Cette déchirure, qui s’origine dans le sentiment d’impuissance du soignant, ouvre la crise à tous les niveaux du discours avec une retombée d’impuissance sur l’écriture. Le témoignage même, « hors de tout idéologie », est mis précisément en danger par l’idéologie. Une rhétorique violente s’attaque à plusieurs sujets et fait ainsi passer le témoignage au deuxième plan. La critique directe à la psychothérapie se durcit par degrés de plus en plus forts :
« La psychothérapie, telle qu’elle est pratiquée actuellement en France ne fonctionne pas pour toutes les cultures. Elle ne peut prétendre à l’universel, elle ne peut s’adapter à ce qui est différent. Elle est assez limitée. Sa pauvreté son sous-développement, sont accentués par le fait qu’elle exclut d’emblée la différence. » (109)
Puis, l’auteur continue avec d’autres adjectifs tout aussi marquants, - « dépassée », « inutile » - alors qu’au début la psychothérapie était présentée de façon positive à travers le récit d’un des consultants qui ressent les bienfaits d’aller « discuter » :
« Nous discutons de la psychologie, la médecine, la solitude, l’exil, le racisme, etc. Cette conversation, qui nous éloignait un peu de ses problèmes immédiats et précis, le détend. En partant, il me dit que discuter, c’est bien aussi.» (41)
Le récit qui suit, l’histoire de M. E.F., tout en mettant en scène le cas d’une impuissance due au racisme affiche une fonction rhétorique très fortement orientée vers le discours idéologique. Cette déchirure de la trame, même si elle dure pendant plusieurs pages, ne compromet pas la continuation de la narration, qui revient après la crise sur un discours plus constructif et moins menacé par l’idéologie. La déchirure est « réparée » par la continuation de la narration, qui repart vers la troisième partie, par une réflexion sur l’ « accident ».
« Quand l’inadaptation s’exprime avec toute la force et la violence de l’impuissance sexuelle, la guérison est à chercher en dehors de ce terrain immédiat, porteur de tant de malheur. Il faut alors prendre en compte le point de départ du trouble : souvent, c’est un accident du travail. Celui-ci n’est pas simplement un accident mais signifie autre chose. » (127)
Pour soigner l’impuissance il faut partir du passé, de l’événement qui rend « manifeste » la maladie et la cache en même temps : l’immigré, après une hospitalisation suite à un accident, découvre son impuissance, son « échec sexuel ». Mais l’accident sert aussi de couverture pour ne pas admettre le trouble spécifique de l’impuissance. L’auteur explique que dans ce cas le travailleur immigré, en demandant une réparation pour ce que le travail et son système lui ont fait, opère un glissement du psychique au social.
« A côté du symptôme central (trouble sexuel) il y a souvent aussi d’autres symptômes parallèles, qui restent comme en réserve. Le patient les sort quand il a besoin d’un substitut lui garantissant un bénéfice secondaire. Il se produit un déplacement : le social prend la place du psychique » (53).
Il nous semble qu’ici le discours de Ben Jelloun suit la même trajectoire et va à l’encontre de l’ « accident » du discours idéologique où la spécificité de l’impuissance sexuelle est définie à sens unique comme la « maladie de la domination » pour laquelle il n’existe pas de soin. L’écriture, comme les immigrés, manifeste alors son malaise par l’échec du discours idéologique qui parfois bloque et contracte le discours. Mais, comme pour les travailleurs, l’accident est révélateur d’un état de choses indéniable dans la réalité.
Un autre point critique de l’histoire narrée est l’épisode de la narco-analyse. Ici, c’est l’auteur même qui admet cette pratique comme responsable de l’échec dans la relation avec le consultant. On peut parler dans ce cas d’échec du soin tant dans l’histoire que dans l’écriture, où la fonction de soin est assurée par le témoignage.
L’auteur affirme que le recours à la narco-analyse a déterminé un échec de la relation : « il a vu une démission de notre part, voire une trahison de notre complicité. D’où son départ. » (151).
En lisant ces lignes du point de vue de l’écrivain, on décèle l’admission d’un manque et l’aveu de trahison de la complicité. Quelle trahison le psychothérapeute pourrait-il se reprocher - sinon celle de la relation qui s’absente dans cette technique ?
Le narrateur introduit le mot « narco-analyse » sans en donner une explication à l’intérieur de sa narration de la relation de soin avec M.A. (146). Sur la demande du consultant : « il demande d’autres soins qu’une relation psychothérapeutique ou des médicaments. » (146) il a entrepris avec un médecin une technique de soin différente : « En accord avec le Dr. G., on lui fait une séance de narco-analyse. » (147). C’est à ce moment du récit qu’une note donne une explication descriptive de la pratique narco-analytique. Après des indications sur le plan technique où sont précisés les médicaments administrés, et la réaction de détente du patient, le narrateur affirme : « On lui demande de dire ce qui lui vient à l’esprit » (147). Il faut savoir en effet que la narco-analyse est aussi dite « sérum de vérité » ; elle était pratiquée dans le cadre de la psychologie judiciaire même si, surtout dans ce cadre, elle a été vivement critiquée à partir des années 50.
La narcoanalyse consiste à injecter un anesthésique (notamment des barbituriques comme l' amobarbital , le penthotal ou thiopental ) pour faciliter le rappel de souvenirs réprimés. Utilisée à partir des années 1930 pour faciliter le traitement des traumatismes psychiques de guerre [] ou comme « sérum de vérité », la narcoanalyse a connu une certaine popularité dans l'immédiat après-guerre. Elle est aujourd'hui largement abandonnée et son utilisation dans le cadre de la psychologie judiciaire a été vivement critiquée à la fin des années 1950[]. Malgré tout certains États prévoient encore son emploi[] et les tribunaux ont eu à en connaître dans les années 1980[]. Un manuel récent l'envisage aussi sérieusement. 17
Le « sérum de la vérité » est utilisé dans le milieu de la loi pour investiguer sur la vérité empirique qui peut être utilisé contre le suspect. Transféré sur le plan de la stratégie narrative, injecter le « sérum de la vérité » métaphorise la tentative extrême de dissoudre tout suspect de fiction, d’aller au bout de la vérité, d’aller la chercher où elle ne peut pas se cacher. Il y a aussi le désir de toucher au secret de la vérité intime du sujet, d’être au plus près de sa réalité pour la disséquer : une entreprise obscène. Comme l’histoire de la relation, cette tentative est un échec avoué tant sur le plan du dévoilement de la vérité intime du sujet que du démasquement d’une vérité objective.
Le long passage qui rapporte la séance de narco-analyse, le plus long parmi les récits de consultants, se présente comme un surplus de vérité donnée venant confirmer tous les nœuds critiques de l’existence du travailleur maghrébin immigré. C’est une réplique du récit de synthèse du narrateur (qui précède de quelques pages) ; exprime le même contenu, formulé cependant dans un langage plus décousu provoqué par la prise de médicaments. Ce récit semble venir apporter la preuve impossible du récit de souffrance. Comment croire qu’un rapport de narco-analyse soit énonçable sur la place publique ? Pourtant l’intention de l’énonciation est testimoniale, et qui plus est, vient renforcer un autre récit « inventé » par l’auteur tout en ne l’étant pas. Le récit de narco-analyse vient rajouter une nouvelle strate à la superposition entre fiction et réalité et à l’impossibilité de les séparer. Le tout dans le but de produire le plus efficacement possible un « effet de réalité ». Cet effet est créé par le type de langage rapporté qui donne l’idée du parler sous effet médicamenteux. Ce style vient renforcer l’idée que le consultant, autorisé à, et même sommé de « dire ce qui lui vient à l’esprit », puisse aussi s’exprimer par des tournures syntaxiques décousues typiques de la transcription littérale et jusque là « nettoyées » par l’auteur.
« C’est dommage - J’aime les filles. Je t’aime la fille – ça va pas – je trouve pas de filles – même ici ou là-bas, c’est pareil. Fille – fille. » (147)
« Il y a pas dormir et toujours penser » (148)
« je parle la vérité » (148)
Comme pour presque tous les consultants, l’auteur ne précise pas la langue dans laquelle l’entretien s’est déroulé. Que penser alors des « jeux de mots » qui ont lieu dans ce récit ? : « J’ai mal. J’en ai mal – j’en ai marre. » (148) Ils excluent en fait que la langue utilisée soit l’arabe. Mais dans le cas, bien possible où elle le soit, le problème de la traduction se poserait pour des jeux de mots de façon encore plus paradoxale que dans le cas d’une expression en français 18 . Quelle vérité de preuve s’associe-t-elle à une traduction qui invente des jeux de mots dans l’autre langue ? De plus, c’est sur le plan « scientifique » l’analyse même qui se trouve « trahie » si l’on pense à la place que la parole tient dans la pratique de la psychiatrie.
L’exemple de la narco analyse souligne que le rapport au soin est un rapport à la vérité impossible, qu’il amène à se confronter à l’échec d’une vérité monologique en même de tout dire sur la maladie pour en découler le soin plus efficace. La guérison, en tant que telos, révèle une vérité fondée sur la croyance dans la parole rapportée des immigrés, une vérité en absence de vérité : « Est-ce de la fabulation ? Vérité ou mensonge ? (…) j’ai toujours cru les consultants. » (123)
Wikipédia, L’encyclopédie libre, article « narco-analyse », http://fr.wikipedia.org/wiki/Narcoanalyse .
Le consultant affirme : « il est gentil même si je ne comprends pas bien le français. » (148) « tu parles le français » (149).