La matière de départ du récit est la parole souffrante des immigrés. Matière vulnérable, source cependant du discours d’où descendent tous les autres ; que savons nous quant à la véracité de cette parole, au comment elle a été transformée par l’auteur, à ce qui s’en est allé, perdu dans la traduction, et aux critères qui ont fait choisir un fragment plutôt qu’un autre ? Ben Jelloun ne fait en effet aucune allusion à la technique de retranscription des « entretiens périodiques » qu’il a eus « avec les consultants maghrébins dans un centre de médecine psychosomatique » (23). Il affirme cependant : « la parole que je rapporte, j’en garantis l’authenticité » (13). Même quand la reconstruction du récit de souffrance est reconnue dans la première personne du narrateur, l’attestation de la véridicité de la parole rapportée est construite uniquement sur l’expérience personnelle d’écoute et sur sa subjectivité. Voici comment il la formule dans le « récit-type » où la reconstruction des récits des consultants est ostensiblement le fruit de la réélaboration de l’auteur :
« Faisant appel à mon intuition en même temps qu’aux bribes de discours qui me restent de ce que j’ai entendu pendant plus de deux ans, je peux essayer de décrire les sentiments, les pensées et les impressions de l’impuissant nord-africain en France. (…) Aucune idée, voire aucune phrase, n’y sont inventées. » (140,143)
Cette attitude se différencie de la « norme » sociologique et même de celle d’autres textes testimoniaux qui rapportent la parole d’autrui. Le traitement de la parole rapportée est toujours un point délicat du récit testimonial et représente le lieu où il s’expose le plus à la critique. Critique littéraire et co-auteur d’un recueil de témoignages oraux où elle s’est mesurée à la difficulté de ce passage d’état de la parole, Anne Roche soulève des réserves envers les textes qui « occultent » les procédés de métamorphose 27 . Elle se réfère ici à un texte de sociologie de Pierre Bourdieu 28 :
‘« La Misère du monde, livre passionnant, bourré d’histoires de vie fortes et toutes instructives, me semble avoir néanmoins un défaut majeur : avoir occulté les protocoles, qu’il s’agisse du recueil des paroles des témoins, de leur analyse, ou du « toilettage » dont ces paroles ont été l’objet. En ce qui concerne le recueil des témoignages, les procédures sont aléatoires, diverses selon l’enquêteur, parfois inductives, parfois d’une participation frôlant l’empathie, ce qui ne favorise pas l’attitude critique (du chercheur, du lecteur), ou simplement l’analyse. Quant à la transcription des témoignages, où on s’approche du littéraire, c’est-à-dire de la représentation de la parole dans l’écrit, il était certes exclu de procéder à une transcription brute, littérale, qui serait à la limite de l’illisible ; le transcripteur fait donc une « traduction », un « toilettage », pour ne pas dévaluer la parole de la personne interrogée. Ce « toilettage » est sans doute incontournable, mais alors il est indispensable de montrer précisément comment on « toilette » (rétablissement de la négation NE presque toujours élidée à l’oral, rétablissement des syllabes élidées, etc.) ce qui poserait entre autres la question de la norme. » 29 ’Dans LPHS il ne nous est pas donné de savoir comment le « toilettage » de l’oral s’est effectué, quel type de sélection a été privilégié, quel critère de traduction a été suivi. Sans pouvoir nous poser en juges (ce qui surtout nous éloignerait de la tâche principale dans laquelle nous nous reconnaissons : celle de questionner les textes) comment lire les absences et les manques d’explicitation de l’auteur en matière de transcription ? Que signifient-ils ? Le « défaut majeur », soulevé par Roche, peut se révéler riche de signifiés.
L’auteur prend complètement en charge la parole du migrant en assumant la responsabilité de la composition du message (par des choix formels, comme le degré d’oralité à faire passer dans l’écrit, ou de contenu) mais aussi celle d’un abus de pouvoir sur les mots « de ceux qui n’ont pas accès à la parole ».
« Il [ce texte] est composé d’un ensemble de plusieurs discours ; mon seul apport réside dans la transcription, la traduction et la composition du texte » (143)
L’explication qu’il donne au sujet de la réélaboration pratiquée est éclairante cependant quant à une pratique d’écriture générale de l’auteur 30 , à la lumière de laquelle ce texte bascule loin de l’objectivité scientifique et d’une norme généralisable. C’est cette dernière en particulier qui est mise en crise par le principe de subjectivité dont l’auteur se réclame dans la présentation :
« La parole que je rapporte, j’en garantis l’authenticité. (…) C’est parce que j’étais impliqué que je revendique pour ce travail le droit à la subjectivité, le droit à la différence » (13)
Les trois activités de « transcription », « traduction » et « composition » relèvent moins d’une démarche scientifique que du travail de l’écrivain-témoin tel que Ben Jelloun l’a défini au long de son œuvre. Nous avons déjà insisté sur le lieu problématique que la traduction, en particulier, représente pour l’écrivain maghrébin : il y a là un indicible fondamental pour le témoin en position de tiers. Il ne s’agit pas uniquement de la traduction de l’oral à l’écrit mais aussi de l’arabe au français. C’est là que se cache l’indicible pour le témoin Ben Jelloun. Si en effet l’indicible pour le travailleur maghrébin se situe au niveau de l’expression de la souffrance, pour le terstis il se trouve dans le lieu où son rôle est mis à nu : la langue. Nous pouvons lire ce silence comme un refoulé, comme quelque chose qui reste secret, mais aussi comme le lieu de la fabulation, qui dans L’écrivain public sera avoué par le scribe qui incarne le dédoublement de l’écrivain. Ce refoulé laisse l’auteur dans l’ambiguïté du rôle même dont il se réclame. Ce non dit sur le traitement de la parole du consultant amène à l’appréhender dans la manipulation de l’auteur, qui ne porte pas de préjugées quant à sa véracité mais laisse entendre une dose d’invention qui a lieu dans la traduction (de l’arabe au français, de l’oral à l’écrit, et comme on le verra d’un contexte à un autre). Cet oubli de la part de l’auteur n’est-il pas aussi le moyen de rebondir du sens d’impuissance qui accable le témoin et sans lequel le récit ne serait pas possible ?
Roche, Anne et Taranger, Marie Claude, Celles qui n’ont pas écrit, Edisud, Aix-en-Provence, 1995.
Bourdieu, Pierre (sous la dir. de), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Roche, Anne, « Sources orales, écritures ordinaires et littérature », communication au colloque S.E.L.F., (Société d’études de la littérature française du XXe siècle), « Littérature et sociologie », Bordeaux, 24-26 novembre 2004. Les actes n’ayant pas encore paru, nous citons par aimable concession de l’auteur.
Cf. supra : II, 2.4. « L’écrivain public errant ».