peut alors être lu comme un substitut du soin quand il apparaît impossible, une sorte de soin alternatif - un « placebo » - qui vient apaiser l’impuissance de l’auteur face au mal 16 .
Cf. les classifications d’impuissance, p. 30.
Dans ce passage, l’auteur met en évidence le lien du trouble psychique avec la condition d’immigré. Par la citation de la définition de la psychiatrie sociale de « mal du pays », la maladie qui est en question (l’impuissance sexuelle) se confond dans une idée floue de maladie migratoire. Cf. p. 106.
Placebo, « je plairai » en latin, nous amènerait un peu loin dans la suite des associations où l’impuissance touche l’auteur et les immigrés en même temps. Mais il est indéniable que le témoignage est aussi un soin pour l’auteur qui attend une légitimation.