1.2.2. Une maladie incernable

La réflexion sur l’impuissance est disséminée tout au long du texte et occupe en particulier le discours des consultants et de l’écrivain témoin. L’impuissance est aussi l’objet caché et non avoué qui met en branle le « long et douloureux itinéraire de l’incertitude et de la souffrance », qui est certes celui des consultants mais aussi celui de l’histoire.

Le récit de la souffrance des immigrés qui vont consulter différents types de médecins compose le discours sur le vécu de la souffrance, dont l’une des manifestations est l’impuissance sexuelle dont Ben Jelloun fait l’emblème du pouvoir castrateur de la domination postcoloniale sur l’immigré et de la désubjectivation qui en découle. L’impuissance est donc à considérer dans son sens premier de maladie et dans le sens figuré de malaise social puisant ses origines dans l’histoire coloniale.

En tant que maladie, elle est difficilement cernable d’un côté puisqu’elle trouve son origine dans un trouble psychique, et, de l’autre, puisque les éléments de sa définition sont parfois difficiles à identifier. Ben Jelloun à la fin de la présentation des classifications scientifiques de l’impuissance sexuelle pose la question de comment définir « objectivement », et donc classer un objet qui du fait de sa spécificité individuelle relève de l’indéfinissable : « Est-il vraiment possible de parler de l’orgasme des autres, de le définir objectivement ? » (32).

C’est une maladie qui se manifeste dans le présent mais qui a des origines dans le passé : elle se rend présente par l’échec sexuel qui met en crise le rapport au monde du sujet, qui était déjà en crise. C’est une maladie qui rend visible une perte de puissance plus cachée ; sur elle pèse le silence de l’impuissant qui doit la tenir cachée pour ne pas être banni de sa société de provenance.

En tant que récit de souffrance, le récit de l’impuissance s’inscrit dans les grands questionnements des récits du vécu de la maladie qui n’ont commencé à être pris en compte par la réflexion médicale que très récemment.

« Les écrits relatifs aux représentations de la maladie sont certes nombreux : études historiques et littéraires, travaux en sciences sociales et médicales ; les analyses portent aussi bien sur les croyances et les modèles culturels que sur les récits de maladie et les relations sociales que celle-ci complique. Mais manquent cruellement des comptes rendus ethnographiques détaillés sur le vécu de la maladie, et un vocabulaire adapté à son étude en tant qu’expérience humaine. (…) Nous ne savons guère, d’ailleurs, à quoi de tels travaux devraient ressembler. En vérité l’idée a priori que ce vécu est subjectif, qu’il appartient aux « recoins sombres de l’esprit » et se révèle donc impossible à connaître sape toute tentative d’étude comparative de cette forme d’expérience humaine. C’est une question que l’anthropologie médicale ne peut occulter plus longtemps. » 19

LPHS propose donc une réflexion sur le récit du vécu de la maladie qui est toujours d’actualité et qui met au jour un manque dans l’interdisciplinarité. Cette séparation entre science et littérature fait effriter plusieurs fois le discours de Ben Jelloun qui, indirectement, l’indique à la fin parmi les chefs d’accusation.

« L’autre procès est intenté à la « science » qui manque de magie et d’humour. (…) Ils [les consultants] venaient pour prouver combien leur mal était grand, profond, mystérieux, et surtout neuf. » (183)

Le « manque de magie » empêche la science médicale de prendre en compte la maladie (et par là le soin relatif) à partir précisément du récit du vécu où se concentre l’imaginaire de la personne. Ce côté « profond », « mystérieux » qu’évoque l’auteur indique le même point critique où, pour Byron Good, se séparent les disciplines. L’écriture de LPHS qui recompose le récit du vécu de la maladie fait émerger l’imaginaire individuel qui est pris en compte par la composition narrative. La narration assume ainsi un côté thaumaturge qui soigne la blessure vécue par le récit répété et recomposé des nombreuses histoires brisées. Cette blessure, quelle place tient-elle dans la jaillissement de l’écriture ?

Depuis le début, le moteur de la narration est affirmé en effet comme la recherche de soin pour la blessure : pour les différentes formes du mal de la migration postcoloniale. L’impuissance est aussi une maladie de l’imagination : être impuissant signifie aussi « ne pas pouvoir imaginer » :

‘« Pour prolonger le plaisir, j’imagine une autre femme (une femme de cinéma), je n’ai jamais imaginé ma femme. Je me ronge de ne pas pouvoir. » (T.L.,114)’
Notes
19.

Good, Byron, Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu. (Medecine, Rationality and expérience, Cambridge University Press, 1994), Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, (trad. S. Gleize), 1998, p. 247-248.