Le côté incernable de la maladie se trouve exprimé dans la métaphore de la blessure qui permet à l’auteur de relier dans un même mouvement un objet qui est dissocié au niveau temporel entre le présent et le passé. L’impuissance est en effet cette « maladie » qui se manifeste dans le présent mais qui a des origines dans le passé. À la blessure se lient un certain nombre de synonymes, comme la cicatrice, qui participent à un processus de figuration de la migration et enrichissent la définition et l’analyse de l’impuissance.
Chez Ben Jelloun, la blessure est l’image génératrice de l’écriture, elle indique l’origine même de l’activité littéraire : « l’écriture est pour moi cette cicatrice dans la limpidité de l’exigence » 21 . Pour l’auteur l’écriture naît de la souffrance causée par une blessure et elle est en même temps assimilée au soin qui aide à guérir et cicatrise. 22
Dans LPHS, la maladie, le soin (dans toutes ses déclinaisons) et le rôle du soignant (et par là de l’auteur) structurent en effet toute la tension narrative, son écriture se propose de rendre visible la blessure, « dans la limpidité de l’exigence » du témoignage. L’image de la blessure occupe la place fondamentale de l’incipit qui la fixe comme origine du mal dont le texte va traiter, mais aussi objet à partir duquel le récit de ce même texte s’est engendré et qui l’a mis en mouvement :
‘« Il est des blessures violentes, des blessures fulgurantes qui entraînent la mort. Leur territoire : l’histoire vacillante. Il en est d’autres qui, quand elles n’achèvent pas l’être agressé, traînent en lui, dans l’étendue de son corps et de son âme, polluent sa mémoire et entachent son destin ; elles évoluent ; elles se transforment et, au moment où l’on peut croire à leur cicatrisation, elles réapparaissent sous d’autres formes, avec une autre violence moins évidente, moins apparente ; une violence sourde, profonde, diffuse, invisible. » (11)’L’auteur nous présente deux types de blessures, celles qui entraînent la mort et celles qui traînent dans le corps, qui font écho aux deux caractères spécifiques de la maladie d’impuissance entre passé et présent.
La première blessure est celle de la pénétration coloniale, la deuxième celle de la migration postcoloniale qui fait penser à une maladie : quelque chose qui « traîne » dans le corps. Les deux sont provoquées par le même phénomène colonial et post-colonial qui exerce des violences multiples : la violence de la guerre et le viol de la domination culturelle et économique. Les deux entraînent deux morts différentes : la mort physique et la mort culturelle que Ben Jelloun appelle en toutes lettres « ethnocide de l’intolérable différence » (11).
Celles qui font l’objet du texte sont les blessures mobiles, qui ne cicatrisent pas : «elles traînent dans l’être agressé, dans l’étendue de son corps (…) se transforment » (11). Ces blessures sont provoquées par la violence coloniale, d’hier « sourde, profonde, diffuse et invisible », et d’aujourd’hui : « La violence coloniale d’hier se perpétue aujourd’hui de manière encore plus pernicieuse » (11). Le parallèle entre la maladie d’impuissance, (qui se manifeste dans le présent mais qui a son origine dans le passé), et le processus de domination coloniale (d’hier et d’aujourd’hui) est établi depuis le début.
Les blessures « qui traînement dans le corps » ont un caractère individuel et collectif. Elles sont inscrites dans la mémoire personnelle et dans le corps. Avec le récit où l’auteur apparaît comme témoin oculaire de la blessure, le corps individuel où la cicatrice se montre renvoie au corps collectif de la population immigrée souffrant des mêmes maux.
Quand j’ai ces douleurs, j’ai envie de m’étendre et de dormir.
[Il a eu un accident à la jambe en 1965. Il me montre sa cuisse et sa fesse droites où il y a la cicatrice de la blessure.] C’est là que j’ai le plus mal. (164) 23
Ce type d’intervention garde en général une fonction attestante, qui vient affirmer que le témoin Ben Jelloun a vu la blessure, qu’elle existe. Dans les histoires individuelles, l’image de la cicatrice peut prendre des proportions démesurées et renvoyer au discours initial de la blessure « originaire ».
« FN est un homme blessé, dans le plein sens du mots. Son corps est une grande cicatrice, sa virilité s’est absentée, son amour propre a été touché par ses échecs sexuels. » (164)
Le soin, pour être efficace, devrait donc agir sur la blessure originelle et fixer le vacillement de l’histoire où elle s’enracine : pour soigner la blessure il faut raffermir l’histoire en participant à sa constitution par l’attestation qui la rend visible, intelligible.
Le soin doit aussi prendre en compte l’impuissant dans sa condition de migrant qui, dans l’entre-deux, entretient la blessure : ceux qui vacillent et « se laissent rester dans le territoire de la blessure et de la grande solitude » (126). Dans cette perspective le soin devrait se concrétiser en aidant les immigrés à guérir du mal migratoire, les aider à le comprendre. Face à cette tâche, qui dépasse le domaine médical, le soignant ressent toute son impuissance (« j’éprouvais de l’angoisse sur ma propre incapacité, sur mon propre désarroi, sur le peu que je me sentais capable d’offrir », 17) et recourt au témoignage qui se trouve investi de la fonction supplémentaire du soin.
La blessure origine le silence des immigrés sur le passé qui se réactualise dans le présent sous forme d’une « grande cicatrice » et d’une blessure « dans le sens plein du mot » (164) :
« M. F.N. est un homme blessé, dans le sens plein du mot. Son corps est une grande cicatrice. (…). J’ai essayé de le faire parler sur son passé sexuel. Il a opposé des résistances. Il accuse le présent et la France. » (165)
La blessure que l’auteur définit dans « le sens plein du mot » est perçue dans l’après-coup de l’événement traumatique, dans son être présent et passé, visible et invisible. Le présent invoqué par le consultant est un présent qui ne finit jamais, où il faut à tout moment recommencer dans la même blessure traumatique :
« Cela fait dix-huit ans que je suis au service de la France. Aucune récompense, au contraire. Mon corps malade. Il va falloir repartir chez moi et recommencer tout. Mais c’est difficile…Au revoir… » (165)
Prises dans l’ensemble, les histoires des consultants racontent l’avoir lieu de l’expérience de soin. Cet aspect du récit reste le plus ambigu, dans lequel nous pouvons reconnaître l’élément de force de la narration, où elle trouve sa force et son sens. D’un côté elle contient l’élément d’intérêt scientifique qui imprime l’attrait particulier de la lecture factuelle guidée par un « goût du savoir » ayant lieu dans la transmission d’une connaissance. Autour du soin le récit articule les autres discours ; le soin réunit le savoir psychiatrique et sociologique. Mais de l’autre côté, et dans le lieu exact où ce savoir abdique, le soin devient le centre d’irradiation par lequel le signifié de la maladie se multiplie. C’est dans ce lieu que l’anti-savoir du témoignage désamorce l’impuissance de la médecine (et un certain vide épistémologique qu’elle découvre) sans pour autant assurer ni une thèse ni une théorie. Dans ce sens il est un anti-savoir et l’objet de sa transmission est une mémoire, fragile, une trace.
Dans la mesure où le soin demandé par la réalité présentée est aussi celui de raffermir « l’histoire vacillante » où la blessure continue de s’étendre, le témoignage, inscrit dans le cadre postcolonial, se présente alors comme une sorte de suture de la mémoire. L’écriture dialogique du témoignage va participer de ce soin par la trace qu’il contient de l’avoir lieu de l’action et de l’histoire. L’histoire narrée de la relation de soin se déroule en effet dans une action dialogique, où l’écoute du soignant et le récit du consultant font advenir l’histoire dans l’action de parler : « Je lui réponds que nous devons nous revoir plusieurs fois et que nous parlerons ensemble de ce qui ne va pas. » (35) Par cette construction dans LPHS a lieu un glissement de l’histoire, comme construction narrative d’un texte, à l’Histoire à la constitution de laquelle la narration du texte participe activement.
L’écrivain public, op.cit., p. 106.
Ibid., p. 109.
« J’écrivis mon premier texte dans la fébrilité du corps oppressé. Je me sentais mal », Ibid. p. 109. C’est en fait pendant une hospitalisation (qui interrompt sa réclusion dans le camp) que l’écriture et la guérison se font d’un même mouvement. L’auteur affirme d’avoir été hospitalisé pour des douleurs aux testicules. Fictive ou réelle, l’histoire de la venue à l’écriture de Ben Jelloun entretien un lien étroit avec la conception de LPHS.
Pour la construction formelle de cette citation se rapporter au paragraphe : 2.2.1.2. Les crochets.