CHAPITRE 2. Récit testimonial

2.1. Le cercle des consultants : la dynamique de la place dans le témoignage

La particularité narrative de LPHS réside dans la mise en scène d’un enchaînement des voix qui, comme sur la place publique, se passent la parole à tour de rôle tout en créant un effet polyphonique. Comme nous l’avons déjà souligné, dans la culture traditionnelle marocaine, et dans la réélaboration de l’auteur, la place publique est le lieu préposé au récit et à l’écoute. Elle est le lieu où advient la participation active à la formation de l’histoire :

‘« La place publique est le lieu de la scène, le théâtre de l’assemblée rurale de la foule des gens simples venus sur la place non seulement écouter mais aussi participer à la formation de l’histoire » 24 . ’

La présence de la « vive » voix des consultants obéit au projet poétique de l’auteur qui se réalise en donnant la voix à ceux qui n’ont pas accès à une prise de parole publique, comme il le déclare à plusieurs occasions, dès Harrouda 25 .

Les récits des consultants sont distribués tout au long du texte et fonctionnent à l’intérieur de la narration comme source discursive : ils constituent la source vivante de la parole orale autour de la quelle se tisse le discours du narrateur. Celui-ci est structuré selon des modalités variables : des introductions, des commentaires interprétatifs, des portraits narratifs. Dans d’autres cas, il assume entièrement le récit de l’histoire du consultant à sa place.

Vu dans la perspective de l’œuvre de l’écrivain, le cercle de voix des consultants constitue l’image prototype de la forme narrative qui structure l’œuvre à venir. L’écrivain, en tant que guérisseur, est interpellé par une « demande » qui compose la scène d’interpellation de son dire ; il est à l’écoute et délivre un récit qui se propose « soigner » la blessure sociale.

Ici, comme sur la place où l’écrivain public se charge d’enregistrer toutes les variantes des récits, l’auteur, pris dans différents rôles, restitue à un cercle d’auditeurs (halqa) assez vaste et varié (la destination étant grand ouverte) de nombreuses micro-histoires de vies toutes différentes mais qui au fond ne composent qu’une même histoire, celle de la souffrance migratoire :

‘« Tous les discours tournent autour de la même détresse, quelle que soit la gravité du trouble : ils disent l’exil, la folie, la mort. » (143) ’

La formule qui introduit la première voix de l’immigré est la même que celle utilisée dans les autres types de récit de Ben Jelloun, c’est l’invitation véhémente à l’écoute : « Écoutons » (18). Comme les conteurs sur la place qui appuient leurs versions sur le témoignage, les consultants attestent, par l’autorité de l’auteur et son rôle de terstis, leur propre version individuelle. Le passage de témoin d’un récit à l’autre est organisé par le narrateur.

Cependant, les choses se compliquent du fait que la narration de LPHS n’est pas régie par le « comme si » du récit de fiction et qu’une représentation a quand même lieu. Nous sommes en présence d’un pacte testimonial signé par un témoin qui est terstis : ce qui réduit et relativise ses droits sur la narration. Dès la première intervention de la « vive voix », l’enchaînement de celle-ci au discours du narrateur pose le problème de la réélaboration du « matériel vivant » dont dispose le témoin Ben Jelloun. Voilà qu’une question usée du témoignage s’impose : comment savoir si Ben Jelloun dit la vérité ? La question de la vérité se pose en effet au niveau de la réélaboration du matériel oral. Nous sommes ici dans une situation différente de celle du livre de fiction, un pacte référentiel est en effet mis en place : celui qui garantit au lecteur une « histoire vraie ». Mais cela ne résout pas les questionnements relatifs à l’élaboration de la parole testimoniale. C’est dans ce point précis qu’un autre type de pacte s’ajoute au premier et différencie le témoignage d’autres narrations référentielles. Il y a là un pacte testimonial qui est engagé entre deux instances du témoin : celui qui vit et celui qui écrit :

‘« Il y aurait d’un côté, celui qui vit ; de l’autre celui qui écrit. Entre eux s’établit comme une alliance (un « testament »), alliance par laquelle se trouvent affirmés à la fois l’antagonisme et la complicité de deux données logiquement irréductibles l’une par rapport à l’autre : l’expérience du « réel » et l’expression du « réel ». Le contrat décisif n’est plus alors passé entre auteur et lecteur (ce dernier « enregistrant » une opération dans laquelle il n’entre qu’afin de la valider) mais entre deux figures dédoublées du sujet engagées dans une expérience littéraire dont l’exigence n’est plus de véracité (transcription d’une « réalité » attestable) mais de fidélité à un impossible qui demande cependant d’être dit. (…) Le témoignage suppose un contrat implicitement établi entre celui qui a vécu et celui qui a vu. Le premier offre au second la matière nue de sa vie. Le second offre en retour au premier la parole. » 26

La fidélité à « un impossible qui demande d’être dit » est ouverte à toute l’étendue démesurée des possibles de l’écriture. Il est question de voir ici comment Ben Jelloun remplit le contrat testimonial en choisissant de rapporter la parole de l’autre.

Chaque insertion de la parole des immigrés répond à une nécessité rhétorique précise (illustrer, convaincre, ratifier) mais prises dans leur ensemble elles constituent le témoignage sans témoin, le témoignage premier sur lequel se greffe le deuxième témoignage de Ben Jelloun, lui aussi « homme acculé à livrer son discours, n’en pouvant plus de souffrir la misère » (17). Cette misère des autres est devenue la sienne, la misère de la parole face au réel indicible, misère du terstis, constitutivement (dans son corps, physique et social, qui n’est pas le corps de l’autre) impuissant devant la tâche de la faire comprendre à la société où elle s’origine. Le rôle de thérapeute le place en effet du côté de la société d’accueil, le force à être l’observateur neutre qu’il ne peut pas être. Ainsi, par degrés différents de témoignages, Ben Jelloun est le plus convaincant là où la rhétorique insiste le moins, ou tout au moins d’une manière plus indirecte. Son témoignage d’impuissance en tant qu’écrivain (qui met à jour le déchirement entre le thérapeute et l’homme) est le seul où l’attestation semble livrée à l’état pur. Mais ce n’est qu’illusion puisque cette intention n’est pas déclarée et que, vue dans la perspective du reste de l’œuvre, cette intermédiation ne fait que montrer encore un tiers, et qu’elle est la source du dédoublement irréductible qui hante toute la production de l’auteur et en définit le caractère constitutif.

Notes
24.

Amar, Ruth, op. cit., p. 42.

25.

« La prise de la parole, l’initiative du discours (même si elle est provoquée) est un manifeste politique, une réelle contestation de l’immuable. Dans un contexte où la parole est chose courante, le silence peut être une prise de position. Mais dans le contexte précis où la parole n’est jamais donnée, le silence perd de sa qualité. », Harrouda, op. cit., p. 184. Cf. supra : II, 2.4. « L’écrivain public errant ».

26.

Forest, Philippe, « Notes à la suite de Giorgio Agamben sur la question du témoignage littéraire : pacte autobiographique et pacte testimonial », in : Littératures sous contrat, Emmanuel Bouju (dir.), Cahiers du groupe Φ, Rennes, 2002, p. 215 et 217. Sur la question des conséquences sur le lecteur, nous n’adhérons pas complètement à la position de Forest. Comme nous l’avons déjà précisé, le lecteur qui reçoit le témoignage ne se limite pas à « enregistrer » : son rôle actif intervient dans la mesure où le témoignage présuppose dans son contrat testimonial avec le lecteur un passage de témoin qui le rend témoin à son tour.